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Le savoir majeur des danseurs qui est venu au cœur du « travail des sensations » de cette thèse, que

Il est difficile de trouver les mots pour dire la gravité 199 Steve PAXTON

4. Le savoir majeur des danseurs qui est venu au cœur du « travail des sensations » de cette thèse, que

nous avons tenté de prolonger comme de porter à la compréhension d’autres arts, concernait et concerne encore ce que les danseurs ont bien repéré en une sorte de percept depuis le début du XXe siècle et qui se

donnait encore autrement dans cette danse contemporaine et d’autant « post-moderne » était bien la notion de « poids », relevée, au travers des pratiques, comme « sensation de poids ». C’est qu’aussi, la notion de

« poids » comme différents modes ou rapports à la gravité apparaissait connexe à la sensibilité kinesthésique. Car, en effet, c’est simplement marquer le fait que le « mouvement » invoqué en « sensation » ou « perception » ne se disait pas seulement d’espace et de temps, mais comme l’a désigné Laban en « facteurs moteurs », d’espace, de temps ET de deux facteurs connexes soulignant la dynamique des variations toniques et rythmiques : de « poids » et de « flux ». Que la « kinesphère » qui engage l’espace puisse se dire aussi exactement et en même temps d’une « dynamosphère » qui engage le temps et la gravité.

Dans le sillage de Laurence Louppe, ce sont ces savoirs du « mouvement », cette « pensée du poids » d’où peuvent s’ouvrir en lectures pour l’histoire et l’esthétique des gestes, différents « rapports à la gravité », des sortes de « partis-pris pondéraux » que nous ne cessons encore de convoquer et, peut-être pour mieux les

dire, les rapporter ou les transporter ailleurs, de proposer en importance avec la catégorie abstraite, ouverte

235 Susan Leigh FOSTER, Choreographing Empathy. Kinesthesia in Performance, Londres/New York, Routledge, 2011. 236 Sally BANES, André LEPECKI, The Senses in Performance, Londres/New York, Routledge/TDR series, 2007.

237 Richard SHUSTERMAN, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, trad. N. Vieillescazes, Paris, L’Éclat, 2007 ; Vivre la philosophie :

pragmatisme et art de vivre, trad. C. Fournier, Paris, Klincksieck, 2001 ; L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit, 1992.

238 Isabelle GINOT (dir.), Penser les somatiques avec Feldenkrais. Politiques et esthétiques d’une pratique corporelle, Éditions L’entretemps,

2014 ; Marie BARDET, Joanne CLAVEL, Isabelle GINOT (dir.), Écosomatiques, Penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Deuxième Époque, 2018.

et fluente, de « pondéralité », à l’instar de la prise en compte des « spatialités239 » et des « temporalités240 »

dans les « corporéités » ou les « gestualités » donc.

Dans la thèse, ce qu’il apparaissait comme particulièrement prégnant et central au travers de l’ensemble de ces pratiques était un travail sur la « sensation de poids » tant la notion de « poids » développée par les danseurs s’ajustait à des explorations des ressorts tonico-posturaux-gestuels dynamiques qui entraînent toutes les perceptions, soit toute la sensorialité :

« En mettant l'accent sur le concept de "poids", la pensée de la danse contemporaine opère ces multiples croisements sensoriels. Le "poids" est un concept chorégraphique qui n'est pas simplement lié à la seule proprioception définie bio-mécaniquement. Il serait d'ailleurs, il me semble, dommage, de contenir cette "pensée du poids" des danseurs contemporains dans la seule sphère "proprioceptive". Le "poids" est un concept proprio-tactilo-visio-auditif et aussi, pourquoi pas, olfacto-gustatif (on pourrait maintenir cette hypothèse que des "capteurs kinesthésiques" pourraient être décelés au niveau des papilles gustatives et olfactives, hypothèse non-contredite a priori par l'activité d'orientation du nourrisson). La kinesthésie, telle que nous la définissons c'est-à-dire comme esthésie, a cette propension de relier les modes sensoriels entre eux, de les faire communiquer. Par le biais de la kinesthésie, nous pouvons envisager aussi que toute sensorialité suppose un mouvement, mouvement qui prend place dans une situation gravitaire ; qu'ainsi, toute perception est liée à une certaine matérialité pondérale.

