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Des expressions liées à Kambu en tant que créations locales

L’affirmation du vieux khmer grâce et face au sanskrit

II.1. Le mythe de Kambu 119 chez les Khmers

II.1.2. Des expressions liées à Kambu en tant que créations locales

Des expressions liées à l’ascète Kambu sont attestées plus souvent dans les inscriptions en sanskrit que dans les inscriptions en khmer. Elles sont des composés de deux termes : Kambu- et Kambuja- « né(s) de Kambu ». Dans les pages qui suivent, nous présenterons tout d’abord, avec souci d’exhaustivité, ces expressions à travers les inscriptions sanskrites du Cambodge. Des attestations dans l’épigraphie du Campā seront aussi évoquées pour souligner que certaines d’entre elles apparaissent plus tôt que les attestations dans les inscriptions du Cambodge. Ensuite, nous examinerons des composés en Kambu- et Kambuja- qui sont attestés dans les inscriptions en khmer. Cela nous permettra de souligner l’importance du terme néologisme kambuja. Nous étudierons sa morphologie. Enfin, nous rattacherons le terme kambuja au terme kmer ~ khmer pour souligner la coexistence de l’emploi du terme

kambuja et celui du mot khmer en tant qu’ethnonymes.

II.1.2.1. Des expressions formulées avec le terme kambu et le terme kambuja à travers les inscriptions en sanskrit

Les inscriptions en sanskrit utilisent des composés en kambuja- « né(s) de Kambu » plus souvent que ceux en kambu-. Nous recensons huit expressions ayant le nom kambu- comme premier élément et quatorze expressions formulées avec le terme kambuja-. Il faut souligner que parmi ces expressions citées ci-dessous, trois sont des noms propres, à savoir :

kambupurī, kambujalakṣmī et kambujarājalakṣmī.

- Les expressions en kambu- : kambukula (K. 568 : st. 7) « la famille de Kambu » ; kambudeśa (K. 300 : st. 9 ; K 400 B : st. 2 ; K. 485 : st. 63) « pays de Kambu »; kambupatīśvara (K. 323 : st. 47) « roi des maîtres (de la lignée ou du pays) de Kambu » ; kambupurī (283 A : st. 21 ; 806 A : st. 31; 806 B : st. 245) « la ville de Kambu » ; kambubhūbharabhṛta (K. 286 : st. 13 ; K. 675 : st. 9) « roi des rois (de la lignée) de Kambu » ; kambubhūbhṛt (K. 598 : 50, entre autres) « roi (de la lignée) de Kambu » ; kambuvaṅśa (K. 273 / K. 908 : st. 7) « lignée de Kambu » ; kambusenā (K. 806 : st. 27) « l’armée de Kambu » ;

- Les expressions en kambuja- : kambujākṣara (K. 290 : st. 109, entre autres) « écriture des Kambuja » ; kambujādhipati (K. 853 : st. 2, entre autres) « maître des Kambujas »; kamvujadeśa (K. 258 : st. 2 ; K. 923 : st. 14) « pays des Kambujas » ;

kamvujadvīpam (K. 488 : st. 11 ; K. 567 : st. 11) « l’île des Kambujas » ; kambujendra

(K. 273 : st. 142 ; K. 435 : st. 47 ; K. 814 : st. 4, entre autres) « roi des Kambujas » ;

kambujendreśvara « roi des rois des Kambujas » ; kambujeśvara (K. 14 : st. 3 ; K. 19 :

st. 3 ; K. 713 : st. 3) « roi des Kambujas » ; kambujabhūpatīndra (K. 324 : st. 2, entre autres) « roi des rois des Kambujas » ; kambujabhūbhṛdindra (K. 280-83 D : st. 23) « roi des rois des Kambujas »; kambujarāja (K. 368 : st. 42, entre autres) « roi des Kambujas » ; kamvujarājarāja (K. 701 : st. 105) « roi des rois des Kambujas » ;

kamvujarājendra (K.278 : st. 2) « roi des rois des Kambujas » ; kambujarājalakṣmī

(K. 273 A : st. 8 ; K. 908: st. 8) « la beauté ou la prospérité du roi des Kambujas » ;

kambujalakṣmī (K. 382 : st. 5 ; K. 534 : st. 6) « la beauté ou la prospérité des

Kambujas ».

