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L’aspect vide ou multiple de l’écriture ouverte produit une crise de sens. Vasset, qui se trouve face à une incapacité d’exprimer la plénitude de ce qu’il vit, identifie cette crise dans le langage même. Son vocabulaire se réduit aux mêmes déchets qu’il traverse

dans les friches142. Smith accepte et aggrave la crise des sens en proposant plusieurs

points de vue parfois contradictoires. Son texte explose le sens et rend impossible toute vérité. Comme nous l’avons déjà vu dans le 2.1.1, cette irrésolution tend vers la fabula ouverte dans les deux cas, et de deux manières distinctes. Mais comment faudrait-il rédiger des textes pour bien répondre à cette crise de sens, pour encourager les lecteurs à aller à la recherche de leurs propres récits et d’en extraire leurs propres significations ? Nous verrons ce qui mène les auteurs à se poser cette question, et comment elle se pose explicitement dans l’ouvrage de Vasset, et implicitement dans celui de Smith.

D’ailleurs, il est intéressant de noter que les deux auteurs arrivent à s’accorder sur au moins une résolution prometteuse au problème du sens et de la participation : proposer une littérature programmatique. Bien sûr, Vasset et Smith ne sont pas les premiers à soulever cette notion de la littérature (ou de l’art) programmatique. Le détournement poétique du mode d’emploi, par l’adoption de sa forme ou par la récupération d’un exemple pour le qualifier en tant que texte littéraire ou qu’œuvre

artistique, coïncide avec les projets des avant-gardistes du XXe siècle, qui se préoccupait

de la question de savoir comment effectuer des changements dans l’espace réel par l’intervention artistique participative. Les pré-situationnistes proposaient leurs activités psychogéographiques de la semaine dans leur revue, et les artistes de Fluxus donnaient des consignes aux spectateurs, qui devenaient d’ailleurs les performeurs

centraux à leurs Happenings (événements). « Map Piece » de Yoko Ono143 est un bon

exemple de cette démarche.

142 Voir la partie 1.2.2.

143 L’image ci-dessous de « Map Piece » de Yoko Ono a été trouvée en ligne le 15/2/2017 à 17h39 à « http://sallyagolly.webfactional.com/cms/wp-content/uploads/2012/11/yoko-ono-grapefruit-map- piece.jpg ».

Donc ce que propose Smith et Vasset n’est pas une grande rupture radicale dans l'histoire de la littérature, mais une ré-exploration de méthodes déjà connues depuis au moins 50 ans . Pourtant, c’est leur expression de ces idées qui les séparent. Vasset part dans son projet de livre à la recherche du merveilleux, comme s’il venait juste de feuilleter des écrits surréalistes, et presque par nostalgie pour ces espaces vides qu’ils remplissaient de rêves. Cependant, lors de l’élaboration et la ré-élaboration continuelle de ce projet, il se rend compte que ce merveilleux ne va pas se présenter par imposition sur l’espace, mais qu’il va surgir d’un espace où on laisse faire, et seulement au bon moment. Car lorsque l’auteur se retrouve face à la misère d’un bidonville, il n’y a rien de merveilleux. Mais parfois, dans une usine abandonnée, la lumière qui entre par une vitre mi-cassée pour illuminer une fresque illégale peut nous faire rêver un instant. Vasset décide donc que la tache qui presse le plus serait de motiver ses lecteurs à aller marcher, à faire de l’exploration urbaine, afin de rencontrer ces espaces qui, autrement, sont cachés. Pour promouvoir cela, il pense que la littérature serait un outil adéquat :

[L]'art en général et la littérature en particulier feraient bien mieux d'inventer des pratiques et d'être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis[…] On pourrait même imaginer une nouvelle discipline artistique, faite d'énoncés et de formules : charge aux amateurs… de réaliser les projets décrits[…] se contentant d'imaginer, à partir

des instructions, de possibles aboutissements, l’œuvre elle-même étant cette oscillation, ce précaire équilibre au seuil de l'expression144.

Donc à partir de l’écriture de la littérature programmatique, Vasset voit émerger une forme de littérature conceptuelle, où le récit se rédige par le lecteur à partir des

instructions de l’auteur. On pourrait également voir cette écriture comme un jeu145

proposé par l’auteur.

En ce qui concerne Smith, son rapport avec la littérature programmatique est bien plus pratique, peut-être en raison de son expérience de dramaturge et de metteur en scène. En effet, la littérature programmatique existe dans les indications scéniques depuis très longtemps. Mais le fait de monter une performance uniquement à partir d'indications scéniques, sans que soit prévu un texte ou un récit, est une idée un peu étrange, qui ne correspond pas tout à fait à ce que l’on qualifierait de théâtre traditionnel, mais qui relèverait plus de l’improvisation. Smith propose, au cours de son texte, des idées pour le lecteur, qui serait apte à mettre en scène des activités d’improvisation en ville :

You are Cupid. Match people in the streets.

You are a diver. Explore the city as if it were underwater. You are a mist. Drift through the city.

You are a fox in human skin.

You are dead and have gone to heaven/hell.

The city is under occupation by intelligent microbes, Martian bodysnatchers, mind control rays – you can’t tell the resisters from the wholly invaded. Do not attract attention to yourself. Choose routes where the least number of people will see you. Use alleys and back paths. Walk calmly through crowds. Show no emotion. Ignore commodities. Hide your hunger146.

Les rédacteurs de la littérature programmatique auraient donc des tactiques à emprunter aux scénaristes, qui se spécialisent déjà dans le genre d’écriture qui nous intéresse, mais sans forcément que cette écriture ait un but en dehors du contexte théâtral ou cinématique. Les littérateurs, à leur tour, pourraient penser sa mise en usage hors du contexte théâtral. Les deux auteurs de notre corpus identifient la

144 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 154.

145 Voir le premier chapitre de ce mémoire pour lire sur l’importance du jeu pour le parcours esthétique. 146 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 149. [Vous êtes Cupidon. Faîtes des couples dans la rue. Vous êtes

un plongeur. Explorez la ville comme si elle était sous-marine. Vous êtes un brouillard. Dérivez dans la ville. Vous êtes un renard dans une peau humaine. Vous êtes mort et vous êtes allé au paradis/en enfer. La ville est occupée par des microbes intelligentes, des extraterrestres voleurs de corps, des rayons de contrôle psychique – vous ne pouvez pas discerner qui est résistant et qui est entièrement envahi. N’attirez pas d’attention à votre personne. Choisissez les routes où le moins de personnes possible vous verront. Utilisez des allées et des chemins discrets. Marchez tranquillement à travers la foule. Ne montrez pas d’émotion. Ignorez les produits de consommation. Cachez votre faim.]

littérature programmatique comme l’une des possibilités pour inspirer la participation des lecteurs, sans dire pour autant qu’elle serait la seule manière d’assurer leur implication. En ce qui concerne le parcours esthétique, cette forme d’écriture viendrait en soutien à sa pratique en encourageant le lecteur à l’essayer, tout simplement.