La "sensation de poids" existe, pour les danseurs contemporains, selon une certaine "pensée du poids"241 constante, comme le dit Laurence Louppe. La "sensation de poids" ou la kinesthésie

comme esthésie n'est pas un sens de plus, un sixième sens, mais plutôt définit, comme "pensée du poids", un autre sens des sens. C'est que la pensée du poids et l'actualisation de l'équilibre instable font venir l'ensemble de la sensorialité autrement. Le regard, l'écoute, le toucher, la saveur, l'odeur "prennent du poids", de la consistance volumique inscrite dans un régime itinérant. Nous avons vu combien le "poids", dans l'histoire de la danse contemporaine, avait une valeur pragmatique et paradigmatique, mais le "poids" est, plus qu'une simple nouveauté conceptuelle, le paradigme d'une autre pensée et d'une autre logique de corporéité, intuitionnée par Laban et ses proches successeurs. Mettre l'accent sur la sensibilité kinesthésique, comme le font, aujourd'hui, la plupart des méthodes d'éducation somatique ou sur la "proprioception" comme le fait la kinésiologie d'Hubert Godard réfère essentiellement, à ce projet, de non pas tant "affiner" un sens de plus, mais bien à faire surgir une autre logique sensorielle et corporelle globale242.

Si la thèse avait été particulièrement « esthétique », mes travaux ultérieurs ont consisté à porter cette étude des « rapports au poids » au cœur de ceux à l’espace et au temps, des « partis-pris pondéraux » ou des « pondéralités » au lieu d’approches historiques et esthétiques de l’art chorégraphique – à partir du 15e

notamment dans mes enseignements en histoire de la danse, à partir du 20e et 21e dans mes travaux de

recherche, mais aussi à rapporter leur enjeux épistémologiques d’être considérés dans d’autres domaines artistiques.

239 C’est bien le travail de recherche mené plus spécialement par Julie Perrin au département Danse de l’université Paris 8 : Cinq

essais sur la spatialité en danse, Dijon, Les presses du réel, 2013 ; Perrin Julie, « L'espace en question », Repères, cahier de danse, 2006/2, n° 18), p. 3-6, https://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2006-2-page-3.htm

240 Au titre de l’importance des « temporalités », notons ici qu’en considération du « tissage et détissage de la temporalité » et du

« dialogue incessant et conflictuel avec la gravitation terrestre » à l’œuvre dans les corporéiéts dansantes, Michel Bernard forgeait alors spécialement la notion et catégorie abstraite d’ « orchésalité ». C’est bien aussi pour marquer ces dialogues avec la gravité dans les temporalités du geste que la notion spécifique de « pondéralité » m’a semblé nécessaire. (M. Bernard, « De la corporéité fictionnaire », Revue internationale de philosophie, n°222, Le Corps, 2002/4 ; De la création chorégraphique, op.cit).

241 Laurence LOUPPE, Propos recueillis lors d'une conférence sur Trisha Brown à la Maison de la Danse à Lyon en 1996. 242 Aurore DESPRÉS, Travail des sensations dans la pratique de la danse contemporaine. Logique du geste esthétique, op.cit, p. 484.

Ainsi, dans cet article ultérieur Performances américaines des années 60-70. Les enjeux d'une autre relation à la

gravité [Art.10, p. 141-157243], je portais cette dimension historique du « poids » comme d’une perception des

rapports à la gravité au lieu des autres arts, et spécialement ici de l’art performance et des arts plastiques et visuels :

« L’importance du poids est une des grandes découvertes de la danse contemporaine : non seulement le poids comme facteur de mouvement, selon une vision qui resterait platement bio- mécanique, mais aussi le poids comme enjeu poétique primordial244 ». Comme le souligne Laurence

Louppe, le concept de « poids » intervient de manière inaugurale comme le ressort majeur de ce qui a présidé à l’émergence de la modernité en danse au début du XXe siècle.

Pour les danseurs, des pionniers de la danse moderne que sont J. Dalcroze, R. Laban jusqu’aux danseurs les plus contemporains, le « poids »245 ou la « sensation de poids », termes fréquemment

employés dans les pratiques comme dans les théories, signent l’actualisation sans cesse renouvelée par le mouvement du corps, d’une relation des corps à la gravité. Proche des théories de la gravitation formulées par Einstein à la même époque, Laban considère non pas la « gravité » comme un « rapport » homogène et quantitatif à la force et loi newtonienne mais bien plutôt l’espace-temps- matière gravitaire sous les termes d’une « relation » tressée et sans cesse re-négociée dans le champ de l’individualité comme à l’échelle des cultures et des sociétés en une « construction symbolique » faite de « partis-pris pondéraux »246.

