• Aucun résultat trouvé

L’affirmation du vieux khmer grâce et face au sanskrit

Plan 1 : Distribution des inscriptions dans le temple de Banteay Srei

II.4. Redéfinir le rôle du sanskrit

II.4.4. Des verbes aux corrélatifs

II.4.4.1. Les verbes

Nous allons énumérer en premier lieu deux listes de verbe, à savoir : 1. les verbes rencontrés dans les malédictions et les bénédictions des inscriptions en sanskrit et 2. les verbes rencontrés dans les malédictions et les bénédictions des inscriptions en khmer. Nous allons ensuite établir un tableau qui distingue les verbes khmers d’origine khmère des verbes khmers d’origine sanskrite et un tableau de correspondance entre les verbes khmers d’origine khmère et ceux en sanskrit trouvés dans les inscriptions sanskrites. Les deux tableaux seront suivis d’exemples qui illustrent les correspondances des verbes khmers d’origine khmère dans des phrases khmères avec les verbes sanskrits dans les textes sanskrits. Pour finir, nous allons citer deux inscriptions « bilingues », K. 51 (VIIe siècle) et K. 277 (IXe siècle), qui nous permettront d’examiner comment des passages bilingues se correspondent à travers les verbes.

Nombreux sont les verbes dans les textes sanskrits, à savoir : haret « il prenne »,

nayati « il prend », nāśayati « il détruit », apaharanti « ils prennent », hīrāyanti « ils laissent

prendre », abhivañchati « il trompe », ghnanti « ils tuent », lumpanti « ils violent »,

vilumpeyur « ils violent », lopayati « il fait violer »288, laṅghayeyuś « ils transgressent »,

rundhanti « ils empêchent », anukuryyur « ils respectent », rakṣayet « il protège », varddhayeyuś « ils fassent prospérer », gacchet « il aille », yāyāt « il aille », vaset « il vive », avāpnuyuḥ « ils obtiennent » et prāpnuvantu « ils obtiennent »289.

Dans les textes khmers, nous trouvons une trentaine de verbes que nous expliquerons dans les tableaux ci-dessous. Ils sont divisés en deux groupes, à savoir : 1. ceux d’origine

288 Cœdès, IC II : 204.

289 Il faut signaler que les verbes mentionnés dans les inscriptions sanskrites du Cambodge sont, à l’exception du verbe rudh- « empêcher », des verbes courants dans les inscriptions sanskrites de l’Inde.

sanskrite et 2. ceux d’origine khmère. Chaque groupe se divise, à son tour, en deux sous-groupes ; le premier en 1A. les verbes que l’on retrouve dans les varaśāpa des inscriptions sanskrites et 1B. ceux que l’on ne retrouve pas dans les textes sanskrits. Les deux sous-groupes du second sont 2A. ceux qui correspondent aux verbes sanskrits (dans les inscriptions sanskrites) et 2B. ceux qui n’ont pas d’équivalents sanskrits.

Tableau 9 : Verbes khmers utilisés dans les imprécations et les bénédictions des textes khmers

Verbes khmers d’origine sanskrite Verbes khmers d’origine khmère Verbes retrouvés

également dans les textes sanskrits

(1A)

Verbes absents dans ce contexte dans les

textes sanskrits (1B) Verbes correspondant aux verbes sanskrits (2A) Verbes sans équivalents sanskrits (2B) - paripālana « protéger » - pāta « tomber » - pīḍā « oppresser » - lope / lopeya « détruire » - varddhe / varddheya « faire prospérer » - hiṃsā « être violent » - ’ahaṅkāra « être prétentieux, être orgueilleux » - gurudrohi* « trahir son maître » - jāta « être né » - nindā « critiquer » - rājadroha* « trahir le roi » - śivadroha « trahir Śiva » - cicāy « détruire » - cer « trangresser » - juḥ « tomber » - thve (roḥ) « faire selon » - dap « obstruer » - dau « aller » - paṃpat « détruire » - laṅlyaṅ / laṅleṅ « tomber dans » - sak « enlever » - saṃlāp « tuer » - cap « saisir » - ckop « lever (des taxes) » - thve (prakāra pi calaya) « agir de manière à troubler » ; thve antarāya « causer l’obstacle » - dār « recevoir » - panhyat « presser » - lvāc « voler » - soṅ « rembourser » - svey « jouir de »290 - hau « appeler »

