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Ainsi, le résultat le plus prégnant ou paradigmatique pour nous de cette thèse : l’importance accordée

Il est difficile de trouver les mots pour dire la gravité 199 Steve PAXTON

3. Ainsi, le résultat le plus prégnant ou paradigmatique pour nous de cette thèse : l’importance accordée

dans l’ensemble de ces pratiques du « sentir » à ce que nous nommions généralement la kinesthésie et surtout à la notion connexe de « poids » ou de « rapport à la gravité » que toutes nos recherches n’ont cessé de désigner depuis, comme le « savoir » majeur danseurs, et dont nous pensons encore que la recherche en danse, en arts et sciences humaines gagnerait à davantage penser226 (à ce titre, le texte d’Hubert Godard

« Le geste et sa perception » dans « La danse au XXe siècle » nous paraît ici encore tout à fait fondamental). Le terme de « kinesthésie » ou de « sens kinesthésique » était finalement rarement utilisé au sein même des pratiques étudiées ou alors, pour ce qui concerne les méthodes d’éducation somatique, il se réservait aux textes spécialisés les traitant. Je le constatais bien comme tel, en même temps qu’il apparaissait bien une pléthore de termes employés au lieu de la sensation ou du « sentir »227 : « le "sentir" comme "comprendre",

comme "penser", comme "imaginer", comme "prendre conscience", comme "porter l'attention sur", comme "constater", comme "écouter", comme "observer", comme "différencier". On notait, par contre, l'usage très modéré des termes de "percevoir" ou de "perception" autour des pratiques, qui était par contre les plus utilisés dans les « discours » oraux et écrits. On constatait aussi combien le mot de « sensation » ne concernait pas que le mouvement, les mouvements ou des mouvements, mais bien aussi des sensations d’espaces, de durées, des « sensations de poids ». À cette multiplicité d’apparitions des termes autour du « sentir », s’enchâssait aussi le fait que la « sensation du mouvement » rimait avec la sensation de mouvement, « au sens de sensation des "mouvements à l'état naissant" comme le dit Bergson, ou de "pré-mouvement" comme le dit Hubert Godard », et l’idée de mettre la « sensation en mouvement » comme d’envisager aussi le « mouvement de la sensation ».

De plus, il était aussi bien évident que la « sensation du mouvement » ne concernait pas seulement les mouvements du corps propre (comme on l’accorde à la proprioception) mais aussi de « sensation » des mouvements des autres danseurs, et encore finalement des « mouvements » du monde sensible en général. La pratique « kinesthésique » des danseurs ou ce que je nommais alors bien largement la « kinesthésie » à l’œuvre dépassait alors largement les discours de l’anatomie ou de la neurophysiologie que je relatais. Les discours notamment généalogiques du sens « kinesthésique » associant ce sens à la « proprioception », remplaçant l’ancien « sens musculaire » ou « sens de la douleur » restent encore peu clairs : de celui de Charlton Bastian qui invente le « sens kinesthésique » comme sixième sens en 1887 comme perception des « positions » ou « déplacements » des différentes parties du corps ; de la psychophysiologie de Sherrington

225 Propos recueillis lors du stage-réflexion organisé par l'Association Danse Contemporaine, Le Creuset à Lyon en septembre 1996. 226 Dans le champ littéraire, Guillemette BOLENS a ouvert des analyses de la corporéité, du mouvement et des gestes en littérature

tout à fait originales : Guillemette BOLENS, Alain BERTHOZ (préface), Le style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Éditions BHMS, 2008 ; La logique du corps articulaire, La Logique du Corps articulaire. Les articulations du corps humain dans la littérature occidendale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000.

qui en 1906 classe les différents types de sensibilité (extéroceptive, concernant les « cinq sens » ; intéroceptive, concernant la vie neurovégétative, sensation de soif, de faim ; proprioceptive, concernant non seulement la perception des mouvements du corps mais aussi de l’équilibre par l’oreille interne) ; jusqu’à ceux de la neurophysiologie d’Alain Berthoz alors récente, qui en logent les « capteurs » non pas simplement au niveau des muscles et articulations et de l’oreille interne, mais aussi, dans une conception intersensorielle particulièrement à l’œuvre chez les danseurs, de la peau et de la vision, et dont je brossais une très brève généalogie, à partir de la classification d’Aristote en passant par ce « sens » du corps qui ne semble s’entendre jusque-là que comme « sens de la douleur »228.

À ces acceptions du « sensoriel » se rajoutaient ceux, non pas moins confus, des discours philosophiques, d’une « sensation dépréciée » à son « ambivalence » au regard du primat de la conscience dont nous faisions, en rebonds et réflexions expressément, en commentaires, à propos de la danse d’Odile Duboc, une brève généalogie de Platon à Merleau-Ponty en passant par Erwin Strauss.

