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Dans l’introduction du livre Le Marketing Guerrier, Al Ries et Jack Trout expliquent que « [l]a nature véritable du marketing contemporain suppose implicitement un

conflit entre firmes, et non pas la satisfaction des besoins et des désirs humains265. »

Pour les professionnels de marketing, l’échelle de la bataille dépasse largement l’individu, et son champs se situe plutôt au niveau structural réel et imaginaire, en particulier sur le terrain de l’esprit des consommateurs, où les publicitaires se chargent d’implanter de nouvelles envies. Alors, toute pratique susceptible d’influencer les consommateurs est recherchée pour le détournement publicitaire, et les pratiques du parcours esthétique ne peut pas être entièrement exclues de ces procédés. Selon une étude plus récente, « le street marketing vise à créer un lien direct avec le consommateur », tâche facilement accomplie en se servant du parcours esthétique, « et à engendrer un bouche à oreille266 » : le street marketing fait cela par des

aménagements et des interventions dans l’espace urbain. C’est peut-être pour cette raison qu’au début de Mythogeography, nous trouvons l’avertissement suivant : « Alors soyez avertis : malgré ses racines dans différentes modes de résistances douces, la pratique ici reste ouverte à la cooptation par des marchands aventuriers, fébriles et téméraires autant que par son audience naturelle parmi les personnes se trouvant à la

dérive267. » Le parcours esthétique est susceptible de faire l’objet d’une récupération

marchande, et nier cela serait naïf de notre part. Mais ce qui reste est un élément de choix ainsi qu’une question de mise en pratique : et si on se voulait irrécupérables ? Dans ce cas, que faudrait-il faire ? Vasset rencontre ces questions de manière indirecte dans son texte lorsqu’il parle des circuits touristiques qu’il avait préparé avant de débarquer sur le projet des espaces blancs : « J’avais préparé un itinéraire en dix stations et imprimé pour tous les participants le détail de la carte à explorer, » dit-il, et

265 Ries, Al et Jack Trout, Marketing Warfare, New York, McGraw Hill, 1986, Le Marketing Guerrier, Tr. Alan Goldman, Paris, McGraw Hill, 1988, p. 6.

266 Saucet, Marcel, Street Marketing, un buzz dans la ville !, Les Éditions Diateino, 2014, p. 127.

267 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 11. « So be warned : despite its roots in various kinds of gentle resistance, the practice here is susceptible to co-option by adventurous, febrile and risk-taking marketeers as well as by its natural audience among the adrift. »

« j’ai prévu d’accompagner la publication de ce texte de circuits organisés268. » Sauf que,

évidemment, cette dernière idée n’a jamais eu lieu269. Il décrit certains bouts des

itinéraires assemblés, îlots d’espaces d’apparence similaire :

Pendant des années, j’ai ainsi compilé des circuits touristiques parisiens exclusivement consacrés aux cheminées d’usine (le parcours allait de la rue des Nanettes jusqu’à la rue Descamps) ; aux lieux de cultes « minoritaires » (départ devant la société théosophique de Paris, square Rapp) ; et aux constructions en brique rouge (principales haltes : l’usine Panhard, avenue d’Ivry ; la tour de l’Illustration, à Bobigny ; l’ancien siège de la Société télémécanique, à Rueil-Malmaison ; les centraux téléphoniques Ornano et Bergère ; et la faculté de pharmacie, avenue de l’Observatoire). Je ne suis évidemment jamais venu à bout de ces projets monumentaux270.

Mais ce projet n’aboutit à rien qui ressemble à une guide touristique. À sa place, Vasset fournit un texte aussi bancal que le terrain. Du côté de Smith, l’orientation face à la marchandisation est différente : dès la couverture (Mythogeography : a guide to walking sideways) son livre se dote de la fonction de guide, non pas d’un certain genre d’espace, mais pour la « marche décalée » (walking sideways). Tout comme pour son site Web, comparé au projet de Vasset, qui flirte au bord du commercial, celui de Smith plonge dedans consciemment, ironiquement et avec un esprit d’autodérision.

Ce n’est pas pour autant que Smith s’empêche de critiquer un autre écrivain britannique, Iain Sinclair, grand nom de la psychogeography anglaise contemporaine qui, après la réussite de son livre London Orbital, a connu la célébrité jusqu’à faire une publicité pour la marque Audi. Le personnage de Norma Nomad fait référence à cela lorsqu’elle dit : « Je ne pense pas que personne d’entre nous ait encore beaucoup de temps pour ‘Audi Sinclair271.’ » Et l’image d’un tract scanné précise également des

sentiments négatifs en ce qui concerne cet auteur :

268 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 50.

269 Nous nous demandons quelles étaient les raisons pour cette omission, et plusieurs idées viennent à l’esprit : un refus de la récupération marchande ? La protection des sites instables et de leurs populations ?

270Ibid., p. 79.

271 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 157. « I don’t think any of us have much time anmore [sic] for ‘Audi Sinclair.’ »

Mythogeography, tract272.

Malgré son avis négatif avéré à plusieurs reprises, d’une façon contradictoire qui convient très bien à son ouvrage, Smith précise plus tard que : « Si la décision prise par Iain Sinclair pour faire une publicité pour Audi peut lui nuire, elle ne nuira pas à la visée

de la psychogéographie : de générer de l’anxiété et du plaisir273. » Et enfin, Norma

Nomad apporte encore sa perspective critique à la situation, en se demandant si les projets de ‘Audi Sinclair’ sont vraiment si différents des exercices dans « this book » [ce

272 À noter que le même traitement est réservé pour Crab Man, alias de Smith, l’auteur. D’ailleurs, dans une tournure intéressante, la même expression est utilisée pour parler du nom de famille de l’auteur de ce mémoire de Master, qui ignore entièrement la raison de cela, mais qui imagine qu’il y a un(e) cousin(e) lointain(e) en Grande Bretagne qui participe déjà à ce genre d’événements ou d’écriture, ou à les empêcher. Ibid., p. 143.s

273 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 194. « While Iain Sinclair’s decision to make an advertisement for Audi may damage him, it will not damage the cause of psychogeography, generating anxiety and pleasure. »

livre] – c’est-à-dire Mythogeography. L’auto-dérision méta-textuelle en jeu ici est flagrante et ironique.

Vasset et Smith adoptent donc deux approches différentes par rapport au problème de la récupération marchande, mais il est également important de considérer les faiblesses de cette tendance. Quand on parle du street marketing, « cette opportunité peut se transformer en menace » par le détournement ; « en effet, d’une opération de street marketing qui se passerait mal, les spectateurs pourraient diffuser

une image négative de l’entreprise, et ce, à grande échelle274. » Au début il nous semble

que cela est précisément la crainte sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour dénoncer des entreprises, et dans certaines situations cela peut être vrai, mais il faudrait faire attention aux intentions du détournement. Pour ne pas tomber dans le piège d’entrer dans la guerre de concurrence entre les marques, le détournement du street marketing devrait dénoncer et attaquer toute tentative de manipulation de nos motivations, sans être au service d’un camp marchand ou d’un autre.