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Si les mythes représentent les grandes lignes de conduite d’une société, leur interruption peut impliquer et un acte contestataire et un espoir utopiste. Dans Un livre

blanc et Mythogeography, l’interruption des mythesse trouve en premier plan. L’espace

que Vasset rencontre ne correspond pas au mythe de la ville lisse et quadrillée des

néolibéraux et des planificateurs urbains147, et l’ouverture de Smith vers une variété de

possibilités et de perspectives rend impossible l’écriture d’une histoire strictement limitée ou d’une fabula fermée. L’interruption des mythes chez Vasset est ancrée dans l’espace blanc, terrain qui ne devrait pas exister selon le mythe urbain, et elle touche le texte à travers le parcours de l’auteur. Pour Smith, l’interruption des mythes s’enracine dans le texte théoriquement et en termes de mise en page, et dépend plutôt de la coopération du lecteur pour s’activer dans sa capacité à s’étendre vers l’espace. Par exemple, Vasset nous montre plusieurs possibilités à propos de l’un de ces espaces sans jamais essayer de fermer l’enquête :

Pour tenter d’expliquer cette scène bizarre, j’ai successivement imaginé qu’il s’agissait : 1) d’un atelier de mécanique clandestin opérant sur des voitures volées venues de toute l’Europe (les ouvriers étaient des sans-papiers exploités et habitaient le bidonville) ; 2) d’une réunion de passionnés d’automobiles qui bricolaient leurs engins le jour et, la nuit venue, faisaient la course le long du canal Saint-Denis tout proche (les taudis attenants servaient à héberger, pour le week-end, les conducteurs venus de loin) ; 3) d’une caravane itinérante qui, provisoirement immobilisée par de multiples avaries, campait à proximité de ses véhicules en attendant de pouvoir repartir. Pour ne pas dissiper le mystère, je n’ai jamais cherché à savoir ce qui, en réalité, se tramait à cet endroit148.

Ainsi faisant, il s’appuie sur sa propre expérience pour guider le lecteur dans une démarche d’invention des récits, sans figer une histoire définitive. Selon Smith, qui aborde cette notion surtout sous un angle théorique, le fait d’interrompre un mythe l’ouvre en tant que théâtre d’action inventive :

This is not mythogeography’s embrace of myth, but rather its halting of myth’s progress at the ‘just before’ of the darkness, at the moment before the she-monster Tiamat is split in 147 Voir la partie historique et le chapitre 1 pour plus de détails sur la prise de position du parcours

esthétique face à la planification urbaine. 148 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 76.

two to make the cosmos. The disruption temporarily spreads that dreadful abyss, that splitting ; at its most fictional and banal : the dark night, the hostel of sadism, the desire for the plunge into the urban canyon, whatever, and it re-makes these as stages or planes for action. A rhizomic reaching out for fingerholds on the edges of chaos, such disrupted myth suspends Eliade’s uncontrolled formlessness, chaos, orgy, darkness and water so they become culturally accessible, transferable and repeatable149.

La suspension du récit produite par l’interruption des mythes, dans ce cas, rend accessible l’inconnu (sans pourtant le rendant compréhensible), et le gouffre devient un lieu de création sans bornes. L’interruption des mythes donne le vide. Le vide soulevé par Smith relève des inventions mythiques autour de cette question : l’abîme, l’univers, le chaos, l’espace, les profondeurs des mers, le noir, la mort et l’utérus. Mais ce qui est localisé par Vasset dans les espaces blancs, est-ce que c’est une autre représentation spatiale de ce même vide dans l’espace urbain ? Lors de ses déambulations, Vasset se

retrouve pousséà remplir le vide des espaces blancs par des histoires inventées, mais il

résiste à cette tentation :

Pour ancrer plus profondément le texte dans le sol, la tentation était forte de transformer chaque zone blanche en un petit théâtre où se succéderaient saynètes et personnages. Mais une telle pratique aurait vidé les lieux de leur étrangeté et il fallait sans cesse rabattre le texte sur l’espace nu, sans direction, et empêcher la chaîne du récit de se refermer, la laissant battre contre le flanc des choses. Mon texte devait rester incomplet, parcellaire, fidèle à l’indécision de ces scènes où le foisonnement des lignes ne formait aucun dessin150.

