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La conscience du rôle du sanskrit (comme langue de pouvoir)

I.2. Des emprunts prākrits malgré le sanskrit

I.2.2. Des écritures et du prākritisme

I.2.2.2. Des emprunts prākrits face aux formes prākritisées

Nous expliquerons tout d’abord les emprunts prākrits en opposition aux formes prākritisées, comme cela a été suggéré par deux grands chercheurs. Ensuite, nous présenterons les emprunts en question dans un tableau. Enfin, nous étudierons des formes prākritisées concernant des numéros dans sept inscriptions préangkoriennes et angkoriennes.

48 Il s’agit d’un dérivé du verbe bhāṣ- « parler ». Ce terme s’est répandu dans toute l’Asie du Sud-Est. Selon Pou (1983b : 345, n.1), on le retrouve en malais-indonésien (bahasa), thai (bhāṣā) et en khmer (bhāsā) ; tous signifient « langue, langage ».

En outre, deux nouveaux mots prākritisés seront examinés, car ils ont un parcours morpho-sémantique particulier.

Le prākritisme dans l’épigraphie sanskrite du Cambodge semble être signalé pour la première fois par Auguste Barth et Abel Bergaigne dans leur ouvrage Les Inscriptions

sanskrites de Campā et du Cambodge (1895 : 418). Ensuite, Kamaleswar Bhattacharya

(1964 : 6-9), dans son étude « Recherches sur le vocabulaire des inscriptions sanskrites du Cambodge », a étudié le phénomène de prākritisme à travers des inscriptions sanskrites du Cambodge. Il souligne de nombreux aspects de la prākritisation dans le vocabulaire sanskrit, dont deux méritent d’être mentionnés ici, parce qu’ils s’appliquent aussi à des emprunts sanskrits dans les textes khmers. Il s’agit de la confusion des dentales et des rétroflexes (tandula pour taṇḍula, tatāka pour taṭāka, maṇḍara pour mandara, graṇṭha pour grantha, …) et la monophtongaison (sondarya pour saundarya, kroñca pour krauñca, …). Par ailleurs, l’auteur signale une dizaine de « mots prākrits » trouvés dans les inscriptions en khmer. L’auteur semble montrer qu’il y a, d’une part, des formes prākritisées à travers le vocabulaire sanskrit utilisé dans les inscriptions sanskrites et des emprunts prākrits dans les inscriptions khmères.

Saveros Pou a, quant à elle, publié en 1986 un article intitulé « Indic loanwords in Khmer other than Sanskrit » en examinant une vingtaine d’emprunts aux prākrits attestés dans les textes en vieux khmer. Nous les présenterons ci-dessous dans un tableau, suivi de commentaires. Ces deux dernières études constituent la base pour notre recueil des emprunts prākrits.

Dans le domaine du vocabulaire, les emprunts prākrits trouvés dans les inscriptions en langue khmère, signalé dans ces deux publications, ne sont pas nombreux. Seuls quatre d’entre eux se retrouvent dans les deux études de nos deux prédécesseurs : ce sont les mots

chatthī « sixième », hāt « coudée », it « brique » et kadāha « poêle ». Nous groupons tous les

emprunts dans le tableau ci-dessous. Les mots en caractères gras sont ceux mentionnés seulement par Bhattacharya et ceux en caractères italiques ceux seulement traités par Pou (à l’exclusion des quatre mots communs). Il faut souligner que la plupart des références données dans le tableau sont notre contribution à ces publications qui sont moins complètes, car ces deux chercheurs ne disposaient alors pas de la même quantité de document que nous actuellement.

Tableau 2 : Les emprunts prākrits attestés dans les inscriptions en vieux khmer Formes prākrites

trouvées dans les inscriptions khmères du Cambodge

Formes

prākrites Références Significations

aṃvil / aṃbil aṃbiliyā K. 664, K. 178, K. 230, K. 736 (du VIe au XIe siècle de l’ère śaka)

Tamarinier

asarū a-sarūva K. 155, K. 816, K. 8,

K. 484, K. 600

(du VIe au XIIe siècle de l’ère śaka)

