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Caractéristiques des inscriptions du Cambodge par rapport à celles du sous- sous-continent indien et des États sanskritisés de l’Asie du Sud-Est

Le corpus des inscriptions du Cambodge ancien consiste en plus de 1300 inscriptions et s’étend sur une période d’environ neuf siècles (du VIe siècle au XIVe siècle) et sur un terri-toire qui comprend le Cambodge actuel, une partie de la Thaïlande, une partie du Vietnam et une partie du Laos. Les inscriptions sont divisées en trois grandes catégories en fonction des langues, à savoir : les textes khmers, les textes sanskrits et les textes à double langue (pour le détail de distribution des inscriptions, voir les cartes ci-dessus). Parmi les trois, ceux en sans-krit sont les mieux connus des chercheurs, en particulier des sanssans-kritistes, pour leur qualité poétique ainsi que pour les messages historiques qu’ils contiennent.

Au Cambodge, à en juger par ce qui a survécu, qui est – pour la période la plus an-cienne – sans dates explicites, la pratique du sanskrit commença aux alentours du Ve siècle apr. J.-C. et s’arrêta au XIVe siècle. La première inscription sanskrite portant une date (520

śaka, équivalent à 598 apr. J.-C.) est l’inscription de Robang Romãs (K. 151), alias Īśānapura,

et la dernière de la série est la grande inscription d’Angkor Vat du XIVe siècle, connue aussi sous le nom d’inscription de Kapilapura, dans les environs d’Angkor Vat. Les compositions métriques préangkoriennes sont typiquement courtes. Certaines d’entre elles contiennent seulement une stance et ne s’attachent qu’à mentionner la fondation.

Prenons comme exemple l’inscription de l’érection des dents d’un octogénaire, Bhoja, auprès d’un trident (K. 5207), qui porte le texte commémorant la fondation dans une stance :

iha liṅgapratiṣṭhātur bhojasyāśı̄tivarṣiṇaḥ

triśūlamūlanihitā daṃṣṭrās tā yā mukhacyutāḥ ||

« Ayant érigé à cet endroit un liṅga, l’octogénaire Bhoja déposa à la base du triśūla les canines tombées de sa bouche. »8

Au IXe siècle, des praśasti présentent un style poétique plus sophistiqué que celui de l’époque précédente. Prenons par exemple une stance qui mérite d’être citée ici pour apprécier en particulier la figure de style (arthālaṅkāra) du type vyatireka9. Il s’agit d’une imploration du roi aux futurs rois du Cambodge pour qu’ils remplissent d’eau son réservoir Yaśodharātaṭāka :

ślāghyāni ratnāny api yācakebhyo dadaty asaṅgan dadatāṃ varā ye ete bhavanto jalamātram atra kathan na mahyaṃ vitareyur eva ||

« Les généreux donnent volontiers, même de précieux joyaux, à leurs suppliants. Comment ne m’accorderiez-vous pas ce [que je vous demande] ici, rien que de l’eau ? »10

L’épigraphie du roi Rājendravarman (944–968 apr. J.-C.) marque l’apogée de la litté-rature sanskrite au Cambodge. De nombreux praśasti du style kāvya et des textes en khmer ont été composés sous son règne. Les plus remarquables de ses poèmes en sanskrit sont l’inscription de Pre Rup (K. 806), du Mebon oriental (K. 528) et de Baksei Chamkrong (K. 286). Ce sont de vraies perles de la culture sanskrite. Ils sont à la fois grammaticalement corrects, pourvus de diverses figures de styles (śabdālaṅkāra et arthālaṅkāra) ; et ils sont remplis d’allusions littéraires et philosophiques. Le premier, qui comprend 298 strophes, est le plus long poème dans ce pays indianisé. Pour donner un exemple-type de figure de style, la stance 20 de l’inscription du Mebon Oriental, permet trois interprétations possibles (śleṣa à trois sens) à savoir : simple éloge du roi Rājendravarman, 2. allusion à Skanda qui reçoit son arme d’Agni et 3. allusion à la dīkṣā tantrique du roi :

āsādya śaktiṃ vivudhopanītām māheśvarīṃ jñānamayīm amoghām kumārabhāve vijitārivarggo yo dīpayām āsa mahendralakṣīm ||

« As Crown Prince (kumārabhāve), after attaining (āsādya) the invincible (amoghām) power (śaktiṃ) of Great King (māheśvarīṃ), transmitted to him by pandits

7 L’inscription ne porte aucune date mais sa paléographie suggère qu’il s’agit d’un document ancien. D’après Goodall (communication personnelle, mars 2016), la forme archaïque du ṇ rétroflexe du mot varṣiṇaḥ est typique de l’époque founanaise (Ve siècle).