Corrélant le « mouvement physique » et le « mouvement mental », John Martin crée le terme « metakinesis » pour rendre compte du mouvement dansé dans sa dimension projective, affective et communicationnelle. Le concept définit ainsi une théorie de la réception et sous-tend une esthétique fondée sur la participation du spectateur et le partage des émotions liées au mouvement. Il suppose un transfert du sens du mouvement, de l’émotion et de la sensation, de l’observé vers l’observateur229, où les notions d’Einfühlung ou « ressenti

de l’intérieur » de Robert Vischer en 1873, d’« empathie » de Théodore Lipps en 1903 ont pu être corroborées par la découverte neurophysiologique des « neurones miroirs » par Rizolatti en 1990.

Disons d’emblée que nous n’avons jamais véritablement adhérer à ces conceptions empathiques entre observateur et observé, préférant toujours le terme de mon professeur Jacques Cosnier, éthologue et psychologue qui a introduit l’étude de la Communication Non-Verbale en France, qui parlait, dans les cours que nous prenions en 1988-1989, « d’échoïsation », proche donc des phénomènes de « résonance » ou d’ « accordage affectif » qu’invoquait Daniel Stern en 1989230.

Il n’empêche que notre thèse investissait ces pratiques de danse où le sentir comme le mouvoir s’entrelaçaient comme se réfléchissaient et que, comme l’exprime Merleau-Ponty, il semblait qu’elles ne faisaient qu’expérimenter cette relation du « sentir » au « mouvoir » :

« On sait depuis longtemps qu'il y a un "accompagnement moteur" des sensations, que les stimulis déclenchent des "mouvements naissants" qui s'associent à la sensation ou à la qualité et forment un halo autour d'elle, que le "coté perceptif " et le "coté moteur" communiquent. Mais on fait la plupart du temps comme si cette relation ne changeait rien aux termes entre lesquels elle s'établit231 ».

Le « sentir » pouvait donc se définir dans son rapport avec le « mouvoir », ce qui ne devait pas être sans conséquence pour les acceptions mêmes de la "sensation" et du "mouvement" et de tous les « tourbillons » qu’on peut opérer entre ces deux termes.

C’est donc bien avec tous ces écheveaux d’acceptions, d’expérimentations et de conceptions, de pratiques et de discours que je concevais la notion de kinesthésie, qui, dans l’opération même des inter-sensorialités

228 Voir les chapitres de la thèse s’avançant dans le cadre du « Commentaire 1 » en rebonds et réflexions de la danse d’Odile Duboc :

« La "sensation du mouvement" et le sens "kinesthésique" et « Le mouvement comme qualité : enjeux du mouvement-sensation », p. 118-126 et la généalogie des discours sur la « sensation » que nous tentions de Platon à Merleau-Ponty en passant par Erwin STRAUSS, : Sur l'opposition sensation/perception ou sensation/conscience. La sensation : de la dévalorisation à l'ambivalence », p. 133-157.

229 « Le mouvement en soi est un véhicule permettant à un concept esthétique et émotionnel de passer de la conscience d’un individu

à celle d’un autre », John MARTIN, trad. Sonia Schoonejans et Jacqueline Robinson, La danse moderne, Arles, Actes Sud, 1991, p. 29. [The Modern Dance, New York, A.S. Barnes and Co., Inc., 1933].

230 Daniel N. STERN, Le Monde interpersonnel du nourrisson, PUF, 1989.

chorégraphiques que je voyais à l’œuvre, pouvait bien advenir comme « sens des sens » et s’entendre finalement comme « esthésie » :

La "sensation" du mouvement, interpellée par les danseurs tend à aller jusqu'au bout de ce que peut être la kinesthésie c'est-à-dire une esthésie, un geste aisthétique ou esthétique. [...] Si nous emploierons aussi ce terme de "kinesthésie" encore peu usité, c'est justement parce que nous pouvons, au travers des expériences chorégraphiques, non pas le dé-finir mais en faire entrevoir ces enjeux concernant la compréhension des autres sens, la compréhension de la perception et du mouvement en général. La "kinesthésie" et le travail du "sens kinesthésique" ont la propension d'intégrer le fait que la perception entière (proprioceptive, extéroceptive, intéroceptive) soit aussi mouvement mutationnel. Il y aurait alors, dans la logique aisthétique du mouvement-sensation, une mouvance principielle du sentir, ainsi qu'une "voyance" principielle du mouvoir. Ce n'est donc pas simplement le "sens kinesthésique" ou "proprioceptif" qui est convoqué par les danseurs, par le biais de la "sensation du mouvement", mais finalement une esthésie globale incluant aussi bien la sensibilité proprioceptive qu'extéroceptive ou, nous le verrons plus loin, intéroceptive. Ce qui est en jeu est donc, littéralement, la production d'un mouvement "esthétique" (aisthesis = sensation), d'un mouvement "aisthétique", dira -t-on (provisoirement).

Notons combien cette dimension de « l’aisthétique » dans cette thèse est bien historiquement située au lieu même des pratiques contemporaines que j’analyse et ici spécialement dans les danses de Trisha Brown et du Contact Improvisation infléchies du « travail de la perception » engagée dans les pratiques artistiques et chorégraphiques dites post-modernes. Je partageais alors et je partage toujours cette idée que les études de recherche en danse, et d’autant lorsqu’elles portent sur le sentir, placent au lieu même des élucidations chorégraphiques, une pensée théorique particulière, et expressément lorsqu’il s’agit de la phénoménologie, ont une tendance anhistorique voire apolitique, et exprimée clairement par Mark Franko :

« Ce qui semblerait caractériser la conviction formaliste dans les Dance Studies est une marque d’élan anti-historique. Ceci est une conséquence de la phénoménologie qui implique un présent éternel. À mon avis, cette idée peut conduire à une définition limitée du contemporain, à la fois anti- sociale et anti-historique ; et pour cette raison même, elle peut être en réalité anti-contemporaine232 ».

