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La variation de valeur indépendante d’une évolution matérielle du préjudice

Section 2 : Les manifestations de l’évolution du préjudice

B. Les incertitudes d’une évolution en cas de variation monétaire du préjudice

2. La variation de valeur indépendante d’une évolution matérielle du préjudice

préjudice dont elle est dépendante. Par conséquent, le changement d’expression monétaire, en étant la continuité de l’évolution matérielle du préjudice, s’intègre à celle-ci. En revanche, il existe des hypothèses dans lesquelles l’expression monétaire du préjudice va être modifiée sans qu’il n’existe aucune modification matérielle du préjudice initial.

2. La variation de valeur indépendante d’une évolution matérielle du préjudice

112. L’indépendance qui existe entre le phénomène d’érosion monétaire et le préjudice, demeurant inchangé dans sa matérialité, doit conduire à un rejet de principe de l’intégration du phénomène de l’érosion monétaire en tant qu’évolution du préjudice au sens strict (a). Toutefois, il est indéniable que ce phénomène aboutit à une modification des conséquences du dommage pour la victime. C’est pour cela que le droit procède, actuellement, à un assouplissement de ce principe. Cet assouplissement est possible en considérant le phénomène d’érosion monétaire comme une évolution situationnelle du préjudice de la victime (b).

a. Le rejet de principe du phénomène de l’érosion monétaire

113.Manifestation l’érosion monétaire en matière d’indemnisation. – Le phénomène

de l’érosion monétaire est la conséquence d’un principe plus général, celui du nominalisme monétaire. Il s’agit du principe selon lequel « une unité monétaire tant qu’elle a le même nom conserve la même valeur, même si dans le temps sa valeur a changé et par application duquel

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le débiteur d’une certaine quantité d’unités monétaires doit toujours la même somme

numérique »402. En principe, une valeur nominale est censée représenter toujours le même

équivalent et l’érosion monétaire correspond à ce cas particulier de modification de la valeur. Elle peut se manifester soit par une dépréciation de la monnaie, soit par une augmentation du coût de la vie. Par exemple, pour le cas où la victime doit se faire assister par une tierce personne, l’augmentation du SMIC horaire modifie, à long terme, la valeur de l’indemnisation. Avec la même somme, la victime disposera d’une indemnisation effective inférieure à la réalité actuelle du coût exposé pour bénéficier, par exemple, des soins dont elle a besoin. Elle devra, dans ces conditions, assumer personnellement des frais qui normalement auraient dû être assumés par le responsable au titre de l’indemnisation sur le fondement de la responsabilité civile. Il se dégage de cette hypothèse une situation injuste pour la victime. La question est alors de savoir si la victime peut se présenter de nouveau auprès d’un juge pour faire réévaluer sa créance sur le fondement d’une aggravation. La doctrine répond massivement par la négative affirmant qu’il serait faux d’intégrer l’évolution du chiffrage du préjudice liée à l’érosion monétaire dans le domaine de l’évolution du préjudice403. Cette hypothèse-là ne doit pas être considérée comme une évolution du préjudice.

114.Absence de reconnaissance d’une évolution du préjudice. – La définition de

l’évolution du préjudice souligne la nécessité de l’apparition d’un nouveau chef de préjudice ou bien la variation d’intensité d’un préjudice déjà existant. L’évolution du préjudice est donc une évolution intrinsèque en lien direct avec le préjudice. C’est cette modification qui rend une révision de l’indemnisation initiale nécessaire étant donné que le préjudice ne correspond plus à celui qui a servi d’assiette pour la détermination de la réparation. En revanche, la victime qui demande une révision de son indemnisation en invoquant que celle-ci ne correspond plus à la réalité du préjudice du fait d’une dépréciation monétaire ou bien d’une

402 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 12ème éd. mise à jour, PUF, 2017, v. « nominalisme monétaire ».

403 En ce sens, G. VINEY,P.JOURDAIN et S.CARVAL, Traité de droit civil :Les effets de la responsabilité civile, 4ème éd., Paris : LGDJ, 2017, n° 523, p. 705 et 706.