Car le vrai défi de son projet d’écriture repose moins dans la définition des espaces blancs que dans la représentation écrite de leur incomplétude. L’espace non-fini façonne une brèche dans les mythes de l’espace fini, bouleversant les notions de la fixité et de la propriété, voire mettant en question nos conceptions du Réel. « Mais que se passerait-il si l’on commençait à percer des trous dans le Réel ? Des tunnels de taupes, des colonies de fourmis, des hélicoptères, des gens malheureux traversés de

trous, faire un gâteau de miel dans le territoire de l’Homme151 ? » demande Norma

Nomad dans son interjection ‘pirate’ dans Mythogeography.

149 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 134-135. [Ce n’est pas le fait que la mythogéographie embrasse le mythe, mais plutôt le fait qu’il bloque le progrès du mythe au ‘juste avant’ de l’ombre, au moment où la femmonstre Tiamat va s’éclater en deux pour faire le cosmos. La disruption étend temporairement cet abîme horrible, cet éclatement; à son plus fictionnel et banal: la nuit noire, l’hôtel du sadisme, le désir de la plongée dans le canyon urbain, peu importe, et il refait ces choses comme des étapes ou des plans d’action. Une étendue rhizomique cherchant des prises de main sur les bords du chaos, un tel mythe dérangé suspend la qualité informe, le chaos, l’orgie, l’ombre et l’eau non-contrôlés d’Eliade pour qu’ils deviennent culturellement accessibles, transmissibles et répétables.]

150 Vasset, Un livre blanc, op.cit., p. 39-40.

151 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 158. « but what haoppened [sic] if we were to start boring holes in the Real ? Mole tunnels, ant colonies, helecopters[sic], uinhappy[sic] people with holes through them, put a honeycomb through the Man’s territory ? »

En effet, le projet de Smith s’intéresse d’abord au sens figuré de ces trous, alors que celui de Vasset s’intéresse en premier lieu à leur forme spatiale. Mais tout jugement évaluatif de la validité de l’approche d’un auteur par rapport à celle de l’autre ne serait que superficiel, en ce qu’il manquerait le but commun des auteurs, à savoir s’interroger face à l’irrésolution et la contradiction dans l’espace, et essayer de les écrire. Vasset se trouve dans ce grand vide, et il essaie de s’éloigner des buts productivistes d’écriture, afin de se mettre en communication harmonieuse avec la bizarre vacuité de l’espace

J’étais dans les zones blanches comme avant le surgissement du texte, dans un grand vide où rien ne se fixe, où les expressions les plus contradictoires passent et repassent sans interférence, et, au lieu de chercher à m’en extraire, je me complaisais dans cette languide plénitude infra-langagière, retardant au maximum le moment où un concept, une intuition finirait par polariser la langue152.

Smith assigne le terme ‘genius loci’ à une idée qui se rapproche de l’objet des méditations de Vasset, le décrivant selon sa fluidité :

Thus the genius loci is revealed not as a fundamental quality of placedness, or local identity, but as an amorphous, unstable, uncertain, unreliable ambivalence. And that’s it : a flux of peril and uncertainty, field and entanglement ; of modern ruins, simulations, sterile places of resolution, of what comes before, a plane not of consistency, but of half-baked revolutions, of unfinished catastrophes like the backdraught of waves153.

Parfois, Smith exprime ces idées sans faire le récit de son expérience directe. Au contraire, c’est par l’expérience directe que, à force de se confronter à des espaces blancs, Vasset se projette encore au-delà d’eux. Au bout d’un moment, il se met à penser les monuments existants de Paris comme si l’on les laissait évoluer sans intervention humaine :

J’imaginais quel quartier, quel monument pourrait être avantageusement remplacé par un terrain vague : l’Opéra (pas Garnier – ses toits offrent un exceptionnel terrain de jeu –, mais Bastille) ? Le Sénat, l’Assemblée nationale ? L’île Saint-Louis (tentant : on ne laisserait debout que Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, dont les tours, au bout de quelques années, émergeraient d’un indescriptible fouillis végétal) ? Le XVIe (mais c’est déjà un désert) ? L’Arc de triomphe, ne serait-ce que pour le plaisir de rompre la perspective grandiloquente Concorde-Étoile-Défense ? Rive gauche, on raserait l’Académie française, les Invalides, l’École militaire et la plupart des ministères en bord de Seine, ne laissant dans l’herbe que quelques sections de corniches dorées et des morceaux du dôme de l’Institut. Les Halles, le front de Seine et La Défense seraient intégralement vidés de leur population salariée et les 152 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 101.

