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La question demeure alors de savoir quel autre l'on voudrait devenir. Une fois que nous avons conscience, non seulement de la nature éphémère de la vie et des institutions, mais aussi de la souffrance qui persiste dans la vie, et qui est en fait une conséquence directe des pouvoirs institutionnels actuels, que faire ? Quelle peut être notre fonction ? Frappé par l’étendu de la souffrance qu’il ne cesse de rencontrer en plein centre ville, Vasset nous raconte :

Brusquement, je ne voyais plus que les ballots de vêtements accrochés aux arbres près de la gare de l’Est, les abris aménagés le long de la Seine dans les locaux inusités de la brigade fluviale et les huttes de cartons construites sur l’accotement du périphérique, porte de Bagnolet256.

254 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 204. « Almost Place: walking a motorway just before it is opened. »

255Ibid., p. 154. [D'abord, choisissez un site qui représente où vous vous situez à présent (en tant que personne, que militant, que marcheur, n'importe). Puis choisissez un deuxième site qui représente la personne, le citoyen, etc. que vous voulez être. Créez une performance ou une déambulation qui lie le premier site au deuxième. Regardez dans l'une des plaques de verre éclaté d'un rétroviseur de voiture sur le bord de la route]

Le reste du livre essaie de s’occuper de cette prise de conscience d’abord en la communiquant, car une suite d’actions collectives sera nécessaire pour traiter de tels problèmes urbains. La prise de conscience peut s’effectuer par procuration à travers le medium littéraire comme directement à travers le parcours esthétique, mais lorsqu’on parle de la manière selon laquelle elle se fait : « [c]ela se passait toujours de la même façon : d’abord, je ne voyais rien, j’avançais dans les ronces et les hautes herbes, puis, d’un coup, je me tenais devant l’entrée d’une tente ou butais contre une cloison de

tôle257. » Pour arriver à un tel changement de perspective, le parcours esthétique a

l’avantage de favoriser l’expérience directe de l’espace, et nous permet de répondre à l’actualité du terrain traversé, alors que le medium littéraire engage une autre sorte de participation moins sportive et moins risquée mais tout autant propice à l’ouverture d’esprit.

En ce qui concerne les locaux du parcours esthétique, il ne faut pas seulement dire que l’espace où l’on peut remarquer la souffrance en ville se limite au terrain vague. En regardant bien les aspects qui semblent être les plus banals de notre quotidien, nous pouvons trouver d’autres espaces cachés d’exploitation et de rejet. Dans un système pareil, les bénéfices se font toujours sur le dos de quelqu’un d’autre, mais la personne exploitée ne se situe pas toujours géographiquement dans la même zone que les fruits de son travail. Dans Mythogeography, le personnage de Norma Nomad nous relate sa pratique d’un parcours esthétique visant à exposer certains de ces processus d’exploitation qui demeurent trop souvent occultés par la séparation géographique et la désinformation en comblant cette distance et ce manque de franchise :

And we want to walk more in relation to real people rather than the living dead, so a lot of the real walks are to refugee camps and immigrant detention centers and we walk the routes where we know cheap labour/slave labour goods get tramnsported [sic] and right into the shops. We go on ‘shoping [sic] expeditions’ where we track these goods down and we take in pictures of the workers and introduce them to the staff at the shops and the other customers and then they throwe [sic] us out. “How can u [sic] throw out pictures of your own workers258?”

257Ibid., p. 44.

258 Smith, Mythogeography, op. cit., p.156. [Et nous voulons marcher plus en relation avec de vraies personnes plutôt que les morts-vivants, alors beaucoup de vraies déambulations vont vers des campements de réfugiés et des centres de détention d’immigrés et nous marchons sur les routes où nous savons que les produits du travail pas cher/issu de l’esclavage sont transportés et jusque dans les magasins. Nous faisons des ‘expéditions shopping’ où nous suivons ces produits et nous emmenons des photos des ouvriers et nous les présentons aux employés des magasins et aux autres clients et puis ils nous virent du magasin. ‘Comment pouvez-vous virer des photos de vos propres

Ce n’est pas seulement parler de l’exploitation qui est un acte radical, car les paroles se perdent facilement dans le flux de l’information toujours grandissant, et elles terminent souvent inefficaces ou noyées. Vasset reconnaît cela lorsqu’il les assimile aux

