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Selon les idées présentées par Badir, toute configuration médiologique s’ouvre à l’évolution vers une autre et vers la considération de la production originale en tant

qu’objet194, et dans le cas du parcours esthétique, son objectivation se fait à travers la

littérature, qui réussit à capter une partie des idées proposées par la pratique du medium original. Écrire un texte qui propose une relation d’équivalence avec le parcours esthétique n’est pas évident, car chaque déambulation détient un caractère spécifique, qui se lie parfois difficilement avec les autres déambulations. La solution que propose Vasset pour combler la fragmentation inhérente au parcours esthétique dans sa transposition vers le medium littéraire est de rassembler son livre autour du thème des espaces blancs. Pourtant, même la rédaction autour de ces espaces reste difficile, et la sensibilité de l’auteur à leur caractère instable laisse un empreinte sur le texte : « Mon texte devait rester incomplet, parcellaire, » dit Vasset, « fidèle à

l’indécision de ces scènes où le foisonnement des lignes ne formait aucun dessin195. »

C’est ainsi que, même en dehors de la configuration médiologique originale, la même question de la fragmentation se pose, en lien avec la pratique du parcours esthétique comme avec les espaces blancs dont traite l’ouvrage de Vasset. Mythogeography, à son tour, aborde la notion de la fragmentation en lien avec la pratique du parcours esthétique comme avec le paysage à l’approche d’une ville :

There was a moment up there, on his final route of descent, loose shifting scree tugging at his knees. He had passed beneath a huge wall of rock a hundred feet high. At its base was an utter wasting and despair of boulders, remnants of the violent shattering of hugeness, a world in bits, the terror sublime, and he’d felt its actual terror and was trapped in it for a moment. It hadn’t been outside him any more, no longer intellectual or artistic. Every step 194 « Le medium, comme la figure discursive (discours, genre, thème…) qui est son pendant du côté des

valeurs, est la manifestation même de la doxa : ce qui se pense selon les formes et selon les valeurs dans lesquelles c’est pensé. Tel est le medium quand il a pris consistance : il est devenu doxique. Une des conséquences possibles de ce devenir-doxa est que le medium soit alors pris lui-même comme objet d’une nouvelle pratique émergente. » Ibid., p. 20.

down that path to make the journey had felt like a step that was destroying his legs – making his art was destroying his materials – he had not sought it, but he had found a metaphor for what he feared things were becoming196

Nous voyons ici non seulement la fragmentation physique du paysage rocheux, mais cette dissolution attaque également le marcheur, transposant la violence des roches cassées à l’intérieur de sa personne, suscitant un sentiment de terreur à travers l’échec réel de ses genoux, des éléments importants du support corporel de son « art » du parcours esthétique. En fait, cela est une trace littéraire de la considération du parcours esthétique comme art avec l’emploi du corps humain comme technique machinique ; mais, contrairement à la proposition du parcours esthétique solitaire qui s’arrête à l’émerveillement individuel de la personne qui parcourt, la captation de cet événement par sa textualisation permet une réflexion partagée à propos de cet événement solitaire. La configuration médiologique littéraire peut servir, dans ce cas, à disperser parmi les lecteurs l’objet littéraire qui contient une collection de fragments du parcours esthétique, tissés ensemble à l’aide du langage et des conventions de la narrativité ou de la discursivité. Par ailleurs, le passage par l’écrit permet une dimension réflexive sur la pratique en ce que l’écriture nous donne la possibilité d’exprimer en mots et de sauvegarder des fragments de nos expériences. Dans ce cas, l’extrait témoigne d’une correspondance entre la situation extérieure du paysage, la situation physique du genou et la situation intérieure et émotionnelle de la personne qui parcourt. C’est exactement ce genre d’alignement qui est mis en valeur par le parcours esthétique, et la forme littéraire en est une qui permet sa captation.

Encore en lien avec les préoccupations du parcours esthétique dans l’espace urbain, la plupart des faits qui se trouvent dans ces ouvrages ne partent de rien d’extraordinaire, mais demeurent enracinés dans le quotidien. Tout comme les surréalistes, les auteurs de notre corpus partent à la recherche du merveilleux lors de leurs déambulations, mais contrairement à leurs prédécesseurs, ils le trouvent, non pas en imposant une vision où ils ajoutent des éléments fantastiques et rêvés au paysage,

196 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 33. [Il y a eu un moment là-haut, pendant sa descente finale, où l’éboulis desserré et changeant faisait mal à ses genoux. Il était passé en dessous d’un énorme mur en pierre de 30 mètres de haut. À sa base était un rebut, un désespoir total de blocs de roches, des vestiges d’un éclatement violent d’immensité, un monde en morceaux, la terreur sublime, et il avait ressenti sa vraie terreur et y resta piégé dedans pendant un moment. Elle n’était plus en dehors de lui, plus intellectuelle, ni artistique. Chaque pas dans la descente de ce chemin pour faire le trajet rappelait un pas qui détruisait ses jambes – faire son art détruisait ses matériaux – il ne l’avait pas cherché, mais il avait trouvé une métaphore pour ce qu’il craignait que les choses ne fussent en train de devenir.]

mais en effectuant un détournement du regard197. C’est ainsi que, en se promenant

dans des cités « totalement dépourvues de caractéristiques remarquables », Vasset dit que :

on pouvait légitimement se demander quelles raisons me poussaient à y tourner pendant des heures, prenant des notes et esquissant de petits croquis. Pour moi, c’était comme si le tamis de la carte avait tranché dans lé vif de la ville, découvrant sa pulpe. Je n’étais pas là par hasard et pourtant, j’étais environné de scènes domestiques ne me concernant en rien : enfants jouant dans un parc, couples déchargeant leur voiture, jeunes roulant des joints sur un banc, etc. J’étais voyeur sans objet, devenu transparent : libre de tout rôle, j’observais tout ce qui venait s’encadrer dans ma mire, sans rien décrire, ni recenser (je me contentais, comme Georges Perec place Saint-Sulpice, de noter les événements les plus notables). Ces séances d’apnée urbaine pouvaient se prolonger durant de longues heures engourdies198.

