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Vers l’ouverture archéologique de palimpsestes gestuels

corps-temps et recréations)

3. Vers l’ouverture archéologique de palimpsestes gestuels

Dès lors, il s’agit de désigner le corps et le geste au présent comme le lieu privilégié de la trace, du document et de l’archive. Si, comme le dit Foucault, « l’archive est ce qui, à la racine même de l’énoncé- événement, et dans le corps où il se donne, définit d’entrée de jeu le système de son énonçabilité425 », il s’agit

de saisir comment la performativité des performances artistiques se donne d’une traversée intensive des formes, d’une actualisation sortie des tissages des corporéités dans le temps, de l’ouverture d'une épaisseur du temps dans les corps eux-mêmes : corps-palimpseste d'instants et de durées, corps mémoire-histoire, corps actuel- virtuel, corps-cristal, performeurs du temps.

Par là-même, avec Foucault, on peut considérer le corps-archive comme le « système général de la formation et de la transformation des énoncés426 ».

Dès lors, notre conception des « corporéités échevelées » ne pouvait se livrer seulement dans l’espace mais aussi dans le temps et peut-être même, faisons-nous l’hypothèse que les corporéités « échevelées » dansantes auraient cette spécificité de se situer et d’être situées dans l’espace-temps-gravité plutôt que de se diluer dans l’espace-temps cybernétique non-pondéré, ou du moins d’y résister. C’est là encore pour moi un champ de recherches à ouvrir en perspectives : saisir, dans les corporéités échevelées, l’importance spécifique d’une relation au temps et à la gravité, aux temps et à leurs gravités dans le sens même d’un tournant archivistique

423 André LEPECKI, « Le corps comme archive : volonté de réinterpréter et survivances de la danse » in Anne BENICHOU,

Recréer/Scripter, mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, op.cit., p. 41.

424 André LEPECKI, ibidem., p. 46.

425 Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, op.cit., p. 170. 426 Michel FOUCAULT, ibidem., p. 171.

mais aussi d’un tournant écologique, les deux surgissant aussi bien en problématiques esthétiques et politiques.

D’abord, et même en un point nœudal, il s’agissait de considérer combien cette pensée du temps à l’œuvre des corps échevelés se livrait d’une certaine relation à la mort et aux morts.

1. Qu’une pensée du temps s’ajuste sur une certaine relation à la mort, la vie m’en a donné d’en faire plusieurs fois l’expérience. Ainsi, abordions-nous ce point aveugle qui trame mes recherches et certainement aussi l’art chorégraphique à partir des années 90 particulièrement touché par l’avènement du sida (Jérôme Bel l’invoque souvent comme le fond d’un certain point de vue sur le corps (culturel) ; Gérard Mayen écrit une étude sur Treize pièces de danse lues au prisme du sida427 en 2011, Élisabeth Lebovici a publié dernièrement Ce que le sida m’a fait. Art et activisme de la fin du XXe siècle428).

En 2015, je décidais, à l’occasion du colloque « Le corps. La dimension cachée. Pratiques scéniques »429 que nous

co-organisions à l’université de Franche-Comté avec Guy Freixe, d’aborder la problématique de front en titrant notre communication et le texte des actes qui en suivirent : « Performer (avec) les morts. Des corporéités échevelées dans la danse-performance [Art. 3, p. 29-40430].

Nous percevions que la question du temps et de la mort ne se livrait dans le champ des performances contemporaines, ni tout à fait dans le cadre de problématiques existentielles comme ontologiques d’une perte ou d’un manque comme pourrait le donner à penser le « désœuvrement » de l’art chorégraphique (Frédéric Pouillaude431), ni tout à fait dans la compréhension des « fantômes » ou des « spectres » qui hantent

l’art chorégraphique dans le tournant archivistique comme autant de « survivances » (Lepecki432).

Mark Franko pose cette question de ce que nous pourrions avoir « à craindre d’une confrontation avec des fantômes ou de l’engagement à différents niveaux de lecture et de compréhension, rendant la présence de la danse plus complexe plutôt que de l’associer à une forme de vérité : le corps dévoilé433 ? ».

Sur ces « dimensions cachées » du corps que je mettais d’emblée en question dès l’ouverture du colloque, il m’importait de rendre ces dimensions moins « cachées » qu’évidentes, moins irréelles que « réelles » et sensibles, cela spécialement dans le champ des « corporéités échevelées » des réinterprétations chorégraphiques.

Performer (avec) les morts dans le champ de la danse-performance. Le sujet est d’autant plus vaste et complexe qu’il englobe non pas seulement une multitude de créations chorégraphiques qui pourraient être convoquées sur ce thème mais aussi une multitude de dimensions ou d’aspects qui, au regard même des pratiques et formes chorégraphiques étudiées, paraissent complètement inextricables. « Performer avec les morts », ce serait d’abord, en comprenant ce que le pluriel inclut de singuliers, performer avec « la » mort. Or, comme un trait caractéristique majeur de ces

427 Gérard MAYEN, Treize pièces de danse lues au prisme du sida, Étude conduite dans le cadre du dispositif d'Aide à la Recherche et au

Patrimoine en Danse, Centre National de la Danse, 2011, Inédit.

428 Elisabeth LEBOVICI, Ce que le sida m’a fait. Art et activisme de la fin du XXe siècle, Paris, JRP/ Ringier, Lectures Maison Rouge,

2017.

429 Comité scientifique du colloque international Le corps. La dimension cachée. Pratiques scéniques organisé par Guy Freixe, Laboratoire

ELLIADD de l’université de Franche-Comté au Centre Dramatique National de Besançon, les 22-24 mars 2016.