Il y a là une invitation conceptuelle à la considération de ce que l’on pourrait appeler des

pondéralités comme autant de manières d’être-à-la-gravité, manières de se tenir, d’être situé,

intrinsèquement constitutives de nos manières d’agir, de voir, de sentir et de penser. Pour Hubert Godard, l’organisation gravitaire d’un individu issu d’un « mélange complexe de paramètres philogénétiques, culturels et individuels est la « toile de fond tonique » ou « l’arrière-fond sur lequel se dessine tout mouvement apparent »247.

La gravité intervient alors non pas comme une simple force dont tout un chacun subirait la pression de manière homogène et dont on aurait, par le fait en force de loi, rien à dire, à agir ou à penser, mais plutôt comme un champ dynamique de perceptions et d’actions susceptibles d’opérer, en reprenant ici Jacques Rancière, des « partages du sensible »248 comme autant de configurations et

reconfigurations esthétiques et politiques.

Dès lors, au regard des démarches artistiques et chorégraphiques qui ont travaillé à leur mutation dans l’art performance et la danse postmoderne américaine que nous analysions ensemble dans cet article, nous avancions, en perspectives, les enjeux de considérations gravitaires et kinesthésiques dans le champ de l’esthétique et de l’histoire des arts :

Dans l’étude qu’il consacre à la peinture de J.-H. Fragonard et spécialement aux Hasards

heureux de l’escarpolette, Etienne Jollet appelle, en 1998, à une étude de la pesanteur en histoire de l’art

comme à la prise en compte d’une historicité de la pesanteur dans les représentations artistiques249. Il

n’empêche que les acceptions de la dimension gravitaire et de ses inflexions successives n’ont trouvé

243 Art.10. « Performances américaines des années 60-70. Les enjeux d'une autre relation à la gravité », Revue LIGEIA, Corps et

performance, Dossiers sur l'art, Giovanni Lista (dir.), N°121-122-123-124 sous la direction d'E. Ollier, Paris, 2013, p.149-171 in Volet 4-Publications 2000-2019, op.cit., Art. 10, p. 141-157.

244. Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997, p. 97. 245. Rudolf LABAN, La Maîtrise du Mouvement, Paris, Actes Sud, 1994.

246. Laurence LOUPPE, op.cit., p. 97.

247. Hubert GODARD, « Le geste et sa perception » in Marcelle Michel, Isabelle Ginot, La danse au XXe siècle, Paris, Bordas, 1995,

p. 224-229.

248. Jacques RANCIERE, Le partage du sensible, Esthétique et Politique, op.cit.

que peu de prolongements dans le champ de l’histoire de l’art et dans celui de l’esthétique. Dans un article consacré à l’étude des œuvres du GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel), Pierre Arnault trace une ligne de recherche qui accorderait aux perceptions visuelles et corporelles l’existence d’un espace gravitaire « non exclusivement optique mais aussi et surtout tactile, musculaire, kinesthésique, un espace corporel qui est à mon sens celui-là même où se jouent les renouvellements les plus intéressants et les plus lourds de conséquences dans la sculpture et dans l’ensemble des formes d’expression tridimentionnelles de l’art autour de 70, de l’Anti-Form au Process Art, de certaines formes de performance à la chorégraphie »250. Dans son étude consacrée justement aux œuvres de R.

Morris, Rosalind Krauss détecte justement l’importance du corps soumis aux pressions extérieures et intérieures : « Le contact corporel, pourrions-nous dire, crée une prise de conscience du corps, l’enveloppant, l’isolant… C’est le corps en tant que pression physique, en tant que toucher, ce qu’on pourrait appeler l’haptique (ou le tactile), par opposition à l’optique »251. Or, l’avènement, dans les

années 60, du « corps comme expérience » au sein même des processus et des productions artistiques et qu’attestent particulièrement les phénomènes liés à la « performance » notamment chorégraphique, suppose, selon nous, une reconsidération des théories autour de la perception reformulées non pas seulement à partir des cinq sens traditionnels mais davantage autour de l’acceptation conceptuelle, dans le champ de la production comme de la réception des œuvres, d’une perception « kinesthésique » ou autrement dit, selon une simple étymologie, des sensations des mouvements du corps que ce sentir concerne les mouvements de son propre corps ou les mouvements d’un autre corps ou d’un objet. Le champ théorique d’une possible kin-esthétique considérant les corps dans la vie comme dans l’art en lien avec leurs perceptions de la gravité reste encore à explorer.

5. La thèse avait bien déjà avancé des « logiques du geste » au regard de la perception de différents

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