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Cependant, il est également possible de considérer les espaces blancs dans leur qualité polyfonctionnelle ou sauvage, en opposition à l’espace fonctionnel ; ce sont des lieux d’habitation et de rencontre, des terrains de paintball, des galeries de graffitis en plein air, des vestiges historiques de l'industrie, etc. Pour décrire de façon plus pointue et localisée la diversité polyfonctionnelle présente dans les espaces blancs, plutôt que de parler d’hétérotopies, nous pourrions peut-être parler d'assemblages, surtout tels qu'ils sont présentés dans The Mushroom at the End of the World [Le champignon à la fin du monde] d'Anna Lowenhaupt Tsing. Selon Tsing, « [l]es assemblages sont des rassemblements ouverts. Ils nous permettent de poser des questions sur les effets

communautaires sans les assumer248. » Par sa forme ouverte, l'assemblage arrive à

échapper à l'emprise de l'utilitarisme. Tout comme le parcours esthétique, l'assemblage a une qualité de mouvement perpétuel et banal qui assure son existence en dehors du fonctionnalisme. D'ailleurs, dans les assemblages, rien n'est imposé hiérarchiquement, et tout se développe en réseau. Ce sont des sites parallèles qui, tout en cultivant une mise en relation alternative, révèlent le fonctionnement du système duquel ils ne peuvent pas se soustraire totalement, avec lequel ils gardent un lien : « Des motifs de coordination non intentionnelle se développent dans les assemblages… » écrit Tsing, mais « [l]es assemblages ne peuvent pas se cacher du capital et de l'État ; ce sont des sites pour regarder comment fonctionne l'économie politique.249 » En plus de nous

rappeler certains espaces blancs tels qu'ils sont décrits dans l'ouvrage de Vasset, la

246 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 35. 247Foucault, op. cit.

248 Tsing, Anna Lowenhaupt, The Mushroom at the End of the World : On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2015, Version epub, p. 38. « Assemblages are open-ended gatherings. They allow us to ask about communal effects without assuming them. »

249Ibid., p. 39. « Patterns of unintentional coordination develop in assemblages… Assemblages cannot hide from capital and the state ; they are sites for watching how political economy works. »

forme des assemblages ressemble en quelque sorte à la pratique du parcours esthétique traitée par Smith, où un rassemblement de pratiques diverses convergent et se mélangent selon les choix de la personne ou des personnes qui parcour(en)t, d'une façon consciente. La personne qui déambule en ville ne se soustrait pas réellement à l'emprise de l'État ou du capital, mais elle observe leurs flux ainsi que les brèches dans leur patine afin d'y faire surgir de nouvelles possibilités. Comme expérience, dans l’extrait suivant, l'on pourrait remplacer le mot « assemblage » soit par « espace blanc » soit par « parcours esthétique » avec des résultats tout à fait intéressants :

to appreciate the assemblage, one must attend to its separate ways of being at the same time as watching how they come together in sporadic but consequential coordinations. Furthermore, in contrast to the predictability of a written piece of music that can be repeated over and over, the polyphony of the assemblage shifts as conditions change 250.

Vasset met en avant la sensibilité et l'adaptabilité de ces ambiances éphémères au cours de son ouvrage. Il fait cela non seulement à travers la réorientation continue de son projet, mais également à travers la description des sites : « Les sites que je visitais, » écrit-il, « étaient instables, en proie, comme un front de nuages, à une agitation perpétuelle : tout restait fuyant, à peine entrevu et, bien qu'immobile, j'étais

chaque fois saisi par le satori du transit qui dérobe le monde251. » En fait, les sites

sensibles sont une préoccupation pour Vasset comme pour Smith. Comme nous l’avons vu dans le 2.2.2, Vasset s'étonne de la qualité éphémère des descriptions cartographiques dans deux sens différents. D'un côté, il s’interroge sur le manque physique de certains sites représentés sur les cartes : « Phénomène inverse des zones

blanches, certaines constructions représentées sur les cartes n'existent déjà plus252 ; »

et de l'autre, il répond aux changements qui ne sont pas encore cartographiés : « C'était chaque fois étrange de me promener sur ces sites complètement reconstruits qui, dans

mon esprit et sur la carte, n'existaient pas vraiment253. » Smith aussi joue sur la non-

permanence dans Mythogeography en travaillant sur les possibilités variées des endroits qui ne fonctionnent pas encore en les traversant. « Presqu'espaces (Almost

250Ibid., p. 173. [pour apprécier l'assemblage, il faut faire attention à ses manières séparées d'être et regarder en même temps comment elles se réunissent dans des coordinations sporadiques mais conséquentes. En outre, contrairement au caractère prévisible d'un morceau de musique écrit qui peut être répété en boucle, la polyphonie de l'assemblage se déplace en fonction du changement de ses conditions]

251 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 61. 252Ibid., p. 60.

Places) : marcher sur une autoroute juste avant son ouverture254. » D’ailleurs, la nature

fuyante des aménagements dans l'espace qui nous entoure a d'intéressantes implications en ce qui concerne les parallèles qui peuvent être faits avec la vie humaine, qui est, elle même, en métamorphose constante. Smith emploie cette métaphore lorsqu'il décrit l'une des ses activités :

First choose a site that represents where you are now (as a person, as an activist, as a walker, whatever). Then choose a second site that represents the person, citizen, etc. that you want to be. Create a performance or a walk that moves from the first site to the second. Peer into one of those roadside pools of shattered glass from a car's wing mirror255.

L’éphémère est un concept important pour le parcours esthétique, qui tend à le révéler dans l'espace. Mais, par extension, une réflexion sur la non-permanence des aménagements de l'espace, de la traversée et de la vie humaine peut signaler une non- permanence similaire des institutions, des États et des systèmes d'organisation de la société qui les produisent. À travers la reconnaissance de la qualité éphémère des espaces par la pratique du parcours esthétique, ce qui commence par l'identification et le positionnement sur le spectre utilitaire-anti-utilitaire atteint une signification politique bien plus vaste, qui met en avant non seulement la possibilité, mais l'arrivée inéluctable du devenir autre.