Défectueux, laid

asuni aśani K. 277, K. 258 (Xe siècle

de l’ère śaka; c. 1107 apr. J.-C.) Foudre it iṭṭā K. 760, K. 105, K. 754, K. 129, K.155, K.939, K. 341, K. 56 C, K. 175 E, K. 650, K. 844, K. 238 A, K. 349, K.239 S, K. 89, K. 467, K. 261 (entre le VIe siècle de l’ère śaka et l’année 1308 apr. J.-C.) Brique kadāha (Dans certaines inscriptions, K. 19, entre autres, la consonne sourde ka est remplacée par la sonore correspondante ga ; ce qui donne gadāha) kaḍāha K. 415, K. 263, K. 420, K. 194, K.958, K.450, K.263, K.542, K.366, K.164, K.238, K.239, K.262, K.659, K.669, K.136, K.153, K.89, K.158, K.814, K.720, K.720, K.933, K.381, K.207, K.195 III (du VIIIe au XIIe siècle de l’ère śaka)

Poêle à frire, chaudron

kaṅsatāla kaṃsālā K. 389, K. 424

(VIe siècle de l’ère śaka)

Cymbale Kathor kaṭṭora K. 89, K. 470 (924 śaka, 1249 apr. J.-C.) Bol en métal kuntikā kuṇṭikā K. 258, K. 366, K. 194, K.208, K.830 (Xe siècle– 1041 śaka)

Une mesure de grains

khan khaṃda K. 669, K. 814, K. 989,

K. 618 (894 śaka, 926

śaka, 930 śaka, 948 śaka)

Épée

khvit kavittha K. 956, K. 235, K. 258

(entre le VIe siècle de l’ère

śaka et l’année 1096 apr.

J.-C.)

Pomme à coque,

Feroniella elephantum gurud(ḍ)a garuḍa (skt.) K. 660 et K. 245

gvāl49 govāla 172 occurrences (Du VIe au XIe siècle de l’ère śaka)

Titre de serviteur de temple

gho / ghoda50 ghōḍa 831 occurrences (entre

717 et 1267 apr. J.-C.) Titre de serviteur de Temple

curī churī K. 669, K. 263 (894 śaka,

892 śaka / 906 saka) Sorte de couteau

chatthī (chaṭṭhī / chaṭṭhi / chaṭṭī)

chaṭṭhī K. 109, K. 149, K. 262, K. 263, K. 957, K. 353 (du VIe au Xe siècle de l’ère

śaka)

Sixième jour du mois lunaire

thalā thalā (sthalā,

skt.) K. 44, K. 76, K. 292, entre autres (du VIe siècle au XIe siècle)

Tertre

thok thoga K. 149 (du VIe siècle de

l’ère śaka) De peu de valeur, vulgaire

nṛpaññā nṛpaññā

(nṛpājñā, skt.) K. 549 (postérieur au XIIe siècle) Ordre du roi

padigaḥ padiggaha 72 occurrences (799 śaka

– 1041 śaka) Crachoir

pallaṅka pallaṃka K. 505 (561 śaka) Siège, socle, litière

phuri-phurā pūra K. 99 (844 śaka) Sorte de beignet

bhaṭāra (element onomastique, Śrībhaṭāra Vīreśvara ~ Śrībhaṭāravīreśvara et Śrībhaṭārāditya) bhaṭāra (bhaṭṭāra, skt.) K. 9 (639 apr. J.-C.) et K. 877 (VIe ou VIIe siècle de l’ère śaka) Noble seigneur

rūva, ruv, ru, rauv rūva 98 occurrences (entre le VIe siècle de l’ère śaka et l’année 1361 apr. J.-C.) Forme rodra(varmmā) rodra [rudra / raudra (skt)] K. 549 (postérieur au XIIe siècle) Śiva

vadi-vadā vaḍī K. 99 (844 śaka) Gâteaux faits de

boules de pâte de haricot frites

vo bohi K. 30, K. 24, K. 207,

K. 200, K.61 B, K.235 D, K.393 N, K.907 (du VIe au XIIe siècle de l’ère śaka)

Ficus religiosa

vol boll K. 208, K. 598, K. 736,

K. 125, K. 393S (du Xe au XIe siècle de l’ère śaka)

Déclarer sap savva K. 129, K. 149, K. 393 K.254, K.99, K. 277, K.153, K.933, K.205, K.91, K.721, K.258, Entier, tout

49 Voir le chapitre II.5.

K.194, K.966, K.128, K.569, K.470, K.413 (du VIe siècle à 1361 apr. J.-C.) srāp sarāva K. 353 (IXe ou Xe siècle de l’ère śaka) Grand plateau en métal pour disposer d’autres plats

hāt (/ hat) hattha 25 occurrences (du

IXe siècle de l’ère śaka à 1145 apr. J.-C. ; 1

exception préangkorienne K. 808)

Coudée

Nous constatons qu’une forme prākrite comme chaṭṭhī « sixième » a été adoptée sous plusieurs formes en khmer, à savoir : chaṭṭī dans K. 109 ; chatthī dans K. 957 et K. 262S et

chatthi dans K. 353N. Le mot prākrit iṭṭā « brique », quant à lui, a été adopté sous la forme it

en khmer. D’ailleurs, d’autres mots comme gurudḍa et rodra semblent être des mots sanskrits qui sont légèrement prākritisés au niveau phonologique. Le phénomène de prākritisation concerne non seulement des éléments lexicaux mais aussi des noms propres comme Śrībhaṭāra Vīreśvara et Śrībhaṭārāditya.

