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Deux noms de villages d’origine sanskrite : Madhyadeśa et Samudrapura

La conscience du rôle du sanskrit (comme langue de pouvoir)

I.3. Les noms propres préangkoriens : Implantation ou appropriation ? Implantation ou appropriation ?

I.3.3. Les noms propres comme exemples d’« appropriation »

I.3.3.1. Deux noms de villages d’origine sanskrite : Madhyadeśa et Samudrapura

Nous recensons une dizaine des noms de villages d’origine sanskrite mentionnés dans les inscriptions khmères et sanskrites de l’époque préangkorienne78. Ce sont : Īśānapura (K. 314, K. 436, K. 438, K. 958), Ugrapura (K. 81, K. 183), Kurukṣetra (K. 365),

75 Voir Dominic Goodall: « On K. 1049, a tenth-century cave-inscription from Battambang, and on the sectarian obedience of the Śaiva ascetics of non-royal cave-inscriptions in Cambodia », Udaya, 13, 2015, p. 3-34.

76 L’épigraphie ancienne du Cambodge, dans l’état actuel de nos recherches, atteste une vingtaine de noms commençant par Vidyā- comme mentionné dans l’Annexe 2.

77 A. Griffith (2005 : 20, n. 31 ; 21, n. 34) cité par J. Estève (2009 : 488).

78 À ce propos, il faut souligner qu’apparemment, les étangs (travāṅ) et les rizières (sre) recevaient rarement des noms venant du sanskrit. Les noms d’étangs en sanskrit sont rares. K. 726 A, par exemple, mentionne un travāṅ du nom de padmodbhava « né d’un lotus ». Encore plus rares sont les noms de rizières venant du sanskrit. En l’état actuel de nos connaissances, nous n’en avons trouvé qu’une occurrence dans K. 451 : (sre) dañ liṅga. Le sens du terme dañ nous échappe. Cependant, le second terme liṅga « le phallus du dieu Śiva » est très connu. À l’époque angkorienne, le sanskrit est utilisé pour nommer des étangs, comme en témoigne un étang du XIe siècle nommé devaśīla : « les préceptes des dieux » (K. 216 N).

Khamerupurī (K. 1028), Gaṅgāpura (K. 562), Jyeṣṭhapura (K. 506), Tamandarapura (K. 9, K. 604 et K. 1235), Dakṣiṇāpatha (K. 438), Dhruvapura (K. 109, K. 257, K. 352, entre autres), Madhyadeśa (K. 904, K. 300, K. 237, K. 873, K. 194 et K. 1198), Vikramapura (K. 38, K. 100, K. 262, K. 263, K. 467), Śaṅkarapalli (K. 904), Śambhupura (K. 72, K. 125, K. 335, K. 337, K. 436, K. 532, K. 95, entre autres), Samudrapura (K. 137) et Hastipādarakṣa (K. 726). Certains d’entre eux font référence à des noms de régions de l’Inde comme Dakṣiṇāpatha, Malava et Madhyadeśa, en tant que lieux d’origine de certains brahmanes indiens, d’autres évoquent des toponymes qui imitent ceux du sous-contient indien. À la haute époque historique (K. 365, c. Ve siècle apr. J.-C.), le roi Devānika, par exemple, a donné le nom de la bataille de Kurukṣetra (de l’épopée du Mahābhārata) au site de Vat Phu.

Nous ne proposons ici d’examiner que deux noms : Madhyadeśa et Samudrapura car leur cas peut représenter celui d’autres toponymes mentionnés ci-dessus. Ils pourraient éventuellement attirer l’attention du lecteur sur la complexité des noms des villages sanskritisés dans le Cambodge ancien.

Le nom Madhyadeśa signifiant littéralement « région centrale » figure dans beaucoup d’inscriptions, préangkoriennes et angkoriennes, en sanskrit et en khmer. Les références concernant ce nom ont été soulignées par J. Estève (2009 : 395, n. 264‒265). Cette dernière a suggéré que le terme pourrait indiquer une personne ou un terrain. Dans le contexte toponymique, il renvoie soit à une contrée dans le sous-continent indien, comme il est attesté dans l’inscription préangkorienne en khmer, K. 904, soit à une localité interne au Cambodge comme il est attesté dans les inscriptions en khmer et en sanskrit K. 300, K. 237, K. 873, K. 194 et K. 1198. Tout comme le nom Kurukṣetra que nous venons de signaler, il s’agit d’un toponyme importé de l’Inde dont l’épigraphie nous permet d’en connaître l’origine avec certitude (bien qu’il ne soit pas identifié géographiquement79).

Le cas de Samudrapura est différent. Il n’est attesté, dans l’état actuel de nos connaissances, que dans l’inscription khmère préangkorienne K. 137. Comme la plupart des noms cités ci-dessus, le nom est un composé de deux éléments. Le dernier composant pura signifie littéralement en sanskrit « cité, ville » mais dans le contexte cambodgien, ce terme est utilisé comme équivalent du mot khmer sruk qui pourrait être traduit en français par « village »80. Quant au premier composant samudra, « l’océan », il est de nature différente des premiers composants des autres noms. Les premiers éléments de la plupart des noms désignent des dieux du panthéon indien à savoir : Śambhu « Śiva », Śaṅkara « Śiva », Ugra « Śiva », Vikrama « Viṣṇu » et Gaṅgā « le Gange ». Cela laisse lieu à l’hypothèse que ces

79 Michael Vickery est en train de mener une recherche pour localiser les toponymes mentionnés dans les inscriptions du Cambodge.

villages étaient dédiés à ces dieux ou en rapport avec ces divinités. D’ailleurs, la ville de ’Īśānapura est nommée d’après le roi fondateur de la ville, ’Īśānavarman81. Le mot dhruva, « étoile, constellation », figurant dans le nom Dhruvapura ne nous permet pas de déterminer le rapport de cette ville avec la signification de ce terme, mais il pourrait renvoyer à un théonyme śivaïte comme l’atteste la Niśvāsatattvasaṃhitā82. Une question se pose : tous ces noms formulés avec des mots d’origine sanskrite comme samudrapura renvoyaient-ils aux noms de contrées indiennes comme dans le cas de Kurukṣetra et Madhyadeśa ?