8 Cœdès, IC II : 153.

9 Il s’agit d’une figure de style qui consiste à opposer deux choses comparées (Monier-Williams 2005 : 1030).

(vivudhopanītām) – [a power] replete with knowledge (jñānamayīm) –, Rājendravarman caused the [royal] splendour of [his father] (mahendralakṣīm) to shine (dīpayām āsa) after vanquishing his [father’s] enemies (vijitārivargaḥ). »

« Being a [veritable] Skandha (kumārabhāve), after attaining (āsādya) the invincible [spear like weapon called] Śakti from Śiva (māheśvarīṃ) that is impregnated with mantras (jñānamayīm) and that was transmitted to him by the god [Agni] (vivudhopanītām), he caused the splendour of Great Indra (mahendralakṣīm) to shine after vanquishing [Indra’s] enemies. »

« In youth (kumārabhāve) [itself], having attained Śiva’s (māheśvarīṃ) power (śaktiṃ) of Omniscience (jñānamayīm) transmitted through [an initiating] Guru (vivudhopanītām) – [a power] that never fails [to grant salvation] (amoghām) –, he vanquished the [internal] enemies [that are the passions] (vijitārivargaḥ) and caused the glory of his great kingship (mahendralakṣīm) to shine. »11

Les inscriptions composées en sanskrit pendant les siècles suivants sont souvent moins importantes en quantité comme en qualité. Leur style est relativement simple ayant comme but de retracer une généalogie et d’énumérer des donations. À titre exemple, la partie sanskrite de l’inscription à deux langues K. 235 du XIe siècle donne une généalogie exhaustive des rois khmers et des prêtres sur une période de deux siècles et demi dans un style relativement simple en 130 stances. Nous y trouvons des passages qui parlent des affaires d’aménagement territorial, comme le montre la stance 34 :

amarendrapurābhyarṇṇabhūmiṃ12 prārthya tam īśvaram bhavālayākhye sa pure kṛte liṅgam atiṣṭipat ||

« Ayant obtenu du souverain une terre dans le voisinage d’Amarendrapura, il y fonda une ville nommée Bhavālaya et y érigea un liṅga. »13

Les compositions métriques du XIIe siècle comprennent parfois de longues énuméra-tions des biens divers offerts aux temples. C’est un point sur lequel nous reviendrons plus tard. La stèle de fondation de Ta Prohm, par exemple, accorde 103 stances (sur 145 en total) à des listes des accessoires, des objets cultuels, des aliments, … et des plantes et racines médicinales pour les besoins quotidiens et les cérémonies occasionnelles :

tasyās saparivārāyāḥ pūjāṅśāni dine dine

droṇau pākyākṣatāḥ prasthau trayassaptatikhārikāḥ tilā ekādaśa prasthā droṇau dvau kuduvāv api

11 Goodall et Griffiths, 2013 : 432-33.

12 La gémination ṇṇ ici est un peu particulière. Le sanskrit des Khmers n’emploient pas souvent de consonnes rétroflexes, surtout en deuxième position dans une ligature (voir le chapitre I.1.).

dvau droṇau kuduvau mudgāḥ kaṅku prasthāś caturdaśa ghṛtaṃ ghaṭī trikuduvaṃ dadhikṣīramadhūni tu

adhikāny ekaśas tasmāt saptaprasthair guddaḥ punaḥ

« Voici les parts quotidiennes d’oblations pour cette [image] avec son entourage : riz non décortiqué à cuire : 2 droṇa, 2 prastha, 73 khārikā ; sésame : 11 prastha, 2 droṇa, 2 kuduva ; haricots : 2 droṇa, 2 kuduva ; millet : 14 prastha ; beurre fondu : 1 ghaṭī, 3

kuduva ; lait caillé, lait, miel : de chaque denrée 7 prastha de plus. »14

Les compositions des inscriptions en langue khmère commencent au VIe siècle apr. J.-C. et continuent jusqu’au XXe siècle (celles du XVe siècle au XXe siècle sont écrites en khmer moyen et en khmer moderne). Seuls les textes du VIe siècle au XIVe siècle font l’objet de notre étude. Le nombre des textes khmers augmente graduellement d’un siècle à l’autre, particuliè-rement au Xe siècle. Contrairement aux épigraphes en sanskrit, les textes khmers servent en général de listes de biens (y compris de serviteurs de temple) offerts aux dieux et de docu-ments de droit foncier. Les inscriptions khmères touchent le domaine des hommes, alors que celles en sanskrit se consacrent souvent à celui des dieux et des rois ; les premières se char-gent de donner des limites de rizières et des listes du personnel des temples, tandis que les dernières vantent les rois en les comparant aux dieux. Cela s’avère vrai des compositions du VIe siècle au IXe siècle. Au Xe siècle, particulièrement sous le règne du roi Rājendravarman (944‒968 apr. J.-C.), les inscriptions khmères traitent d’autres thèmes que des listes de servi-teurs et des démarcations de terrain. L’inscription de Tuol Rolom Tim (K. 233), par exemple, pourrait bien être prise comme une plainte, donc un document juridique. Prenons un autre exemple, l’inscription de Kompong Thom (K. 444). Elle relate l’éducation du roi Jayavarman V et la création de deux varṇa (corporations). Elle est remarquable par sa syntaxe et son style. Au début du XIe siècle, en outre, nous trouvons une série de textes de serments (vaddha

pratijñā) des fonctionnaires du roi Sūryavarman Ier (1002–1050 apr. J.-C.). Bien que le texte soit en prose, sa valeur esthétique ne doit pas être ignorée, comme le montre les premières lignes de l’inscription :