Outre les formes prākrites signalées dans le tableau, nous en trouvons quelques autres en examinant des formes irrégulières de termes sanskrits, soit des emprunts dans les inscriptions en langue khmère, soit des mots employés dans des inscriptions sanskrites. Une bonne connaissance des langues indo-aryennes est nécessaire pour reconnaître une forme prākrite parmi des mots sanskrits, mais une bonne connaissance de la phonétique du khmer est aussi indispensable pour retracer les changements d’un mot khmerisé et retrouver son origine prākrite. Les représentations graphiques irrégulières des mots sanskrits ne nous servent pas toujours de bons indices, car elles peuvent être juste des variantes graphiques de ces mots ou simplement des fautes des graveurs. Il faut souligner qu’à l’époque ancienne, il y avait difficilement un standard d’écriture pour les compositions épigraphiques au Cambodge que ce soit en khmer ou en sanskrit.

Pou et Bhattacharya se sont concentrés sur les éléments de vocabulaire prakrits qui se trouvent dans des inscriptions des époques préangkorienne et angkorienne et qui concernent des arbres et des objets de la vie quotidienne, mais parmi les expressions employées pour des numéros, nous trouvons des formes prākritisées dans cinq inscriptions préangkoriennes. K. 341N, porte une date intéressante ayant deux formes que l’on pourrait qualifier de « prākritisme », à savoir : vā « deux » et viṃśa « vingt ». L’année est marquée par :

Cœdès (IC VI : 24, n. 6) remarque que : « La forme correcte serait

dvāviṃśottaraṣacchata. Vā ne doit pas être une faute du graveur pour dvā, comme le dit

Barth, mais un prākritisme (cf. pāli bāvisati). Śaṣṭi est une faute pour ṣaṣṭi ou ṣaṣṭha, mais le nombre ordinal est lui-même insolite. » Cette hypothèse semble être confirmée par la présence de l’emprunt prākrit chaṭṭhī « sixième » qui est aussi un numéro. Il est khmérisé en

chaṭṭhī et chatthī. À côté du mot vā, une autre forme prākritisée viṃśa se présente en faisant

tomber la dernière syllabe du mot sanskrit viṃśati. En fait, viṃśa existe comme un ordinal : « vingtième ». Donc, il pourrait être interprété comme un ordinal déployé quand il nous faut un cardinal ou une forme abrégée de l’ordinal. Le contexte n’exige pas ici un ordinal. Précédé par vā, une forme prākritisé de dvā, le mot viṃśa est probablement une forme prākritisée de viṃśati.

Une date de l’inscription K. 74 fournit deux mots d’un composé d’une forme prākritisée, à savoir : viṅśa (pour viṃśa) « vingt » et ekūna « moins un » :

ekūnaviṅśottaraṣacchataśakaparigraha51

« (En l’année) six cent plus vingt moins un (c’est-à-dire en l’année six cent dix-neuf) de l’ère śaka. »

Comme dans K. 341N, la forme irrégulière viṃśa suit une forme prākritisée ekūna. Le composé ekūna « moins un » montre un phénomène de simplification vocalique de ekona. Nous le trouvons également dans la Niśvāsatattvasaṃhitā, un ouvrage ancien de Śiva Tantra « śivaïte du Mantramārga » (Goodall et al. 2015 : 121). En étudiant l’ouvrage, D. Goodall et

al. signalent de nombreuses formes irrégulières de certains noms de nombre dont deux nous

intéressent en particulier, à savoir : ekūna- (pour ekona-) et pañcāśa (pour pañcāśa[t]) « cinquante ». Ces auteurs (2015 : 73) s’appuient, d’ailleurs, sur de tels phénomènes linguistiques pour étayer leur hypothèse que la Niśvāsatattvasaṃhitā a été composée dans le nord de l’Inde et non pas dans le sud. Du fait que le viṃśa est mis côte à côte avec la forme prākritisée ekūna, il est probable qu’il soit un cardinal prākritisé.