103 augmentation du coût de la vie n’invoque pas une évolution intrinsèque du préjudice mais, au contraire, une évolution extrinsèque. Dans cette situation, on constate que le préjudice souffert par la victime demeure inchangé : il ne varie ni dans sa nature ni dans son étendue, c’est uniquement sa valeur qui change en fonction des variations monétaires. L’érosion monétaire étant complètement indépendante du fait initial à l’origine des préjudices, il n’y a pas lieu de traiter ce phénomène comme une évolution du préjudice justifiant une révision de l’indemnisation initialement octroyée404.

115. Le phénomène d’érosion monétaire ne peut être assimilé à une évolution du préjudice au sens strict. On remarque toutefois que si le préjudice demeure le même, la situation de la victime, par un changement de contexte économique, est modifiée. Elle se retrouve dans une situation dans laquelle l’indemnisation qui lui a été initialement octroyée pour réparer les conséquences de l’acte dommageable qu’elle a subi ne correspond plus à la réalité économique. Par conséquent, cette situation pourrait se rapprocher d’une aggravation situationnelle.

b. L’assouplissement du rejet avec la notion d’aggravation situationnelle

116.Assimilation de l’érosion monétaire à une aggravation situationnelle. – Le

phénomène d’érosion n’est pas une évolution du préjudice à proprement parler. Il est néanmoins rationnel de se demander si la victime qui perçoit une indemnisation ne reflétant plus la réalité économique, notamment si l’indemnisation est en deçà du besoin réel pour pallier les conséquences du dommage, peut demander une indemnisation complémentaire. Reprenons l’exemple du recours à une tierce personne dont le salaire augmente. En pareille situation, l’absence de prise en compte des variations d’expression monétaires d’un préjudice entravent les objectifs du principe de réparation intégrale. En apparence, l’érosion monétaire

404 L.RIPERT, La réparation du préjudice dans la responsabilité délictuelle, Paris : Dalloz, 1933, n° 169, p. 196 ; M. DENIMAL, La réparation intégrale du préjudice corporel : réalités et perspectives, thèse Lille, 2016, p. 470.

104 est dénuée de tous liens avec le dommage et les conséquences qui en ont résulté. Cette conception apparaît toutefois sévère car, sans le dommage, la victime ne se trouverait pas dans cette situation405. Cette étude a précédemment souligné que l’évolution du préjudice pouvait résulter d’une évolution situationnelle liée à l’appréciation du contexte entourant les conséquences du préjudice et contribuant à leur appréciation. La notion d’évolution situationnelle est tout à fait transposable à cette situation. La modification du contexte économique qui entoure le préjudice au sens strict, sans répercussion sur le préjudice lui-même, mène malgré tout à une modification de la situation de la victime que le droit ne peut ignorer au risque de ne pas réparer intégralement ces préjudices.

117.Existence de mécanismes confirmant cette hypothèse. – À cet égard, bien que le

droit ne confirme pas ouvertement cette solution, il met en place plusieurs mécanismes dont l’objectif est de limiter au maximum les inconvénients de l’érosion monétaire. L’article L. 434-17 du Code de la sécurité sociale dispose que les rentes, versées dans le cadre de l’indemnisation d’un accident du travail, sont automatiquement révisées au 1er avril. Plus généralement, l’indexation des rentes est un des mécanismes les plus éloquents de ce processus406. Reconnue par la Cour de cassation réunie en chambre mixte dans un arrêt de 1974407, l’indexation offre une adaptation de la rente en fonction d’un indice de référence et

405 En ce sens, H., L. MAZEAUD, J. MAZEAUD et F. CHABAS, Leçons de droit civil, T. II, premier volume, 6ème éd., Paris : Montchréstien, 1978, n° 626, p. 74.

