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La conscience du rôle du sanskrit (comme langue de pouvoir)

I.3. Les noms propres préangkoriens : Implantation ou appropriation ? Implantation ou appropriation ?

I.3.1. Les noms propres chez les Khmers

I.3.2.1. Les noms marqueurs de castes

La Manusmṛti (2.23) cite le Viṣṇupurāṇa pour les suffixes des noms des quatre castes de l’Inde :

viṣṇupurāṇe ‘py uktam

śarmavad brāhmaṇasyoktaṃ varmeti kṣatrasaṃyutam guptadāsātmakaṃ nāma praśastaṃ vaiśyaśūdrayoḥ |

« Il est enseigné (uktam) également (api) dans le Viṣṇupurāṇa [ainsi] :

On enseigne (uktam) que le nom (nāma) d’un brahmane possède [le suffixe] –śārman (śarmavad), que [celui d’]un Kṣatriya est lié (kṣatrasaṃyutam) avec –varman et que

ceux formés en –gupta et –dāsa sont connus (praśastam) [respectivement] pour les Vaiśya et les Śūdra. »

Des brahmanes qui possédaient des noms en –śarman ne figurent pas souvent dans l’épigraphie du Cambodge. Devaśarma est mentionné dans la partie khmère de K. 154 B et Somaśarman dans la partie sanskrite de K. 55-2. En effet, on observe d’autres terminaisons, à savoir : –svāmin, –vindu, –śānti, –śakti et –bhakti qui peuvent désigner des précepteurs, des brahmanes érudits ou des paṇḍita. Parmi eux, seule la terminaison –svāmin apparaît souvent. Nous aurons l’occasion à revenir sur ce terme ci-dessous et dans le chapitre III.2.

Certains noms de rois du Cambodge ancien, de la caste des Kṣatriya « rois », sont marqués par le suffixe –varman, « armure ». Il s’agit d’un des termes sanskrits qui s’est ancré dans la culture autochtone. Sircar (1941 : 110) affirme que « the popularity of Varman names in Far Eastern countries could have been borrowed from India, probably from South India, after the 3rd century A.D. » Il (1941 : 109) ajoute que : « Names with varman are found popular in India from the 4th century A.D. » La tradition s’est répandue dans les États hindouisés de l’Asie du Sud-Est (Java, Campā et Kambuja). Apparemment, le Cambodge seul a maintenu cette pratique. Fait curieux : la généalogie royale postérieure fait remonter l’origine de leur lignée, soit au prince indien Kauṇḍiṇya, soit à l’ermite nommé Kambu64.

L’épigraphie préangkorienne fait référence à cinq rois portant des noms en –varman à savoir : guṇavarman « celui qui est protégé par les qualités », bhavavarman « celui qui est protégé par la naissance », mahendravarman « celui qui est protégé par le souverain »,

īśānavarman « celui qui est protégé par le dieu Īśāna » et jayavarman « celui qui est protégé

par la victoire ». Nous ne proposons ici que les sens des composés adjectivaux de type

bahuvrīhi (composé possessif). Il est possible qu’à cette époque varman ait été considéré

comme un pur marqueur de la classe des guerriers (Kṣatriya) sans faire allusion à l’armure. Nous verrons que parmi les premiers composants, jaya « victoire » devient courant à l’époque angkorienne. Il faut souligner qu’à l’époque angkorienne, le suffixe –varman a été accordé à des noms de dignitaires ; dvijendravarman, mentionné dans K. 682, par exemple, est un nom d’un haut fonctionnaire du roi Jayavarman IV (921‒c. 940 apr. J.-C.). La pratique devient courante sous le règne de Sūryavarman (1002‒1050 apr. J.-C.)65.