Pareillement pour triṃśa « trente » et catvāriṃśa « quarante » attestés dans K. 600 et K. 138. Le mot triṃśa figure dans quatre inscriptions (K. 600 [en kh.], K. 245 [en kh.], K. 214 [en kh.] et K. 748 [en skt.]) et est, dans les trois cas, précédé par le mot trai « trois ». Dans l’inscription de K. 600, deux formes méritent d’être mentionnées : trai « trois » et triṃśa « trente » :

traitriṃśottarapañcaśata śaka parigra[ha]52

« (En l’année) cinq cent plus trente-trois de l’ère śaka. »

51 Cœdès, IC VI : 18.

Dans K. 245 (962 apr. J.-C.) et K. 214 (981 apr. J.-C.), des criminels sont condamnés aux trente-trois enfers : anak ge pāta traitriṃśanaraka, « ils tombent dans les trente-trois enfers »53 et ge svey traitriṃśanaraka yāvat candrāditya mān ley, « ils auront en partage les trente-trois enfers aussi longtemps qu’il y aura un soleil et une lune. »54

Trai est une forme prākritisée du sanskrit trayas, assez répandue dans l’épigraphie en

langue khmère (du Xe au XIVe siècle) qui se retrouve dans des composés, à savoir : traiviṃśati « vingt-trois », traibhab « les trois mondes », etc. Triṃśa est un autre exemple de tendance à la prākritisation en faisant tomber la dernière consonne du sanskrit triṃśat. Ce pourrait être un ordinal signifiant « trentième ». Comme viṃśa précédé par des formes prākritisées ekūna et

vā dans les deux exemples précédents, triṃśa suit la forme prākritisés trai ; cela suggère que triṃśa en est aussi une.

La forme prākritisée triṃśa est également attestée dans la partie sanskrite de l’inscription K. 748 (613 apr. J.-C.). L’année s’exprime en vers sanskrit comme suit :

pañcatriṃśena saṃyukte śāke pañcaśate gate « cinq cent plus trente-cinq śaka (614 apr. J.‑ C.)55 » (voir également le chapitre III.3.).

Un phénomène semblable à triṃśa se retrouve dans la date de l’inscription K. 138 :

vācattvāliṃśottarapañca[śata]śakaparigraha56

« (En l’année) cinq cent plus quarante-deux de l’ère śaka. »

Comme K. 341N, deux formes sont prākritisées, à savoir : vā « deux » et cattvāliṃśa « quarante ». Cattvāliṃśa (ou cattvāriṃśa) vient du mot sanskrit catvāriṃśat en laissant tomber la dernière consonne t. Comme viṃśa et triṃśa, ce pourrait être un ordinal qui signifie « quarantième ». Mais nous le prenons comme un cardinal sanskrit qui subit une prākritisation, car lui aussi est précédé par une forme prākritisée : vā. Le passage du –r- dans

–catvāriṃśa- au –l- dans –catvāliṃśa- n’est pas inconnu de la littérature indienne. Sanderson

(2006 : 166, 168) dans la stance 105 du chapitre 4 du Niśvāsamukha mentionne le nombre total d’enfers, selon cette tradition śivaïte particulière, catālīsaśataṃ (avec un l) « cent quarante » en expliquant que le catālīsa est une forme possible pour les MIA. Cette explication semble confirmer notre hypothèse que cattvāliṃśa est une forme prākritisée précédée par une autre forme prākritisée, vā.

Une autre forme prākritisée du sanskrit catvāriṃśat est trouvée dans K. 18 :

aṣṭacattālīśottaraṣacchata śakaparigraha « six cent et quarate-huit de l’ère śaka »57. La 53 Cœdès, IC III : 91. 54 Cœdès, IC II : 204. 55 Cœdès, IC V : 17. 56 Cœdès, IC V : 18. 57 Cœdès, IC II : 146.

forme cattālīśa semble être plus prākritisée que cattvāliṃśa, mais elle figure à côté d’emprunts sanskrits qui ne sont pas prākritisés, à savoir : aṣṭa « huit » et ṣac ~ ṣaṭ « six ».