290 Les bénédictions, moins nombreuses que les malédictions, emploient deux verbes khmers principaux, à savoir : svey « jouir de » et mān « avoir, atteindre, obtenir ». Ces deux verbes semblent avoir une connotation positive comme le montrent les expressions suivantes : svey svarga « jouir (de la vie dans) le ciel », svey sukha « jouir du bonheur », svey divyaloka « jouir du monde céleste », svey vimāna « jouir du palais volant dans le ciel », svey bhogeśvara nu vimāna ratna phoṅ « jouir du (statut) de maître des sacrifices ainsi que des palais célestes et des pierres précieuses », mān svargga « atteindre le ciel », mān sukha nu yaśa « obtenir le bonheur et la gloire », mān phala phleya śivabhakti « obtenir le fruit de la dévotion envers Śiva », mān sukha sthiti ṛddhi « obtenir bonheur, bonne existence et puissance » et mān phala ’arddhabhāga « obtenir une moitié de mérite » pour ne citer que les expressions les plus connues. Rien n’empêche que ces deux verbes soient compatibles avec des éléments négatifs comme mān pāpa « commettre des péchés » au contraire de mān svargga « atteindre le ciel », mān yātana « recevoir des souffrances (dans l’enfer) » au contraire de mān sukha nu yaśa « obtenir le bonheur et la renommée », svey naraka « atteindre l’enfer » au contraire de svey vimāna « jouir du palais volant » ou de svey divyaloka « jouir du monde céleste ».

N.B. : Les mots marqués avec des astérisques sont absents non seulement des passages de malédiction et de bénédiction rédigés en sanskrits, mais ne sont attestés dans aucun contexte dans les inscriptions sanskrites du Cambodge.

Tableau 10 : Équivalents des verbes khmers d’origine khmère avec ceux en sanskrit trouvés dans les inscriptions sanskrites

Verbes khmers (2A) Verbes sanskrits

sak « voler » hṛ- « prendre » ou nī- « emporter » ou lup-

« violer »

cicāy « détruire » et paṃpat « détruire » nāś- « détruire »

cer « transgresser » laṅgh- « transgresser »

laṅleṅ / laṅlyaṅ « tomber » et juḥ « tomber » pat- « tomber »

dau « aller » yā- « aller » ou gam- « aller »

thve roḥ « faire en conformité » anukṝ- « se conformer »

saṃlap « tuer » han- « tuer »

mān « obtenir, avoir, exister » āp- « obtenir », sthā- « exister »

dap « empêcher » rudh- « empêcher »

Parmi les verbes du groupe 2A, certains ont plusieurs équivalents sanskrits qui sont des synonymes, d’autres qui sont des synonymes ne possèdent qu’un seul équivalent en sanskrit. Prenons le cas du verbe préangkorien laṅlyaṅ (ou laṅleṅ) « tomber » qui rappelle le verbe khmer d’origine sanskrite pāta « tomber » (comme dans K. 245 du XIe siècle : pāta

traitriṃśanaraka « tomber dans les 33 enfers »). En outre, la stèle de Tuol Supor Kaley nous

fournit un autre synonyme de laṅlyaṅ. Il s’agit du verbe juḥ « tomber » dans la phrase juḥ

niraya śīta nā gi caturapāya « ils tomberont dans l’enfer froid des quatre apāya291 » (Pou 2011 : 14, 15). Dans le même ordre d’idée, il est important de signaler K. 92 (du XIe siècle) qui comporte sept stances de malédictions mentionnant le châtiment infernal à deux reprises :

nānānarakaṃ yānti « (qu’ils) aillent dans les enfers variés » (dans la stance 25) et patantu narakaṃ « (qu’ils) tombent dans l’enfer » (dans la stance 31). Les deux verbes yānti (de la

racine yā- « aller ») et patantu (de la racine pat- « tomber ») retrouvent facilement leurs

291 Le terme ’apāya mérite une attention particulière. D’après Pou (2011 :17), il désigne « les lieux de souffrance, dont les enfers, où séjournent les êtres ayant commis le mal, les quatre ’apāya comprennent le purgatoire (notre niraya), le séjour des animaux, celui des trépassés et celui des géants. » Si cette définition s’avère exacte, nous avons ici une preuve d’une connaissance cosmologique plus large que l’enfer chez les Khmers.