Si j’ai bien souvent rêvé d’ouvrir un laboratoire pluridisciplinaire engageant une espèce de généalogie ou d’archéologie générale de ce « sens » ou plutôt de cette sensibilité kinesthésique, il n’empêche qu’il me paraît encore remarquable de constater la « congruence historique entre ces innovations scientifiques et ces investigations artistiques233 », comme celle entre les discours philosophiques et les œuvres chorégraphiques,

autour de la « sensation » du corps et de ses mouvements à la fin du 19e siècle. Quoique tel n’était pas et

n’est pas encore notre propos, la « sensation du mouvement » mériterait, il nous semble, d’être davantage d’être historisée dans l’histoire de la danse, dans l’histoire des corps, des sciences et de la pensée. Depuis les années 2000, de nombreux travaux234 sont bien heureusement apparus pour la traiter corrélativement ou

232 Mark FRANKO, « La danse et le politique », Recherches en danse [En ligne], Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017, consulté

le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/danse/1647

233 Aurore DESPRÉS, Travail des sensations dans la pratique de la danse contemporaine. Logique du geste esthétique, op.cit, p. 125.

234 En autres, nous pouvons mentionner : Anne BOISSIERE, « Vers une psychologie du mouvement : l'espace acoustique d'Erwin

Straus, entre musique et danse », Insistance, 2011/1 (n° 5), p. 55-68. DOI : 10.3917/insi.005.0055. URL : https://www.cairn.info/revue-insistance-2011-1-page-55.htm ; A. BOISSIÈRE, « Le mouvement expressif dansé : Erwin Straus, Walter Benjamin » ; Anne BOISSIÈRE, Catherine KINTZLER, Approche philosophique du geste dansé, de l’improvisation à la performance, Presses universitaires de Septentrion, 2006, p. 103-127 ; Alice GODFROY, » Le silence et la danse au XXe siècle : d’un désaccord avec la musique à la musicalité des corps » in Écriture et silence au XXe siècle [en ligne]. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2010 (généré le 29 juin 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pus/2514>. ISBN : 9791034404971. DOI : 10.4000/books.pus.2514 et la thèse en préparation depuis 2017 de Katharina VAN DYK, « Danse, extase, modernité. Isadora Duncan, Mary Wigman, Doris Humphrey » sous la direction d’Isabelle Launay à Paris 8.

plus spécialement, tel l’ouvrage de Susan Leigh Foster, Choreographing Empathy. Kinesthesia in Performance235 et

encore, dans le champ des performances artistiques, celui, sous la direction de Sally Banes et André Lepecki,

The Senses in Performance236

N’ayant pas fait porté mes recherches et publications ultérieures directement sur cette question de la kinesthésie, engagée de quelques manières dans le champ d’une « soma-esthétique » par les travaux de Richard Shusterman237, par ceux sous la direction d’Isabelle Ginot à partir de la méthode Feldenkrais238, je

n’ai pas davantage investi à la lumière de ces travaux.

Il n’empêche que, depuis cette thèse jusqu’à aujourd’hui, ma démarche n’a cessé d’opérer à partir d’une sensibilité kinesthésique placée au fond de toutes mes recherches, de mes méthodologies, de mes analyses de surcroît, de mes enseignements surtout, et encore de tenter de rapporter et de transférer ces savoirs kinesthésiques des danseurs en comprenant la dimension « kin-esthétique » et la « kinesthésie » au lieu même du « sensible » comme méritant d’être pensée, en approches esthétique, politique et historique, en bien d’autres domaines.

Aussi, sur l’importance du sens kinesthésique ou de la kinesthésie, en divers lieux, de communications et d’enseignements en arts du spectacle et en activités physiques et sportives, ceux de la vie ordinaire aussi, j’ai la sensation au fond de n’avoir fait que de (me) répéter. Comment est-il possible encore, et peut-être plus que jamais au XXIe siècle, que seule la classification d’Aristote vienne à la pensée ? Cela reste pour moi,

et dit simplement, encore effarant. Et, dans le même temps, combien il semble aisé de susciter la perception « en termes de mouvement » au lieu de toutes et tous, soit une perception kinesthésique, dès qu’on la pointe et qu’on y porte attention ?

Dès lors, cette thèse portait la notion de « kinesthésie » en un sens bien élargie pour ne s’entendre qu’au plus près de l’étymologie et pour ne concerner bien expressément pas seulement la danse mais bien tout le champ des activités humaines. Il y irait finalement d’une perception générale des « mouvements » des êtres vivants, de leurs manières de se mouvoir, de se porter, de battre, de croître dans l’espace-temps-matière.

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