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Le parcours esthétique de nos jours se caractérise à la fois par une rupture avec son passé individualiste et par un passage difficile à l’action collective. Bien que leur désir de l’action collective mobilise les livres de Smith et de Vasset, l’effectuer dans l’espace-temps réel présente une épreuve à la sortie d’un siècle où l’individu primait sur la communauté. Afin de déconstruire l’écart construit entre l’individu et la

communauté, Smith et Vasset organisent des actions qui voudraient faire agir l’individu dans l’espace partagé de la ville. La manifestation de ces comportements d’action créative dans l’espace partagé implique que les autres personnes qui occupent ces espaces partagés soient confrontées à ces interventions. Ceci ouvre une voie de communication possible en ville. Il y a un côté temporaire et un autre plutôt durable de ces constructions urbaines. Il est souvent sous-entendu et accepté que ces interventions ne resteront qu’éphémères dans leur manifestation spatiale et temporelle, mais que la durabilité s’installe dans le comportement créateur qu’adopte la personne qui parcourt, qui serait, suite à une intervention, plus encline à reproduire d’autres créations en ville et/ou d’autres détournements de l’espace. Vasset, dans l’une de ses tentatives de projet, se met à la pratique de l’aménagement éphémère :

La nuit, je posais de la moquette et du papier peint dans les passages souterrains et fermais les deux extrémités des ruelles avec ces rideaux de perles ou de lanières que l’on utilise au sud de l’Europe pour laisser l’air circuler entre les pièces […] Les aménagements les moins accessibles – un étendoir avec des torchons de couleurs accrochés à la fenêtre d’une usine désaffectée à Pantin – pouvaient rester en place plusieurs jours, rarement plus98.

Il est intéressant que ces interventions disparaissent aussi vite. On pourrait même postuler que l’attention attirée par une ligne de torchons sur un bâtiment abandonné pose un problème aux équipes sécuritaires. Mais ce n’est pas parce que la corde, les torchons ou les pinces à linge représentent des atteintes à la sûreté physique des lieux. C’est plutôt que leur installation appâte l’œil curieux du passant, le mettant dans une position perplexe face à cet espace défunt qui affiche impudemment quelques traces de vie. Les aménagements éphémères sont de la matière primaire pour inspirer la pensée des espaces comme les espaces blancs de Vasset, qui seraient autrement cachés ou ignorés. Il s’agit donc d’une manière de soulever les problèmes liés non seulement à l’existence de ces espaces, mais également aux moteurs qui sous-tendent leur

existence99. D’ailleurs, il y a des manières plus ou moins politiques d’installer ce genre

d’aménagements, et les interventions de Vasset et de Smith n’exemplifient pas des

98 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 28.

pratiques très engagées. Un bon exemple d’une pratique plus engagée serait celle de la graffeuse Faith47, qui, en 2010, a peint les murs des bidonvilles et des squats en Afrique du Sud avec des images percutantes dans son projet The Freedom Charter [La Charte de la Liberté100]. Sur son site elle indique que :

Taking her inspiration from the old political slogans and stencils that were used during the struggle against apartheid, Faith47 wanted to bring to life sentences from the Freedom Charter document that she felt were still pressing in South Africa today. The Freedom Charter acted as a backbone for the struggle, listing the demands and desires of the people. Today it is becoming increasingly evident that many of these changes generations fought for have only been made on a superficial level.101.

« Rest, Leisure and Recreation shall be the right of all102. »

100 Faith47, The Freedom Charter, URL: « https://faith47.com/the-freedom-charter-street-art/ », consulté le 13 mars 2017.

101Ibid. [En prenant son inspiration des anciens slogans politiques et de pochoirs utilisés pendant la lutte contre l’apartheid, Faith47 voulait faire vivre des phrases du document de la Charte de la Liberté qu’elle sentait toujours urgentes dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. La Charte de la Liberté fut le pilier de la lutte, car elle énumérait les demandes et les désirs du peuple. Aujourd’hui, il est de plus en plus évident que beaucoup de ces changements pour lesquels des générations ont battues se sont seulement effectués superficiellement.]