équivalents khmers, respectivement dau et laṅlyaṅ, qui existent depuis l’époque préangkorienne.

Le tableau de concordances des verbes khmers et sanskrits est basé sur leurs sens à travers les inscriptions aux époques différentes. Il arrive qu’une seule inscription exprime une malédiction et une bénédiction en khmer d’une façon et en sanskrit d’une autre façon. Des équivalents trouvés entre la partie khmère et la partie sanskrite d’une même inscription ne se conforment pas au tableau. K. 51 du VIIe siècle est un exemple-type. La phrase khmère : ge ta

paṃpat cortta man ge dau naraka292 « ceux qui détruisent les biens des dieux (cortta) iront

aux enfers » semble être redite dans les deux vers sanskrits qui suivent :

dvijāter indradattākhyād draviṇaṃ yan muradviṣaḥ tad icchati gṛhītuṃ yas sa yātu narakaṃ _ _ indradattasya devasvaṃ yo hartum abhivāñchati _ _ _ _ narakaṃ yātu pitṛbhis sapta _ _ _ _ ||

« Que celui qui désire prendre au brāhmane Indradatta les biens de l’ennemi de Mura (Viṣṇu) aille en enfer. »

« Que celui qui aspire à prendre à Indradatta les biens du dieu …. aille en enfer avec ses ancêtres de sept (générations). »293

Bien qu’il manque des mots aux deux stances, elles donnent un sens complet. Elles condamnent les criminels à l’enfer – sa yātu narakaṃ « qu’il aille en enfer » – qui correspond tout à fait à la phrase khmère ge dau naraka. Le verbe yātu est rendu en khmer par le verbe

dau « aller ». À propos des actes de vandalisme, la première stance mentionne icchati gṛhītuṃ yas « celui qui veut prendre » et la seconde parle de yo hartum abhivāñchati « celui qui triche

pour prendre » alors que la phrase khmère utilise ge paṃpat « celui qui anéantit ». Les deux verbes sanskrits ont draviṇam « des biens » et devasvaṃ « des propriétés appartenant aux dieux » comme objet direct, tandis que le verbe khmer paṃpat est suivi d’un terme obscur

cortta. Cœdès (IC V : 16, n.1) propose une autre lecture, dhortta, qui pourrait être une forme

corrompue de dhūrtta « escroc ». Un examen de la photo de l’estampage de la K. 51 (n. 727) va à l’encontre de la lecture de dhūrtta. Il s’agit vraisemblablement du terme cortta qui apparaît déjà une fois avant notre phrase de malédiction, mais le contexte ne nous est pas d’un grand secours. En comparant les deux parties, rien n’empêche que le cortta soit le complément d’objet direct du verbe paṃpat et un équivalent des termes sanskrits draviṇam et

devasvaṃ ; il pourrait donc signifier : « des biens (des dieux) ».

292 Cœdès, IC V : 15.

En outre, K. 277 de Prasat Takeo du XIe siècle fournit une malédiction bilingue intéressante. Cœdès (IC IV : 155‒156) constate que l’imprécation en khmer est une sorte de paraphrase du texte sanskrit qui le suit. Ce n’est qu’une apparence. Bien qu’il y ait certainement un calque d’idée : lvaḥ pi nu manas guḥ « rien qu’en pensée » dans la phrase khmère correspond exactement au sanskrit manasā api (manasā « par la pensée » ~ nu manas et api « malgré, même » ~ lvaḥ pi guḥ), les verbes, voire les contenus, des deux parties ne sont pas les pendants l’un de l’autre :

nau ru jagat ta varddhe caṃnāṃ kalpanā neḥ svey phala sama pravibhāga o nau ru jagat ta pīdā _ _ _ _ lvaḥ pi nu manaḥh guḥ svey rājabhaya ta nānāprakāra _ _ _ _ dau jāta dvātriṃśanaraka yamaloka nu ’ayat kālahāna o