Vasset croit toucher une sorte d’essence de la ville, lorsqu’il libère son regard de toute attente, se laissant glisser et dériver autour d’un quartier résidentiel. Mais contrairement à ses prédécesseurs surréalistes, qui cherchaient l’inconscient, il plane sur la surface du terrain sans imposer d’idées, il reste face à quelques scènes autrement inintéressantes de la vie quotidienne et laisse de la place pour que le merveilleux surgisse du quotidien, sans même le chercher. À cet égard, le texte de Vasset se rapproche de celui de Smith écrivant :

The first mythogeographers soon found that they were not alone, but had become part of a shaky matrix of explorers and walkers ; too incoherent to be a community, too liquifacted to tolerate definitions for very long, too porous to be directors of their own floating islands, but wardens of an idea and of a landscape unabashed by its own illogic. They were fuelled by a self-belief – in the quotidian re-making of space. This is where ‘mis-guidance’ came in… for with mis-guidance the everyday is provoked to ‘do the business’, to carry through what it is always starting – the making of space into trajectories – slipping neatly between the clash of civilisations and the stream of products. Mis-guidance (with its mis-guided tours and various provocations) sites itself somewhere between Britain’s Most Haunted and The Dematerialisation of the Art Object. Rather than mythogeographers performing in the city, the move to mythogeography via mis-guidance is the move to provoking the city to do the performing itself199.

197 Voir le Chapitre 1 de ce mémoire pour plus de détails. 198 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 63-64.

199 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 112-113. [Les premiers mythogéographes ont bientôt trouvé qu’ils n’étaient pas seuls, mais qu’ils étaient devenus partie d’une matrice bancale d’explorateurs et de marcheurs ; trop incohérents pour être un communauté, trop liquéfiés pour tolérer des définitions pas trop durables, trop poreux pour être les directeurs de leurs propres îles flottantes, mais gardiens d’une idée et d’un paysage nullement décontenancé face à son propre illogisme. Ils étaient alimentés par une croyance en soi – en la re-fabrication quotidienne de l’espace. C’est là où la ‘mé- guidance’ est survenue… car avec la ‘mé-guidance’ le quotidien se voit contraint de ‘faire l’affaire’, d’achever ce qu’il ne cesse de commencer – la transformation de l’espace en trajectoires – glissant nettement entre le choc des civilisations et le courant de produits. La mé-guidance (avec son tourisme mé-guidé et ses provocations variées) se situe quelque part entre Britain’s Most Haunted et La Dématérialisation de l’Objet d’Art. Plutôt que les mythogéographes qui passent à l’acte en ville, le mouvement vers la mythogéographie via la mé-guidance est le mouvement qui provoque la ville à passer elle-même à l’action.]

Car pour Smith, la « performance » n’est pas ce que fait la personne qui parcourt : c’est ce que fait l’espace habituellement, au quotidien, lorsqu’on s’entraîne à le voir d’une manière inhabituelle, une forme de l’art conceptuel qui n’est pas seulement réduite à son composant humain. Et Smith et Vasset communiquent ce phénomène dans leurs ouvrages. De cette façon, à partir de ces textes, le lecteur a un accès par procuration aux émotions et aux pensées de la personne qui parcourt, qui fait l’expérience directe. Le medium littéraire peut ainsi amener le lecteur plus loin, à la recherche de cet émerveillement par la pratique du parcours esthétique. D’ailleurs, Smith souligne le fait qu’observer l’espace urbain, qui se reconstitue perpétuellement dans le temps, ouvre une voie de modification populaire, de re-fabrication intentionnelle et vivante de la ville, ce qui évoque certains écrits de Henri Lefebvre et de David Harvey à propos du

droit à la ville200. Comme nous l’avons déjà vu dans le 1.3.1, le réaménagement de

l’espace urbain nécessite d’abord une réécriture de nos récits, et cette intervention poétique peut bien se lancer à partir de textes littéraires.

Maintenant que nous avons établi des liens entre le medium du parcours esthétique et celui de la littérature avec les exemples de la traduction de la fragmentation en medium textuel et la description d’une ville qui agit sur la personne qui parcourt à travers le positionnement mental et physique de cette personne dans le parcours esthétique, il faut que nous nous tournions vers la suite de l’expression médiologique, c’est-à-dire vers les éléments réalisés après la publication et la mise en circulation des ouvrages. Car dans la transmédiation vers le numérique s’ajoutent des idées et des démarches propres à cette composante médiologique, qui, parfois, reprennent et renouvellent notre perspective à propos des ouvrages de Vasset et de Smith.