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Les espaces urbains sont construits jusque dans leurs détails. Leur construction peut passer par la planification comme par l’usage, et le fait de choisir l’une ou l’autre de ces options entre dans la question de qui a le droit à la modification de l’espace. Nous vivons dans une époque où le rôle de « modificateur de l’espace » est légalement

105 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 161. « The streets are full of lost and lonely texts, Ignore the mass produced packaging and pick up the rest : you quickly enter worlds of intense feeling. Instant archaeology, take a line from each item and assemble a street poem. Chalk it on a wall. »

assigné soit, dans le cas de la propriété privée, aux propriétaires de l’espace, soit, en ce qui concerne l’espace public, aux « experts » et aux organismes représentatifs de certaines divisions administratives et spatiales inventées autant pour la gestion des biens que pour le maintien du pouvoir de décision au dessus de celui des citoyens. C’est-à-dire qu’en ville, de façon officielle, la balance bascule largement en faveur de la planification et des rapports indirects avec l’espace-même. Cependant, nous savons également qu’il est impossible de tout planifier : les structures fournies par la planification urbaine peuvent parfois s’adapter à des fonctions ou à des usages imprévus. Dans la pratique du parcours esthétique, la personne qui parcourt prend conscience de sa propre place à l’égard des décisions dans la ville dont elle fait partie, puis elle cherche de possibles échappatoires par lesquelles il serait possible d’adopter furtivement et de façon temporaire un rôle plus actif dans le devenir de la ville. Car celui qui parcourt réalise que le devenir de la ville dont il fait partie est inextricablement lié au devenir de sa personne. Cette mission n’est pas obligatoirement vouée à la réussite, ce qu’on voit bien dans l’extrait suivant d’Un livre blanc :

Partout, le vacant semblait contrevenir du mieux qu’il pouvait aux impératifs de rentabilité[…] à Alfortville, le bâtiment est tout droit issu de l’époque des ingénieurs-rois : il s’organise autour d’un petit lac entouré de saules, et les différents immeubles qui le composent sont tous plats, rectangulaires, et reliés entre eux par des passerelles vitrées, comme dans les maquettes de Bauhaus. On imagine que le site était autrefois peuplé de scientifiques en blouse blanche devisant calmement et portant sous leurs bras des plans roulés en tube. J’aurais aimé voir tout cela de plus près, mais les murs et le grillage étaient très haut et le chien du gardien particulièrement féroce : il m’a suivi en aboyant, sous l’œil goguenard de son maître sur une bonne partie de la rue du Fossé-Blanc107.

L’intérêt de cet extrait est double pour nos propos car non seulement il concerne la description d’un espace soigneusement planifié, mais il montre également le désir du citoyen (dans ce cas, l’auteur à la recherche des espaces blancs) d’entrer dans cet espace pour y apporter son vécu. Pourtant, Vasset ne réussit pas à pénétrer dans cet espace et à expérimenter sa valeur d’usage, car l’appareil sécuritaire défenseur de la tyrannie de la planification de l’espace que représentent le vigile et son chien l’en empêche. Ce genre d’empêchement arrive assez souvent dans la ville contemporaine : l’accès à l’espace blanc, qu’il soit privé ou public, ne se réalise pas toujours sans entrer dans l’illégalité. Parfois on n’y arrive pas sans sauter au-dessus d’une barrière, forcer une porte ou risquer de la violence physique ou juridique.

Mais le parcours esthétique ne se limite pas à l’illégalité. Même lors d’une traversée sur la voie publique, il est possible de nouer de nouvelles associations avec l’espace urbain108. Car si, dans notre expérience de la ville il s’agit d’une rencontre de la

réalité de l’espace physique avec nos propres moyens de perception, même les zones les plus strictement encadrées ou surveillées restent susceptibles d’un détournement par l’usage de nos facultés imaginatives. Smith reconnaît cette capacité lorsqu’il nous dit de « faire attention aux erreurs et aux délabrements dans les panneaux commerciaux et bureaucratiques – ils peuvent être des trous de vers pour accéder à des systèmes philosophiques, les états secrets, les changements de conscience, les discussions » . Il nous parle aussi des « architectures accidentelles » en disant : « vous trouverez peut-être des théâtres, des chaires ou des chambres à coucher non-

intentionnels – jouez, prêchez, rêvez109. » Quand la planification de la ville réduit nos

droits d’accès à seulement quelques couloirs, la personne qui pratique le parcours esthétique ne voit pas cela uniquement comme une attaque sur le droit à la ville, mais également comme un défi de réinvention et de réinterprétation de l’espace qui reste. De telles actions mettent en lumière l’artificialité de notre conception de la ville et de certains espaces eux-mêmes. Par exemple, Vasset écrit d’un McDonald qui jouxte un espace blanc, mais dont la mise en scène architecturale empêche les clients d’apercevoir ce fait que :

Pour être le plus pittoresque possible, l’endroit a été rénové et surtout complètement isolé de son environnement immédiat : un grand grillage le sépare de l’entrepôt de la Sernam adjacent, et les portes à double battant qui s’ouvraient autrefois sur le quai ont été remplacées par une cloison percée de fenêtres très haut placées. Les consommateurs de hamburgers ne voient donc ni l’ancien quai envahi par les hautes herbes, ni les wagons de marchandises qui rouillent sur les voies de garage, ni les trois containers aménagés en abri devant lesquels on a déposé une table de fortune et un vieux parasol orné du logo des glaces Miko110.

Cela est un exemple flagrant d’à quel point l’environnement urbain nous est imposé par les experts, et montre également l’orientation idéologique111 de ces modes de

construction, qui tendent à rendre invisible les parties de l’environnement urbain qu’ils

108 Cela entre en lien avec la première partie du premier chapitre sur le détournement du regard. 109 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 119. « Look out for mistakes and decayings in commercial and

bureaucratic signage – they can be wormholes to philosophical systems, secret states, changes of consciousness, discussions […] Accidental architectures : you may find unintended theatres or pulpits or bedrooms – act, preach, dream »

110 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 111.

111 Cette question sera explorée dans plus de profondeur dans la partie 3.3 de ce mémoire qui traite du Spectacle.

ne réussissent pas à ‘rentabiliser.’ Le parcours esthétique dévoile les grandes mises en scène des urbanistes, nous permettant de considérer les enjeux. Mais dans une fureur de planification et de commercialisation encore plus poussée, certains lieux surgissent qui ne sont que des simulacres d’autres lieux réels auxquels l’accès public est barré. Ce sont des lieux artificiels :

Fake places show the horror of choosing under the pressures of dreadful forces. […] Fakery is a frame for un-framing these forces; the fake site is the spirit of the place (genius loci) made flesh (a kind of geographical New Flesh)112.

Le modèle des grottes de Lascaux construit à côté des grottes de Lascaux pour accueillir les touristes est un exemple d’un lieu artificiel. Les lieux artificiels sont intéressants pour le parcours esthétique car ils représentent non seulement l’apogée de l’espace construit, mais aussi les rappels les plus criants de la capacité humaine à assigner de nouvelles significations à l’espace. La conscience de ce remaniement humain et inévitable de l’espace urbain peut servir comme point de départ pour une réappropriation citoyenne de la ville.