Les noms composés finissant en –gupta, marqueur de la caste des Vaiśya (commerçants et agriculteurs), sont également nombreux. Pourtant, nous ignorons les métiers qu’exerçaient les porteurs de tels noms dans le Cambodge ancien, car les premiers éléments de leurs noms ne nous sont d’aucun secours. Akṣara « lettre » et vidyā « science » ont un

64 Voir le chapitre II.1.

rapport avec l’éducation, alors que vodhi « l’arbre de la sagesse » et īśāna « le dieu Śiva » renvoient à la religion. En revanche, des noms comme candra66 « la lune », nanda « fils »,

vinaya « discipline », viśeṣa « spécial » et samudra « l’océan », ne font aucune allusion à des

professions. Remarquons également que deux serviteurs de temple portent des noms respectables en –gupta à savoir : vā dharmagupta et vā śivagupta. Dans le sous-continent indien, les Guptas n’étaient pas de la caste des Vaiśya. De nombreux rois ont des noms en –gupta, à savoir : Samudragupta, Candragupta, Skandagupta et Rāmagupta. Ils ont constitué une dynastie nommée Gupta (IVe au VIe siècle).

Des noms de Śūdra dont le suffixe est –dāsa sont également trouvés dans des listes des serviteurs de temples ; śivadāsa (K. 600) « serviteur de Śiva », haradāsa (K. 600) « serviteur de Hara », gaṅgādāsa (sic pour gaṅgadāsa ; K. 78) « serviteur de Gaṅgā » et

īśānadāsa (K. 149) « serviteur d’Īśāna » sont des exemples-types.

En dehors des quatre marqueurs de varṇa (-śarman, -varman, -gupta et –dāsa), l’épigraphie fournit d’autres indices concernant le statut social. Nous n’étudierons que les trois les plus fréquents : des noms en –kumāra « prince »67, en –datta « donné » et en –senā « armée ». Le premier groupe renvoie à la caste des Kṣatriya et le deuxième groupe à la caste des Vaiśya. Les noms en –datta sont : ’indradatta (K. 51), ’īśānadatta (K. 1), ’īśvaradatta (K. 22, K. 155-2), kṛṣṇadatta (K. 8, K. 30), guhadatta (K. 149), gopadatta (K. 22),

prabhavadatta (K. 6), prītidatta (K. 149), brahmadatta (K. 53), śivadatta (K. 54), śucidatta

(K. 6), sarvadatta (K. 113) et siṃhadatta (K. 53). Le dernier était un adepte śivaïte sous le règne de Jayavarman Ier. Les noms en –datta n’apparaissent que dans l’épigraphie préangkorienne. Le dernier groupe comprend des noms en –senā que la littérature indienne considère conventionnellement comme des noms de courtisanes ; ils figurent dans des listes de personnel féminin de l’épigraphie68. Prenons par exemple le nom Vasantasenā, l’héroïne (nāyikā) du Mṛcchakatikā. Priyasenā (une danseuse), Samarasenā (une danseuse) et Madhurasenā (musicienne qui joue d’un instrument nommé kanjaṅ) sont des noms mentionnés dans une liste de noms de femmes en sanskrit, sans l’appellatif attendu ku. Elles étaient peut-être des courtisanes avec un statut social élevé.

En bref, les marqueurs de castes et de statut social que nous venons de mentionner révèlent une imitation ou, plus précisément peut-être, une importation de la pratique de nommer les gens qui sont des membres d’un État sanskritisé. Ce n’est qu’un des aspects de

66 Le nom Candragupta (c. 315 apr. J-C) évoque le roi de Pāt ̣aliputra (Patnā, Inde), installé sur le trône par le brahmane Caṇaka après avoir anéanti la lignée de Nanda.

67 Ce sont īśvarakumāra (K. 1, K. 30, K. 712), candrakumāra (K. 76), jñānakumāra (K. 46 B), vidyākumāra (K. 79, K. 561) et vrahmakumāra (K. 38).

68 Les noms en –senā sont ignorés dans le volume VIII des Inscriptions du Cambodge de George Cœdès ainsi que dans la thèse d’U-Tain Wongsathit Anake (2012) intitulée Sanskrit Names in Cambodian Inscriptions.

cette implantation du sanskrit. Nous examinerons ci-dessous un autre aspect de l’implantation des noms sanskritiques : des noms désignant une affiliation religieuse.

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