Les expressions mentionnées ci-dessus désignent le roi, le pays, la lignée ou la famille, l’écriture et l’armée. La majorité d’entre elles sont grosso modo des périphrases pour désigner le « roi » en tant que « porteur de la terre ». Ces expressions figurent dans des inscriptions datées du règne du roi d’Indravarman (877‒889 apr. J.-C.) à celui du roi Dharaṇīndravarman II (c. 1150)138. De premières attestations de ces expressions se retrouvent dans les inscriptions de Phnom Bayang, K. 14 et K. 853, dans lesquelles le roi Indravarman s’appelait respectivement kamvujeśvara « seigneur des Kambujas » et kamvujādhipati « maître des Kambujas ».

Il faut signaler que le nom kambu- dans les trois expressions suivantes :

kambupatīśvara, kambubhūbhṛt et kambubhūbharabhṛta, est peut-être employé comme un

138 Vickery (s.d. : 60‒62) donne une liste détaillée des expressions liées à Kambu, attestées dans des inscriptions en sanskrit et en khmer, dans l’ordre chronologique. D’ailleurs, nos Annexes 1 et 2 donnent respectivement des listes exhaustives des attestations des termes kambuja et kambu.

terme au pluriel pour désigner des descendants de cet ascète139. Il semble qu’il manque un mot à ces expressions après le premier composant kambu. Cela peut s’expliquer par l’exigence du mètre prosodique. Prenons comme exemple une stance de la stèle de Lolei, K. 323 (fin du IXe siècle), dans laquelle l’expression kambupatīśvara apparaît et est traduite par « souverains de Kambu » :

yācate śrīyaśovarmā- bhāvikambupatīśvarān | imaṃ rakṣata bhadraṃ vo dharmaṃ dharmadhanāiti ||

« Śrī-Yaśovarman adjure en ces termes les futurs souverains de Kambu : Respectez, je vous en prie, cette œuvre méritoire (dharma), ô vous qui êtes riches en mérites (dharma) ».140

Par « les futurs souverains de Kambu », il faut comprendre « les futurs souverains des descendants de Kambu ». Le premier élément du composé kambu-, la tête d’une lignée, est compris comme un terme au pluriel. De nombreux cas semblables se retrouvent à travers la littérature classique de l’Inde. Dans le poème Raghuvaṃśa, par exemple, la stance 9 du premier chapitre (sarga) mentionne raghūṇām anvayaṃ vakṣye « Je vais raconter la lignée des descendants de Raghu » (Raghuvaṃśa 1.9)141.

La difficulté d’interpréter les sens des composés en kambu- semble expliquer pourquoi ceux-ci étaient moins courants que ceux en kambuja-. Il faut souligner que le terme kambuja a été préféré au terme kambu, non seulement dans l’épigraphie du Cambodge, mais également dans l’épigraphie du Campā. Si l’expression kambuja est attestée pour la première fois dans des inscriptions du Cambodge de la seconde moitié du IXe siècle, elle apparaît au moins une soixantaine d’années avant dans l’inscription de la tour gauche de Po Nagar (datée de 739

śaka, soit 817 apr. J.-C.). Dans cette inscription, l’expression kamvuja est rencontrée deux

fois : kamvujapura « les villes des Kamvuja » et ākamvujārddham « jusqu’au milieu du pays des Kamvuja »142. En outre, une inscription de Mĩ-sơn (Mỹ-sơn), la no 24 (1194 apr. J.-C.)143,

139 Par contre, certaines expressions posent des problèmes de compréhension à cause du contexte. À titre d’exemple : l’expression kambudeśāntare apparaît dans une inscription du IXe siècle, K. 400 (du règne de Jayavarman III). Elle peut avoir trois traductions possibles, à savoir : « en dehors du pays de Kambu », « dans un autre Kamvudeśa » et « dans le pays de Kambu ». Il s’agit d’un domaine dans la région de Nakhon Rachasima qu’obtint un certain Aṅśadeva. Le contexte de l’inscription ne permet pas de savoir avec exactitude le sens, mais il semble que la deuxième traduction est fort possible, car l’inscription contemporaine, K. 923, laisse entendre qu’il existait plusieurs « pays de Kambu » en mentionnant kambudeśānām « parmi des pays de Kambu ».