« Les gens qui feront prospérer cette fondation jouiront d’un fruit égal à une portion (de mérites). Ceux qui molesteront (cette fondation) _ _ _ ne fût-ce qu’en pensée, subiront les châtiments royaux de toute sorte _ _ _ et iront dans les trente-deux enfers et le monde de Yama sans rémission. »

Côté sanskrit, la bénédiction s’exprime à travers deux stances :

varddhayeyur idaṃ puṇyaṃ ye svarggaṃ prāpnuvanti te lopayeyuś ca narake vīcyādau prāpnuvanti te svargge me vacanaṃ sukalpitaṃ idaṃ ye cānukuryyus sthitās sārddham sadgatibhis surendrapatitās294 te varddhayeyus sthiram lumpeyur mmanasā pi ghoranarake ye pīdayantas sthitāḥ

dandair lohamayaiḥ prahāritatanūgrāḥ kiṅkarair uddhataiḥ ||

« Ceux qui feront prospérer cette œuvre méritoire obtiendront le ciel ; ceux qui la violeront, obtiendront (leur châtiment) dans l’enfer Avīci et les autres.

Ceux qui se conformeront à cette parole que j’ai bien formulée, puissent-ils, placés dans le ciel avec les bienheureux et parvenus à la condition de rois des dieux, prospérer sans cesse ; les oppresseurs qui, même en esprit, molesteront (cette fondation), qu’ils soient placés dans l’enfer terrible, pourvus d’un corps affreux frappé avec des bâtons de fer par les violents serviteurs (de Yama). »295

Examinons d’abord la malédiction. La proposition subordonnée en khmer semble utiliser un verbe pīḍā (sic pour pīdā) « oppresser » alors que celle en sanskrite emploie un verbe à l’optatif lumpeyur qui a comme sujet ye pīdayantas « les oppresseurs qui ». Le terme

pīdayantas est un participe présent du verbe pīḍ- « opprimer » qui donne un nom, pīḍā,

« oppression » que la phrase khmère transforme en verbe. Quant à la proposition principale, le

294 La forme souhaitée est surendrapatibhis (un instrumental au pluriel) mais l’écriture donne raison à la lecture de surendrapatitās comme le souligne Cœdès (IC IV : 159, n. 3).

verbe khmer dau jāta « aller prendre la naissance » est comparable au sanskrit sthitāḥ (santi) « demeurer ». En outre, les deux parties donnent des informations différentes sur les enfers. Si le texte khmer dit que les enfers sont au nombre de trente-deux (dvātriṃśanaraka) et que la souffrance dans le monde de la mort (yamaloka) ne connaît pas de bornes (kālahāna), les vers sanskrits décrivent la torture par des serviteurs (kiṅkarair) de Yama avec un bâton en métal (daṇḍalohamayaiḥ). La phrase khmère ajoute qu’avant la peine infernale, le criminel doit subir plusieurs juridictions royales (svey rājabhaya ta nānāprakāra).

Quant à la bénédiction en khmer, elle semble beaucoup plus courte que celle en sanskrit. L’auteur semble répéter son souhait de faire prospérer son œuvre pieuse par le verbe

varddhe en khmer et varddhayeyur en sanskrit ainsi que caṃnāṃ kalpanā neḥ en khmer et idaṃ puṇyaṃ en sanskrit. Cependant, le résultat de l’acte dans le texte khmer svey phala sama pravibhāga « jouir du fruit égal d’une portion » ne correspond pas au séjour dans le ciel dans

le texte sanskrit (svarggaṃ prāpnuvanti te).

En résumé, l’examen des verbes montre des équivalents entre les malédictions et les bénédictions en vieux khmer et celles en sanskrit. De nombreux verbes d’origine khmère retrouvent des verbes correspondants en sanskrit dans des inscriptions séparées ou dans une seule et même inscription. Ces verbes transmettent les mêmes messages de menace de l’enfer et de récompense du paradis que les verbes en vers sanskrits. Contrairement aux emprunts sanskrits que nous avons déjà vus, les verbes rattachent les proses khmères aux vers sanskrits d’une manière implicite.

Outre les verbes, les ressemblances des varaśāpa entre les textes sanskrits et khmers se révèlent dans les corrélatifs.

Outline

Documents relatifs