Dans chaque cas des noms de nombres cité ci-dessus, il ne s’agit pas exactement d’un emprunt à la langue prākrite (ou aux langues prākrites), mais d’une forme sanskrite légèrement prākritisée. Cela suggère que certains lettrés chargés de composer les inscriptions en khmer avaient en tête un sanskrit coloré par l’influence des prākrits qui circulaient surtout dans le nord de l’Inde. À ce propos, Bhattacharya (1964 : 6) fait la juste remarque que : « Il n’y a pas eu en Indochine et en Indonésie une véritable tradition prākrite : à l’époque où l’on composait encore des inscriptions en prākrit de l’Inde, on trouve déjà le sanskrit employé en Asie du Sud-Est ; […] Mais le sanskrit que l’Indochine et l’Indonésie ont adapté, et qui semble s’être renouvelé sans cesse, grâce aux apports constants de l’Inde, a été lui-même influencé par le prākrit. »

Outre des formes prākritisées concernant les numéros mentionnés ci-dessus, deux mots méritent une attention particulière, car ils ont un parcours morpho-sémantique singulier. Le premier mot porte sur le mot sanskrit makuṭa, « diadème ». Dans les textes épigraphiques khmers58 comme dans les textes sanskrits, il apparaît en alternance avec sa variante mukuṭa. L’inscription préangkorienne K. 762 mentionne le mot makuṭa dans une énumération des biens offerts au dieu Kedāreśvara :

haimaṃ kośaṃ makuṭaṃ kalaśakaraṅkaṃ tathā ca rūpyamayaṃ kṣetrārāmā vahavo gomahiṣā dāsavarggāś ca

« Une gaine et un diadème en or, un vase et une coupe en forme de crâne faits en argent, des champs, des jardins, des bœufs et de buffles en grand nombre, et des troupes d’esclaves. »59

Comme viṃśa, triṃśa, catvāliṃśa et tant d’autres, mukuṭa est une forme sanskrite non standard mais ce mot n’a pas à être considéré comme un mot prākrit. Sa forme prākrite correspondante est maüḍa ou maüla. La forme makuṭa est souvent attestée dans la littérature indienne et dans les inscriptions du Campā et de Java.

Le second mot porte sur le mot sit, « verser, fondre », attesté dans une dizaine d’inscriptions khmères du VIe au XIe siècle. Avec ses deux dérivés spit « fait de verser » et

samrit ou saṃrit « bronze, laiton »60, il passe bien pour un mot d’origine môn-khmère. Gerschheimer et Goodall (2014 : 130) suggèrent qu’il s’agit en fait d’une forme khmérisée du

58 Le mot makut ̣a apparaît dans cinq inscriptions en langue khmère, à savoir : K. 910, K. 164, K. 235, K. 262, K. 669 C, K. 263et K. 194 (datées entre 573 śaka – 1041 śaka).

59 Cœdès, IC I : 14, 15.

60 En khmer moderne, le dérivé spit est devenu obsolète, mais il existe un nouveau dérivé smit « fondeur, fonderie ».

mot prākrit sitta dont la forme sanskrite correspondante est sikta « versé, fondu ». Ces deux auteurs expliquent que ; « L’existence de probables dérivés de sit selon la morphologie khmère (spit,ស ិត; ; saṃrit, សំរិត < *srit), inhabituelle dans le cas de termes empruntés au

vocabulaire indien, suggérerait alors que l’emprunt est de haute époque. » À ce propos, il faut signaler qu’un emprunt sanskrit seva « servir » donne le dérivé smev, « celui qui sert un prince, qui l’escorte » avec un infixe khmer -m- (Pou 2004 : 513). Par exemple, K. 690 (Xe siècle) mentionne : ta dval vrah śāsana vāp yati --- vāp loñ khloñ jnval smev bhūmi travāṅ

pāk jaṃnvan vāp śikhāvindu « Ceux qui portèrent l’ordonnance (furent) : Vāp Yati, … Vāp

Loñ, khloñ jnval smev. Terre Travāṅ Pāk, don de Vāp Śikhāvindu »61 (pour une analyse de l’expression khloñ jnval smev, voir le chapitre III.5. « Prosodie et dérivation : des domaines “inappropriables” par le vieux khmer »).

En conclusion, le tableau que nous avons donné contient des emprunts de vocabulaire aux langues prākrites, alors que les noms de nombres figurant dans des dates d’inscriptions en khmer sont des exemples d’une prākritisation légère. Ces nombres ont une morphologie influencée par les MIA. Ils jettent une certaine lumière sur l’identité de certains auteurs des inscriptions du Cambodge à l’époque préangkorienne. Certains connaissaient peut-être un sanskrit légèrement prākritisé de régions du nord de l’Inde. Par ailleurs, il existe une forme légèrement prākritisée, makuṭa du sanskrit mukuṭa. Ses occurrences dans les inscriptions en langue khmère n’ont pas été soulignées dans les études antérieures à la nôtre. Il en est de même pour l’emprunt sit. Son origine prākrite a été brouillée par ses dérivés khmers spit et

samrit.

I.3. Les noms propres préangkoriens :

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