140 Bergaigne et Barth, 1893 : 402, 411 ; LV, st. 90.

141 Goodall, communication personnelle, juin 2016.

142 Bergaigne et Barth, ISCC, p. 266, 267, 269.

143 L’inscription consiste en effet en trois textes : 1. le premier émane du roi Jaya Indravarman IV (daté de 1072

śaka selon Finot, mais 1092 śaka selon Majumdar), 2. le deuxième du roi Sūryavarman et 3. le dernier d’un

prince yuvarāja. Les 2e et 3e textes sont probablement datés de 1116 śaka, soit 1194 apr. J.-C. (Goodall, communication personnelle, juin 2016).

appelle à plusieurs reprises (au moins vingt-six fois) le pays des Khmers, kambujadeśa « pays des Kambujas » et l’armée cambodgienne kambujavala144.

II.1.2.2. Kambuja, un terme prolifique ainsi qu’attesté dans les inscriptions en khmer

Tout comme dans les inscriptions en sanskrit, les expressions formulées avec le terme

kambuja- sont plus nombreuses en khmer que celles avec le terme kambu. Parmi les

vingt-deux expressions qui sont attestées dans les inscriptions sanskrites, seules trois figurent dans huit inscriptions en khmer (datées du VIIe au XIIe siècle). Ce sont : kambuvaṅśa (K. 380 : 16) « la lignée de Kambu ; kambujākṣara (K. 95 : 34, K. 309 : 33, K. 362 : 38) « l’écriture des Kambuja » et kamvujadeśa (K. 227 : 28, K. 235 C : 72, K. 956 : 16) « pays des Kambuja ».

L’expression kamvujadeśa semble être la plus importante pour deux raisons. En premier lieu, le terme kamvujadeśa figure dans l’inscription préangkorienne K. 956, datée du VIIe siècle. Cette attestation nous permet de remonter la date de l’attestation du terme kamvuja ~ kambuja comme plus ancienne que celle dans l’épigraphie du Campā (au début du IXe siècle) que nous venons de mentionner. Autrement dit, dès l’époque préangkorienne, le terme kambuja était déjà répandu parmi les locuteurs khmers avant qu’il ne soit mentionné dans l’épigraphie en sanskrit (du Campā et du roi Indravarman du Cambodge). En second lieu, elle a l’air d’être la plus mentionnée145. À l’exception de kambujadeśa, les quatre autres semblent des hapax ; K. 95, K. 309 et K. 362, dans lesquelles le composé kambujākṣara apparaît, sont en effet des inscriptions en grande partie identiques.

D’ailleurs, deux nouveaux composés en kamvuja- sont attestés dans deux inscriptions en khmer, à savoir : kamvujakṣetra (K. 91 D : 2) « territoire des Kambuja » et kambujeśvara (K. 293-31) « Seigneur des Kambujas ». Ce sont respectivement les noms propres d’une localité et d’un dieu146.

Si l’on considère l’épigraphie du Cambodge ancien en langue sanskrite et en langue khmère ensemble, le nombre des expressions formées avec le terme kambu- et avec le terme

144 Finot, 1904b : 971‒973, 975.

145 Comme nous l’avons déjà évoqué, les inscriptions sanskrites emploient souvent des expressions pour désigner le « roi ». Cela s’explique peut-être par le fait que dans les textes khmers, les rois sont présentés par leur titre royal, précédant leurs noms, à savoir : dhūlī vraḥ pāda dhūlī jeṅ vraḥ kamrateṅ añ « Sa Majesté », auquel l’on n’ajoute pas d’épithètes tels que « roi du Cambodge (kambubhūdhara, etc.) » ou « roi des Kambujas (kambujādhipati, etc.) », au contraire des compositions en sanskrit (sur les emprunts sanskrits dans la titulature royale, cf. le chapitre II.3.).

146 En effet, il existe d’autres expressions formulées avec kambuja- à l’époque post-angkorienne comme le montre l’inscription K. 177 (K. 177 : 46, du XVe siècle), dans laquelle le composé kambujarāṣt ̣ra « pays des Kambuja » apparaît. D’ailleurs, des rois khmers de l’époque moyenne (XVe–XVIIIe siècle) portaient des noms de règne qui consistaient souvent en des expressions désignant le « roi des Kambuja ». Pour ne donner qu’un exemple : Le nom de règne du roi Jayajeṭṭha au XVIe siècle comporte l’expression kambujjesūr « Seigneur des Kambuja » (Lewitz 1970 : 112, n. 3).

kamvuja- augmente à vingt-quatre147. Le terme kambu semble être le terme de base de création de ces mots. Il est peut-être un des emprunts sanskrits les plus prolifiques en vieux khmer.