D’après Gupta (1977 : 103), le nom samudrapura a été identifié avec Pṛthvīsamudra, la capitale des Vākāṭakas sous le règne de Pṛthvīsena (soit Pṛthvīsena Ier [355‒380 apr. J.-C.], soit Pṛthvīsena II [460‒480 apr. J.-C.]). Mais le contexte (de l’inscription K. 137) dans lequel le nom samudrapura apparaît, ne donne aucun indice pour rattacher le samudrapura des Khmers avec celui des Vākāṭakas du sous-continent indien. L’inscription K. 137 relate une donation de serviteurs (kñuṃ) aux dieux par un certain Pu Neṅ Sevabhāra sous l’ordre du roi (’ājñā vraḥ kaṃmratāṅ ’añ) et mentionne que « les dieux sont coparticipants avec le domaine du dieu Kamratāṅ teṃ Kroṃ et ne le sont pas avec le domaine de Samudrapura » (ge vraḥ

saṃ paribhoga droṅ vraḥ kaṃmratāṅ ’añ teṃ kroṃ voṃ saṃ droṅ samudrapura83). La traduction de Cœdès « le domaine de Samudrapura » est conjecturale. Aucun mot dans la phrase suggère qu’il (samudrapura) s’agissait d’un domaine, et non pas d’un village.

Il se pourrait que ce village nommé Samudrapura n’avait pas de rapport avec la capitale nommée Samudrapura en Inde et qu’il ait été nommé ici par le fait qu’il se situait au bord de l’océan (samudra) ou avait d’autres types de rapports avec l’océan. Le terme

samudra, à notre connaissance, figure dans quatre inscriptions préangkoriennes en khmer,

sous forme de nom propre de personnes : ku samudra (K. 133), vā samudra (K. 657), ’ācārya

samudra (K. 54) et steṅ ’añ samudragupta (K. 439). Par ailleurs, le mot s’emploie dans la

date de K. 1214 (648 śaka, soit 726 apr. J.-C.). Cette date y est exprimée sous forme de chiffres décodés du type bhūtasaṃkhyā84 comme suit : śāke mūrttisamudrakośagaṇīte « en (l’an) śaka compté par les (8) mūrti, les (4) océans et les (6) enveloppes » (Griffiths 2005 : 17, 19). Toutes ces attestions du mot samudra montrent que le terme était assez courant dans l’épigraphie préangkorienne et suggère que le nom du village Samudrapura a été utilisé sans faire référence à la capitale Samudrapura du sous-continent indien.

Le cas du nom Samudrapura, comme d’autres toponymes attestés dans l’épigraphie du Cambodge, pourrait être plus compliqué que nous l’avons analysé, dans la mesure où le

81 Pour une analyse concernant l’éponyme, voir III.2.

82 D. Goodall (communication personnelle, décembre 2014).

83 Cœdès IC II : 116‒117.

84 Pour une explication du système de bhūtasaṃkhyā, voir le chapitre III.3. dans lequel nous donnons une liste des termes utilisés pour désigner les chiffres à travers les inscriptions du Cambodge ancien.

premier composant dans le composé avec samudra comme deuxième composant, pourrait avoir une origine non sanskrite. À ce propos, il faut évoquer trois inscriptions de l’époque préangkorienne (K. 604, K. 1028 et K. 1235) qui mentionnent deux noms de village. Ce sont Khameru-purī (K. 1028) signifiant littéralement « cité des Khamerus » et Tamandarapura (K. 604 et K. 1235). Le terme khameru dans Khameru-purī n’est pas sanskrit. Qui étaient ces Khamerus ? Phonétiquement, ce nom pourrait désigner les Khmers. Le terme khameru, pourrait-il être d’origine prākrite tout comme le nom d’un certain personnage nommé Durgadinna mentionné aussi dans K. 1028 ? Le nom Durgadinna est probablement un composé d’origine prākrite, car le second élément est la forme prākrite du sanskrit datta « donné ». Le premier élément pose problème : signifie-t-il durga « citadelle difficilement accessible » ou est-ce une forme abrégée de durgā « la déesse Durgā » ? S’agit-il d’une usure de la pierre qui ne permet pas une lecture correcte ou d’erreurs de la part des scribes ? On note que le protagoniste a installé une image de la déesse Caṇḍakātyāyinī (une épithète possible de Durgā). Il faut prendre aussi en considération le fait que le sanskrit dans le Cambodge ancien coexistait, en dehors du khmer, avec le prākrit et d’autres langues de la région autour du Cambodge (voir le chapitre I.2.). Plus compliqué encore est le cas de

tamandara dans Tamandarapura qui n’est ni sanskrit ni khmer. Il faudra des recherches plus

approfondies dans ce domaine pour expliquer à l’avenir ces points particuliers.

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