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Le lecteur ne reçoit pas par transmission télépathique un texte (ou, s’il le fait, ce n’est pas lire). Lire nécessite une activité visuelle et/ou tactile, attentionnelle et cognitive de sa part. Le lecteur doit avoir un rapport sensuel avec le monde extérieur afin d’ingérer sa lecture à travers sa perception, et c’est en partie en raison de cette mise en jeu de certaines composants médiologiques que la manière dont un ouvrage se présente mérite d’être considérée. Mais c’est aussi parce que, dans beaucoup de cas, l’auteur, la maison d’édition et l’imprimerie ne font pas leur ‘cuisine’ n’importe comment : ils prennent aussi en compte des composants médiatiques. Les ingrédients des polices, des espacements et des retraits, de la pagination, voire du choix d’encre et de papier se manifestent en fonction de choix faits plus ou moins délibérément par ces entités selon les limites matérielles conventionnelles du medium typographico- livresque, et surtout selon les contraintes des machines d’impression existantes (du techno-medium). Les projections économiques concernant la vente (socio-medium) figurent également dans la fabrication des ‘plats’. Une publication peut être à notre goût ou pas, mais le travail des acteurs énonciateurs-scénaristes du texte plus le travail des acteurs récepteurs-interprètes du texte égalent toujours l’acte de lire. En ce qui concerne cet étrange objet intermédiaire, nous voudrions rappeler que selon Deleuze et Guattari, dans l’introduction de Mille Plateaux, « [i]l n’y a pas de différence entre ce

dont un livre parle et la manière dont il est fait157. » À ce propos nous aimerions ajouter

l’affirmation ‘matériellement.’ C’est donc sous cet angle que nous proposons d’aborder l’agencement, la typographie et le choix de matériaux concernant Un livre blanc de

157 Deleuze, Gilles et Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schozophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 10. Ce qui rappelle McLuhan, « The message is the medium. »

Philippe Vasset et Mythogeography de Phil Smith. Afin de compléter ce projet dans le cadre de ce mémoire de Master, nous avons choisi un échantillon physique de chaque livre pour chaque membre du jury, afin de permettre l’expérience qui correspond à nos propos. Les pages fournies seront les suivantes : pour Mythogeography la 17-18, la 187-

188 et la 219-220 ; pour Un livre blanc la 45-46, la 69-70 et la 105-106158. Nous vous

prions par avance d’accepter que nous avions l’accès privilégié à seulement un exemplaire de chaque ouvrage, et que dans ce mémoire, par la suite, les contenus des pages fournies aux jurés seront dépourvues, par principe, de toute analyse de notre part. Les pages arrachées deviendront quelques uns des espaces blancs du corpus de ce mémoire, laissant place à d’autres possibilités au sein des ouvrages et de la pensée.

En ce qui concerne leurs aspects matériels, ces livres diffèrent considérablement. Le livre de Philippe Vasset se présente dans un format poche : il mesure à peu près 18,5 cm de large et 12 cm de long, avec une épaisseur d’approximativement 1 cm. Cette taille fait en sorte qu’il peut facilement être transporté. La couverture du livre est toute blanche, avec un simple lettrage noir indiquant le nom de l’auteur, le titre et la maison d’édition d’un côté ; un résumé, un code-barre, le prix et l’équipe de conception graphique de l’autre. Cette conception simple de noir sur blanc accompagne le titre d’Un livre blanc tout en le niant dès le départ. Cependant, le livre est vendu vêtu d’une jaquette comportant une photographie panoramique d’un terrain délaissé, avec des informations similaires, mais ne correspondant pas exactement à la couverture d’en- dessous. Cela pourrait faire référence au projet du livre qui prend pour but de regarder en-dessous des espaces délaissés, afin de recenser les enjeux et les occasions qui y surgissent159.

En ce qui concerne la couverture de Mythogeography, le livre est d’un format de 17 cm par 24,5 cm avec une épaisseur d’un peu plus de 1 cm. La première de couverture comporte le titre et le sous-titre du livre. Le tout est écrit sur un fond photographique représentant ce qui semble être une porte fissurée, sur laquelle a été imprimée une partie de visage. On peut distinguer un œil, ce qui rime bien avec la notion du regard

158 Voir l’annexe de l’exemplaire matériel du mémoire pour accéder à l’échantillon.

159 Selon le dictionnaire Larousse, consulté le 4 avril 2017 à l’URL suivant : « http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/livre/47531/locution?q=livre+blanc#181150 », un « livre blanc » est « un recueil de documents sur un problème déterminé, publié par un gouvernement, un organisme ». Pourtant, Un livre blanc de Philippe Vasset ne prétend pas à une appartenance officielle à un gouvernement en particulier, ni à un organisme formel, faisant seulement quelques références à un regroupement plus tardif autour de la géographie parallèle.

que nous avons abordée dans le premier chapitre de ce mémoire. D’ailleurs, il y a une boucle en métal sur la porte, et dans la boucle s’insère un cadenas, lui aussi en métal. Sur la quatrième de couverture figure un extrait descriptif du livre, ainsi qu’un code barre et son prix en livres. On trouve également des références à la maison d’édition, et les coordonnées du site web www.mythogeography.com. Le tout est également disposé sur un fond photographique, représentant peut-être l’ombre étrange et difforme de ce qui semble être une barrière. Curieusement, le nom de l’auteur ne figure pas dans les informations présentes sur la couverture.