933 śaka navamī ket bhadrapada ādityavāra o neḥ gi roḥ vaddhapratijñā o yeṅ ta ’aṃpāl neḥ nā bhāga tamrvāc ’eka syaṅ ta śapatavelā kāt dai thvāy ’āyuḥ nu kṛtajñabhakti yeṅ ta śuddha ta dhūli vraḥ pāda kamrateṅ kamtvan ’añ śrī sūryyavarmmadeva ta sakala svey vraḥ dharmmarājya nu 924 śaka vnek ni ta vraḥ vleṅ vraḥ ratna nu vrāhmaṇācārya o

« 933 śaka, neuvième jour de la lune croissante de Bhadrapada, dimanche. Voici (notre) serment : Nous tous appartenant à la division des tamrvāc de première classe,

au moment de jurer, nous coupons nos mains et offrons notre vie et notre dévotion re-connaissance, sans faute, à S.M. Śrī Sūryavarmadeva qui jouit complètement de la royauté légitime depuis 924 śaka, en présence du Feu sacré, du joyau sacré, des Brahmanes et des ācaryā. »15

Le siècle suivant (XIIe siècle) aborde deux nouveaux genres de composition, à savoir : les « légendes » des sculptures de la galerie d’enfer à Angkor Vat (K. 299) et les petites inscriptions à l’entrée des chapelles sous le règne de Jayavarman VII. Ces petites inscriptions sont comme des labels des divinités installées dans les différents endroits des temples :

kamrateṅ jagat śrīnṛpendradeva

rūpa vraḥ kamrateṅ ’añ śrīnṛpendrapaṇḍita16

« Kamrateṅ Jagat Śrī Nṅpendradeva. Image de Vraḥ Kamrateṅ Añ Śrī Nṛpendrapaṇḍita. »

Signalons la parution, ces dernières années, d’un ouvrage majeur intitulé The

Language of Gods in the World of Men par Sheldon Pollock, qui traite des différentes

épigraphies du sous-continent indien et des États sanskritisés de l’Asie du Sud-Est. Ce livre nous fournit des matières à réflexion à propos de l’usage de la langue sanskrite en opposition aux langues vernaculaires comme le vieux khmer. L’auteur professe la théorie d’un « monde » prémoderne qui s’est servi du sanskrit comme langue de transformation ou de « transculturation ».

Le modèle de Pollock nous éclaire la situation dans ses grandes lignes, mais plusieurs petites précisions et rectifications méritent d’être apportées. Si l’on considère les inscriptions du Cambodge dans le cadre de la théorie de Pollock, la « cosmopolis sanskrite », le modèle que Pollock a créé ne semble pas être tout à fait applicable au Cambodge. À travers des exemples, nous constatons que le sanskrit ne se prétend pas toujours comme une langue littéraire, une langue d’esthétique ou une langue de pouvoir. Il sert également à présenter des affaires de la vie quotidienne. Parallèlement, le khmer ne se borne pas aux listes de biens divins.

Emmanuel Francis a démontré que le modèle ne s’applique pas parfaitement non plus au pays tamoul en Inde. Francis (2013) conteste ce modèle en arguant que le tamoul joue le rôle de langue de poésie dans le corpus de Caṅkam pendant le premier millénaire alors que le sanskrit est utilisé intensivement dans l’épigraphie royale des Pallavas seulement à partir du milieu du VIe siècle17. Il démontre aussi qu’un genre de poésie, non pas inspiré du sanskrit mais du tamoul, crée des littératures imaginaires qui jouent un rôle « politique » et «

15 Cœdès, IC III : 208-09.

16 Cœdès, 1951 : 108.

tique ». Conçue dans le mode linguistique des textes tamouls et en langage typiquement non sanskrit, cette poésie est un point d’inspiration pour des épigraphes royales. Par ailleurs, Ali (2011) démontre que les inscriptions d’Indonésie (Java et Sumatra) ne correspondent pas non plus entièrement à la théorie de Pollock à propos de la « division de rôles des deux langues », à savoir : le sanskrit en tant que « langue d’expression » par opposition au vieux malais en tant que « langue de documentation » ; ou encore du sanskrit en tant que « langue d’expression » par opposition au vieux javanais en tant que « langue de documentation ». Les inscriptions à Sumatra ne séparent pas le « sanskrit cosmopolite » (Cosmopolitan Sanskrit) d’une langue locale, mais plutôt le vieux malais d’une langue austronésienne non identifiée. À Java, après l’apparition de la première inscription en prose composé en vieux javanais au début du IXe siècle, nous trouvons une rare inscription bilingue et, une trentaine d’années après, la première inscription versifiée en vieux javanais18. En bref, le modèle de Pollock a besoin d’être réexaminé dans les contextes diversifiés de chaque région du sous-continent indien ainsi que dans chaque région d’Asie du Sud-Est.

Schéma : Interaction du vocabulaire du vieux khmer avec ceux des langues avec lesquelles il était en contact

Schéma établi par CHHOM Kunthea et dessiné par Olivier CUNIN

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