« déchets259. » C’est donner un visage et un nom aux personnes directement influencées

par les structures qui les exploitent, en montrant leur image aux participants qui se trouvent en fin de chaîne du système d’exploitation, comme décrit Norma Nomad, qui a des chances de faire basculer les idées et les consciences. C’est pour cela qu’elle nous dit que, à chaque fois que cette action particulière est entreprise, les personnes qui parcourent se voient sommairement éjectées de l’espace cible. La mise en relation des acheteurs avec les ouvriers exploités qui produisent les produits qu’ils achètent est un acte de médiation qui vise à encourager la considération de la chaîne de production et des inégalités et des exploitations qu’elle peut impliquer. C’est également un moyen de mettre en lumière la provenance de ces produits et leur effet sur les vies humaines et la planète, de manière plus générale. En comblant cette séparation, l’acheteur a le pouvoir, par la suite, non seulement de repenser ses actes de consommateur, mais également de voir dans quel mesure il se trouve, lui aussi, dans une situation d’exploitation dans le travail. Ce genre de prise de conscience sert à dépasser la pensée guerrière qui alimente souvent les conflits inhérents au capitalisme, tout en assurant une demande cyclique de destruction et de reconstruction nécessitant une production toujours croissante de biens. En reconstituant ces liens rompus, la forme du parcours esthétique décrite par Norma Nomad rompt ce cycle : il minimise l’importance de la séparation géographique et préfère rapprocher les participants selon une connexion humaine partagée, exposant ainsi la question de la fonction guerrière de l’exploitation et de la séparation, et ouvrant un espace éphémère et inattendu de discussion critique.

Nous avons montré ici comment le parcours esthétique peut déconstruire la pensée utilitaire capitaliste d’une manière encore plus profonde que la marche strictement anti-utilitaire, car ce qui est mis en question n’est plus le fait d’être utile ou pas, mais la définition même de ce qui nous est utile. D’ailleurs, la question se pose de quelles personnes devraient être à la racine des décisions concernant l’utilité, et vu la tendance actuelle qui fait que les personnes les plus influencées par ces décisions ont bien moins d’influence sur elles que celles qui en profitent, une reprise de pouvoir par la

ouvriers ?’] 259 Voir le 1.2.2.

réinvention citoyenne de l’espace urbain (et de l’espace en général) devient de plus en plus pressante. Pour aller dans ce sens, nous pouvons cultiver la pratique du parcours esthétique comme un dispositif de l’ouverture des plateformes éphémères de discussion critique concernant des enjeux urbains, dont l’inégalité et l’exploitation ne sont que deux exemples.

3.3 Le Spectacle et le parcours esthétique

Le parcours esthétique prône l’auto-construction de nos propres espaces, et par l’aménagement autour de l’usage, et par l’écriture de nos propres récits. Cependant, d’une manière progressive, nous nous retrouvons pris au piège d’un autre récit, celui de la marchandisation, dont les images se projettent sur une grande partie des surfaces disponibles dans la ville, et qui se renforce de façon auditive avec les publicités audio- visuelles. En plein vacarme multi-média, au lieu de se concentrer sur la compréhension de l’autre, l’éducation et le partage qui auraient tendance à faire avancer le genre humain dans son histoire collective, on serait tenté, en tant qu’individu aliéné, de courir après la dernière tendance, de pousser une autre personne dans la queue afin de s’emparer de la dernière paire de Nikes en édition spéciale. Guy Debord traite du moteur qui sous-tend ce phénomène, qu’il nomme « le Spectacle, » lorsqu’il dit que « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes,

médiatisé par des images260. » S’il n’est pas un imaginaire en lui-même, le Spectacle

s’appuie sur un ou des imaginaire(s) afin d’influencer le comportement relationnel. Le parcours esthétique est une pratique enracinée partiellement dans la psychogéographie proposée par l’Internationale Lettriste, à laquelle Debord participait, et pour cette raison ce mode de (s’é)mouvoir tend à s’opposer au Spectacle : il implique parfois certains choix de perspective et certaines méthodes qui vont à l'encontre des mouvements généralement acceptés par la société normative et de consommation. Ce faisant, il révèle des inconsistances dans le maillage de la ville, dont l'apparence reste néanmoins continue. Le parcours esthétique identifie et met en valeur ces différences avec l’aide du medium littéraire, mais non sans difficultés. Les convictions engagées qui définissaient le parcours esthétique au cours de son développement resurgissent dans les pratiques actuelles, mais les pratiques elles-mêmes ne cessent d'être récupérées

260 Debord, Guy, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1992. Paris, Éditions Buchet- Chastel, 1967. p. 16.

par des personnes et par des organismes qui, bien qu'ils se servent de leur côté esthétique et ludique, neutralisent parfois leur capacité politique afin de les appliquer à des fins économiques, c’est-à-dire à la promotion d'une marque ou d'une tendance. Dans ce chapitre, nous verrons l’approche du Spectacle urbain selon Vasset et Smith, ce qui nous mènera à une analyse des perspectives de ces auteurs face aux enjeux rencontrés, ainsi qu'à une ouverture à la situation politique actuelle du parcours esthétique. Ensuite nous examinerons leur avis sur la marchandisation de l’espace urbain et du parcours, notamment par la récupération commerciale de la psychogéographie. Enfin nous enquêterons sur les réponses qu’ils proposent à travers le parcours esthétique, réponses qui viseraient à redéfinir les conditions de notre existence dans l’espace urbain par la réécriture du récit collectif.