Cependant, un tel engagement auprès d’une population spécifique ne va pas de soi lorsqu’on parle des aménagements éphémères du parcours esthétique. Il s’agit bien d’un choix, et les aménagements peuvent être aussi bien ludiques qu’activistes, comme nous le voyons avec les deux auteurs du corpus. Les aménagements de Vasset sont une combinaison des deux. Bien que moins engagé qu’une artiste comme Faith47, il appelle d’une manière ludique l’attention des passants à la problématique des espaces abandonnés. Lorsqu’on met les deux auteurs du corpus en parallèle, on voit que les aménagements de Smith cherchent plutôt à activer la capacité ludique des personnes, alors que ses intentions politiques sont moins explicites. Les interventions de Vasset, considérées comme inappropriées, sont souvent supprimées, mais celles de Smith passent plutôt sous le radar des autorités. La mythogéographie exige une autre sorte d’attention aiguisée au quotidien, qui ne rompt pas violemment avec nos habitudes en introduisant des matériaux que l’on apporte, mais qui nous entraîne subtilement dans un jeu d’aménagement participatif avec les fournitures que l’on trouve sur place au cours de notre déambulation. Il s’agit d’un art de la récupération :

When you drift, use wrecked things you find to make new things… Make situations: build miniature wooden villages, giant insects from branches, ritual doorways from burnt remnants[...] Leave stories, situations and constructions for any drifters that follow you, they’ll remake them in their own ways103.

Il s’agit ici d’une activité qui, avec un rapport moins ouvertement contestataire face aux forces du capitalisme et de l’encadrement autoritaire de l’espace que celles que nous avons vues plus haut, nous permet l’exercice de nos capacités créatives en nous suggérant le détournement des objets trouvés afin de prendre en main nos propres villes et nos propres vies en écrivant nos récits dans l’espace-temps réel pendant la

traversée104. Smith nous rappelle que nous habitons des villes qui produisent de plus en

plus de déchets, et les activités qu’il propose s’empare souvent de ce que l’on rejette afin d’explorer les possibilités de la récupération. Suivant l’exemple de l’écriture

103 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 150. [Lorsque vous faîtes la dérive, utilisez les chose ruinées que vous trouvez pour créer de nouvelles choses… Fabriquez des situations : Bâtissez des villages miniatures en bois, des insectes géants en branches, des portails rituels en vestiges brûlés[…] Laissez des récits, des situations et des constructions pour les dérivistes qui vous suivent, ils les referont de leurs propres façons.]

automatique littéraire des surréalistes, Smith expérimente une sorte d’écriture automatique dans l’espace urbain, une méthode de composition qui se sert d’objets jetés pour créer une nouvelle vision de la ville : « Les rues sont pleines de textes perdus et solitaires, » écrit Smith, « Ignorez les emballages de produits en masse et ramassez le reste : vous entrez rapidement dans des mondes d’émotion intense. Archéologie instantanée : prenez une ligne de chaque extrait et assemblez un poème de rue.

Écrivez-le à la craie sur un mur105. » Ce genre d’intervention vise à exposer des aspects

de la ville qui sont habituels mais passent inaperçus, en les rangeant d’une nouvelle façon pour les présenter aux autres. D’une certaine manière, les street poems de Smith trouvent leur écho dans les lignes tracées par Vasset autour des espaces blancs :

Quand je le pouvais, je matérialisais, d’un trait de peinture sur le sol, les limites exactes de la zone blanche, même – surtout – si elle empiétait sur des aires reconstruites ou si elle s’était élargie depuis la réalisation de la carte. Si l’on me demandait pourquoi je traçais avec une bombe de peinture des lignes fluorescentes sur le sol, je répondais d’un air assuré que j’effectuais des repérages pour des travaux de voirie106.

Car les aménagements éphémères de l’espace sont l’un des outils principaux des participants au parcours esthétique contemporain qui souhaitent extérioriser la pratique afin de s’ouvrir socialement à la ville. Comme nous venons de voir, ces aménagements peuvent se réaliser avec ou sans un élément de risque, pendant une temporalité courte ou longue, avec ou sans une cible politique, d’une manière ludique ou sérieuse, et selon une gamme de modifications spatiales qui court de la discrétion minutieuse à la discordance flagrante. Mais dans tous les cas, en ce qu’il rend explicite et donc partage les jugements du flâneur, les rêves du surréaliste, les ambiances du situationniste et les poèmes programmatiques de Fluxus en les inscrivant sur les surfaces matérielles de l’espace urbain, intervenir en ville lors du parcours esthétique peut constituer une première étape vers une pratique collective.