153 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 128. [Donc le genius loci se révèle non comme une qualité fondamentale de lieuité, ni comme une identité locale, mais comme une ambivalence amorphe, instable, incertaine et peu fiable. Et c’est tout : un flux de péril et d’incertitude, champ et imbroglio; de ruines modernes, simulations, des lieux stériles de la résolution, de ce qui précède, un plan non de cohérence, mais de révolutions mi-cuites, de catastrophes inachevées comme le contre-courant des vagues.]

bureaux, laissés en l’état, ouverts au public : on interdirait, sur ces sites, toute nouvelle implantation d’entreprises ou de commerces. Enfin, à l’image de la tour Saint-Jacques, jamais aussi belle que depuis qu’elle est intégralement recouverte d’échafaudages, des réseaux de poutrelles de métal serrées viendraient masquer certains monuments, tels le Panthéon et l’Obélisque154.

C’est ainsi que Vasset participe à creuser des trous dans le réel, à entreprendre la même

action que celle dont parlait Norma Nomad155, et que nous avons voulu souligner ici.

Dans cette partie, nous avons vu en quoi Un livre blanc et Mythogeography se présentent comme des exemples de la fabula ouverte telle qu’elle est décrite par Umberto Eco, et comment cette idée s’applique au parcours esthétique de manière encore plus vaste. Ensuite nous avons identifié une crise dans l’écriture du parcours esthétique, qui pourrait se résoudre partiellement par la rédaction de la littérature programmatique. Enfin, nous avons regardé l’interruption des mythes comme un élément central dans la réécriture citoyenne de l’histoire et de l’espace urbain, et les manières selon lesquelles le parcours esthétique nous permet d’expérimenter cette suspension des récits. Cette partie sur le récit s’ouvrira à une exploration plus matérielle des objets littéraires dans notre corpus, inspiré en partie par l’idée de la « Performance Micro-site156, » qui, en plus de fournir une analyse, nous aidera à

démontrer une pratique du parcours esthétique.

2.2 L’objet littéraire et le parcours esthétique

La littérature ne consiste pas seulement en les contenus de ses récits. Son existence physique dans la forme du livre ou de l’imprimé, voire dans la forme numérique, n’est pas moins importante, si significative. Dans cette partie, nous traiterons donc des aspects matériels des objets littéraires proposés par Smith et Vasset. Pour commencer, nous regarderons les choix de mise en page, de police et de formatage. Cela nous permettra de comparer les approches matérielles des auteurs et

154 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 126-127. 155 Voir l’introduction du 2.2.

156 « Micro-site Performances, First, choose the dimension of your micro-site : maybe the size of an A4 sheet of paper ? Maybe the dimension of a wardrobe ? Seek out a site that matches your chosen dimensions and explore this site carefully. Pay particular attention to the details of texture. Then re- explore. Then explore again. Repeat until there seems to be nothing more to be discovered. And then explore again. » [Les performances micro-sites, D’abord, choisissez la dimension de votre micro-site : peut-être la taille d’une feuille de papier A4 ? Peut-être la dimension d’un armoire ? Cherchez un site qui correspond à vos dimensions choisies et explorez ce site prudemment. Prêtez une attention particulière aux détails de la texture. Puis ré-explorez. Puis explorez encore. Répétez jusqu’à ce qu’il ne semble y avoir rien de plus à découvrir. Et puis explorez encore.] Smith, Mythogeography, op. cit., p. 148-149.

des équipes d’édition à la présentation de leurs textes. Ensuite, nous examinerons la présentation de la cartographie dans les ouvrages en question, afin de voir ce que les positionnements des auteurs face à la carte révèle en parallèle avec les contenus des deux textes. Enfin, nous enquêterons sur ce qui concerne les images photographiques et autres montrées dans chacun de ces livres, pour déterminer plus spécifiquement les rapports entretenus avec l’imaginaire. Ce faisant nous pourrons nous poser des questions sur la possibilité de rapprocher la représentation littéraire de la pratique du parcours esthétique.