Cependant, comme nous venons de le mentionner, l’épigraphie (K. 956 entre autres) laisse entendre que le terme kamvu et le mythe de Kambu apparaissent plus tardivement que le terme kambuja et que ce dernier n’est pas été formulé à partir du terme kambu. Au contraire, ce dernier était peut-être le terme de base pour la formation du mot kambu ; autrement dit on pourrait envisager que le terme kambu est au contraire une dérivation régressive ou une reconstruction de sens (« back-formation » en anglais) du terme kambuja. On peut imaginer un mot d’origine non indienne de deux syllabes comme *kaṃvuc ~ *kambuc (qui n’est pas attesté dans l’épigraphie du Cambodge) et que la dernière consonne sourde de ce mot, c, ait ensuite été orthographiée avec son équivalent sonore j, ce qui ne change rien à la prononciation du khmer, car dans le système phonétique du khmer, une consonne sonore ne peut être qu’initiale de syllabe et les consonnes sonores finales de syllabe de termes sanskrits ne peuvent être que prononcées sous leur forme sourde par les locuteurs khmérophones. On pourrait donc y voir une pseudo-étymologie, ensuite allongée en trois syllabes pour obtenir la forme sanskrite et l’étymologie savante souhaitées (liées à l’ascète Kambu), à savoir : *kamvuc ~ *kamvuj ~ *kaṃvuja ~ kamvuja. Cela aurait permis aux lettrés de mettre en avant l’hypothèse que le terme kambuja était un composé de deux mots, à savoir : kambu- et -ja signifiant « né (d’un ascète du nom) de Kambu » et ils auraient ainsi créé et propagé le mythe de Kambu (sur le modèle indien) pour rendre cette hypothèse convaincante.

Étant donné que certaines expressions formulées avec le terme kambuja- attestées dans les inscriptions en khmer peuvent être antérieures au mythe de Kambu mentionné dans les inscriptions en sanskrit, notre hypothèse de la dérivation régressive pourrait bien s’avérer exacte ; autrement dit le terme kambuja était lui-même à l’origine du nom Kambu. De ce fait, une expression comme celle de kambujadeśa pourrait signifier soit le « pays des descendants de Kambu », soit le « pays des Kambuja (comme nom d’ethnonyme) »148. Nous n’avons pas le moyen – et ne l’aurons peut-être jamais – pour savoir avec exactitude quel était le sens entendu par les locuteurs de l’époque de l’inscription K. 956 (au VIIe siècle). Il est important

147 Il faut souligner que le terme kambuja n’est pas le seul terme pour désigner les « descendants de Kambu ». Grammaticalement, le nom kambu peut donner la forme dérivative (du type taddhita) kāmbāva, « fils de Kambu » (comme chez les Chams, du nom de l’ascète Bhṛgu provient le terme bhargava, « les descendants de Bhṛgu »). La forme dérivée kāmbāva semble être évitée dans les inscriptions, peut-être parce que le composé

kambuja convient mieux au système phonétique des indigènes que kāmbāva et qu’il rappelle mieux le nom

Kambu que ne le fait le dérivé kāmbāva.

148 Pour une étude, sur le Kambujadeśa ~ Kambudeśa en tant qu’entité territoriale et ethnique, voir Lowman (2011). Ce dernier, bien que mentionnant le nom Kambuja et ses dérivés (Lowman 2011 : 36‒42), s’est avant tout intéressé à l’aspect politique plutôt que linguistique.

de souligner ici qu’à un moment donné les locuteurs khmers ont décidé d’inventer un mythe pour rattacher leur ethnicité à un ancêtre « sanskritique » en suivant un modèle de mythes « sanskritiques ». Le choix des noms de personnages principaux du mythe (Kambu et Merā) semble avoir un rapport avec l’ethnonyme « Kmer ~ Khmer » (Kambu + Merā = Kmer). La pratique de combiner les noms des parents pour nommer leurs enfants, elle aussi, est « sanskritique » comme le montre l’exemple extrait du Mahābhārata149.

Savoir si les termes kambuja et khmer renvoyaient au même groupe ethnique n’est pas prouvable, puisque nous ne savons pas si l’ethnie kambuc ~ kambuj ~ kambuja existait et s’il s’agissait d’un autre appellatif pour désigner l’ethnie « khmère », ou bien s’il s’agissait d’un groupe ethnique proche des Khmers. D’après ce que nous disent les sources épigraphiques, les termes kambuja et khmer apparaissent ensemble dans certaines inscriptions comme nous le verrons ci-dessous.

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