À l’intérieur d’Un livre blanc, il y a entre 70 et 80 feuilles de papier, dont la plupart comportent des traces d’encres, principalement de couleur noire, mais aussi, parfois, rose, bleue foncée, bleue claire, rouge, verte, orange et grise, qui apparaissent là où sont imprimés des extraits de cartes. Le papier, comme il est précisé à la page 139, provient de « fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issus de forêts qui adoptent un système d’aménagement durable», attestant ainsi une conscience écologique de la part des acteurs-énonciateurs. Le papier est blanc, mat et rigide, et l’encre est noire et également mate. Il n’y a pas de spécifications textuelles en ce qui concerne la provenance de l’encre. La reliure du livre perd sa prise sur les pages au fil du temps, et ces dernières se détachent progressivement, à force d’être tournées. Pour cette raison, arracher des pages pour l’échantillon (en annexe de l’exemplaire matériel) a été une tâche assez simple et nette.

À l’intérieur de Mythogeography, il y a 128 pages de papier fin, lisse et brillant qui présentent une grande variété de couleurs, notamment par le biais de texte et des photographies, parsemées de part et d’autre de l’ouvrage. Il a une sorte de qualité plastique au toucher, qui peut déplaire à certaines personnes, mais qui s’avère pratique pour son transport et son usage de guide pour la marche, même en cas d’intempéries. Les détails de l’impression et de la provenance des matériaux ne sont pas précisés, et la reliure tient très bien, ce qui a fait que les échantillons arrachés de ce livre sont irrégulièrement déchirés.

En ce qui concerne la typographie d’Un livre blanc, la chemise et la couverture comportent plusieurs polices distinguables, alors que l’intérieur du texte est composé en grande partie d’une même police dans ses expressions standard et italique. Il y a également du texte sur les extraits cartographiques, qui ajoutent une assez grande

variété de styles typographiques au livre tout en se resserrant dans le contexte

spécifique de la carte. Au contraire, la plupart de la typographie de Mythogeography,

couverture incluse, est dans une seule et même police dans ses expressions standard et italique. Pourtant, certaines parties de l’ouvrage changent entièrement de style typographique, ce qui correspond le plus souvent à un changement de ‘personnage.’ En effet, même à l’intérieur du livre, on ne saura guère le nom de son auteur, qui a voulu prétendre à une mise en scène de personnages différents sans affirmer ou nier leurs existences réelles. S’ajoutent à cela les photographies de tracts imprimés et d’extraits de manuscrit.

Le texte standard d’Un livre blanc est justifié sur la page, avec une alinéa de 0,5 cm au début de chaque paragraphe. Le texte italique se justifie sur le droit de la page, aménageant un bord irrégulier à gauche. Il y a également un exemple cité dont l’alinéa augmente. Les extraits des cartes sont toutes de la même taille, mais l’échelle ne reste pas stable. De son côté, le texte de Mythogeography, de manière générale, est justifié à gauche et non-justifié sur la page, avec une marge de 5 cm au début de la grande partie de ses pages, et de 0,5 cm entre ses paragraphes, ce qui produit un effet irrégulier à droite de la page. En dépit de son apparence hétéroclite de base, ces conventions tendent à être respectées pendant tout le long du texte, et seules les photographies, les symboles pictographiques et les notes de bas de page ont tendance à déborder. Il est intéressant de noter que ce livre affiche dès les pages 12 et 13 le système de notation de bas de page en cinq niveaux, ainsi qu’un index de symboles qui illustrent des concepts spécifiés dans cette première clé.

En bref, chacun de ces objets littéraires a sa propre organisation et son propre style, et un rapprochement matériel se fait très difficilement à leur égard. Leurs différences sont liées à leurs approches : l’aspect matériel d’Un livre blanc est plus soigné et l’attention à ses matériaux en fait un joli livre de bibliothèque, alors que Mythogeography, avec son apparence moins agréable mais plus résistante, semble avoir été réalisé pour être embarqué avec la personne qui parcourt pendant ses déambulations. En dépit de sa taille compacte, le livre de Vasset n’est pas assez résistant pour être destiné à la lecture en situation d’exploration urbaine, alors que celui de Smith se nomme guide à la marche, et doit donc être consultable en situation de marche. Avec un tel contraste matériel dans leurs approches, comment pourrions-

nous comparer ces deux ouvrages ? Afin de combler cette divergence, il vaut mieux prêter attention à leurs contenus, qui se croisent sur plusieurs plans. L’un de ces carrefours se trouve dans leurs rapports à l’image et à la carte, nous allons donc, par la suite, examiner les représentations picturales et cartographiques au sein des ouvrages en conjonction avec les commentaires des auteurs sur la notion de carte.