430 ART. 3, « Performer avec les morts. Des corporéités échevelées dans la danse-performance », Guy Freixe (dir.), Le corps, ses

dimensions cachées - Pratiques scéniques, Paris, éd. Deuxième époque, coll. « À la croisée des arts », 2017, p.15-34 in Volet 4-Publications 2000-2019, op.cit., p. 29-40.

431 Frédéric POUILLAUDE, Le désœuvrement chorégraphique, Étude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009.

432André LEPECKI, « Le corps comme archive : volonté de réinterpréter et survivances de la danse » in Anne

BENICHOU, Recréer/Scripter, mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, op.cit., p. 33-70 ; André LEPECKI, Exhausting Dance: Performance and Politics of Movement, New York and London, Routledge, 2006 ; André LEPECKI (dir.), Of the Presence of the Body. Essays on Dance and Performance Theory, Middletown, Wesleyan University Press, 2004.

433 Mark FRANKO, « La danse et le politique », Recherches en danse [En ligne], Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017, consulté

performances dont l’esthétique consiste dans l’exposition de « corporéités échevelées », la mort n’est pas ici perçue comme une entité à ce point abstraite ou même naturelle qu’elle ne pourrait pas être liée concrètement et socialement avec la maladie, la vieillesse, l’accident, les guerres, avec les malades, les mourants ou avec les morts, les défunts qu’ils soient proches ou lointains.

Ainsi, et comme nous le verrons au travers de quelques œuvres ou démarches chorégraphiques, « performer (avec) les morts » apparaît spécifiquement en liens complexes et tourbillonnaires avec :

• Performer (avec) la mort comme (avec) le mourir ; • Performer (avec) la maladie ;

• Performer (avec) des morts proches (relations/deuil) ou (avec) des ancêtres (relation de filiation ou de ré-affiliations étranges par l’entremise de l’archive entre mémoire et création) ;

• Performer (avec) les guerres (passées, jamais passées, présentes) ;

• Performer les morts (dans cette acception de ce que les morts font faire aux vivants).

Dès lors, je traversais autrement les « réinterprétations » chorégraphiques, celles ouvertes particulièrement à la fragilité des corps par le mourir, par la mort des proches-lointains et par « ce que les morts font faire aux vivants », par la maladie, par les guerres, évoquées avec La mort (1925) de Valeska Gert, avec L’insensible

déchirure (2006) de Daniel Dobbels, avec Dancing with my cancer (1975) ou Intensive Care, Reflections on Death and Dying (2000) d’Anna Halprin, avec son processus Life/Art process, avec Good Boy (1998) d’Alain Buffard, avec Song and Dance (2003) et Witness (1992) de Mark Tompkins et Harry Sheppard (défunt), avec Le parlement des Invisibles (2014) d’Anne Collod, Non. En hommage à Samir Kassir (2006) de Yalda Younes, avec Dancing Inside Out (2004) de Steven Cohen, avec MONUMENT 0 : Hanté par la guerre (1913-2013) d’Eszter Salamon ou mon nom, pièce pour monuments aux morts (2010) de Laurent Pichaud, puis au final, comme pour cristalliser notre

propos, avec le buto, Hôsôtan d’Hijikata et Kazuo Ohno.

Il est certain qu’il y a, sous ce prisme des corporéités échevelées qui « per-forment (avec) les morts », toute une perspective de recherches plurielles qui mériteraient d’être prolongées, notre récent focus sur le solo de l’élue dans la reconstitution du Sacre du printemps (1913) intitulée Sacre #2 de Dominique Brun en étant bien déjà une (paradigmatique).

Mais en considérant la problématique du temps sous le prisme de relations à la mort et aux morts, mon propos ouvrait d’emblée une approche des corps et des gestes visant à porter attention dans le corps-archive lui-même à tous les « êtres gestuels » qui le peuplent :

Plus que le corps visible/invisible de l’acteur-danseur-performeur contemporain, il s’agit en effet de comprendre comme réels tous ces « êtres » du passé, du présent, du futur sortis de nos expériences sensibles, de voir leur évidence et consistance plutôt que de les reléguer au rang de l’invisible ou de l’immatériel ; de considérer alors qu’un seul geste puisse être l’idiosyncrasie de contrées gestuelles extrêmement peuplées, que mille êtres gestuels provenant d’autres temps ou d’autres espaces y surgissent ; de concevoir donc, en débordant la « kinesphère434 » centrée et limitée sur notre corps

proprement individuel et actuel de Laban, une vaste et complexe gestosphère ; d’observer alors dans ce réseau la vivance des gestes, leur durée, leur historicité, l’hypertextualité gestuelle ou plutôt

l’hypergestualité transhistorique qui préside à leurs circulations incessantes en des chaînes turbulentes

d’interprétations et de ré-interprétations ; de comprendre enfin cette « mémoire du corps », toutes ces paroles et ces gestes à la fois ancestraux et actuels435, toutes ces présences gestualisantes surgissant

à la pointe du présent d’un seul geste.

434 Rudolf LABAN, Espace dynamique, Contredanse, Bruxelles, 2003.

Ma démarche envisageait alors combien, comme l’énonce Bruno Latour :

« C’est la liaison des êtres qui fait le temps. C’était la liaison systématique des contemporains en

un tout cohérent qui faisait le flux du temps moderne. Maintenant que ce flux laminaire est devenu turbulent, nous pouvons abandonner nos analyses sur le cadre vide de la temporalité et revenir au temps qui passe, c’est-à-dire aux êtres et à leurs relations, aux réseaux constructeurs d’irréversibilité et de réversibilité436 »

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