406 H. LALOU, Traité pratique de la responsabilité civile, 6ème éd., Paris : Dalloz, 1962, n° 233, p. 181 ; N. DEJEAN DE LA BATIE, Droit civil français, Responsabilité délictuelle, 8ème éd., Paris : Librairies techniques, 1989, n° 89, p. 193 ; PH.MALINVAUD,D.FENOUILLET etM.MEKKI, op. cit., n° 784, p. 707 ;A.BENABENT,

Droit des obligations, op. cit., n° 688, p. 531 ; PH.MALAURIE,PH.STOFFEL-MUNCK etL.AYNES, op. cit., n° 252, p. 156 ; PH.BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, op. cit., n° 621, p. 428 ; Y.LAMBERT-FAIVRE et S. PORCHY SIMON, op. cit.,n° 287, p. 259 ; M. LE ROY, L’évaluation du préjudice corporel, op. cit. n° 195, p. 248 . L’instauration des rentes indexées n’était pas une proposition nouvelle, v. H. MAZEAUD, « Les rentes flottantes et la réparation des accidents », D. 1951, chron. 17 ; P. ESMEIN, « Des indemnités variables suivant un indice économique », JCP G. 1949, I, 781 ; A. TOUTLEMON, « La réparation des préjudices et les rentes révisables », Gaz. Pal. 1950, I, Doctr. 47.

407 Cass. ch. mixte, 6 nov. 1974, n° 72-90.244, Bull. crim. ch. mixte n° 314 p. 804 . V. également, Cass. Civ. 2ème, 17 avr. 1975, n° 73-13.490, Bull. civ. II, n° 111, p. 91, D. 1976, p. 152, A. SHARAF-ELDINE. Cette position a ensuite été confirmée par le législateur : loi 27 déc. 1974, n° 74-1118, modifiée par la loi 5 juill. 1985, loi n° 85-677 relative aux accidents de la circulation.

105 permet à la victime d’obtenir une indemnisation régulièrement revalorisée et conforme à la réalité économique de ses préjudices408. En autorisant le recours à des rentes indexées, la jurisprudence et le législateur ont contribué à une intégration indirecte de la variation de valeur du préjudice sans variation de son étendue ou de sa nature. Cette solution doit être saluée, encore que le recours à une indemnisation sous forme de rente indexée ne résout pas toutes les difficultés suscitées par l’érosion monétaire409. En revanche, les conséquences de l’érosion monétaire demeurent plus pesantes dans le cadre d’une indemnisation sous forme de capital puisque le versement du montant global de l’indemnité rend plus difficile une revalorisation. Il n’en est rien en pratique puisque, d’une part, les magistrats recourent à des tables de capitalisation410 qui leur permettent d’anticiper ce type de phénomène et, d’autre part, la victime dispose d’une faculté de se prémunir elle-même contre les effets de l’érosion monétaire en procédant, par exemple, à des placements ou des investissements. Cependant, la mise en pratique de cette dernière possibilité est plus incertaine car personne n’est à l’abri d’un mauvais conseil ou placement.

118. Malgré l’absence de prise de position sur la nature de la situation qui affecte la victime en cas d’érosion monétaire, on constate une volonté, certes implicite mais croissante, de lutter contre les effets d’un tel phénomène. Parce que le droit s’intéresse, au moins indirectement, à ce phénomène, il contribue désormais à révéler des incertitudes quant au parti pris initial qui niait l’intégration de l’érosion monétaire en tant qu’évolution du préjudice. S’il ne s’agit pas d’une évolution stricte du préjudice, il s’agit en tout cas indéniablement d’une situation qui

408 Il ne s’agit pas, pour l’instant, de déterminer si le mécanisme d’indemnisation par l’attribution de rentes est une solution adéquate pour répondre au traitement de l’évolution du préjudice de la victime, mais simplement de confirmer la volonté implicite de tenir compte du phénomène d’érosion monétaire dans le processus d’indemnisation.

409 À ce propos, PH.BRUN, « Capitalisation des préjudices futurs et principe de réparation intégrale », D. 2013, p. 2213.

410 Notamment le Barème de capitalisation édité par la Gazette du Palais, dont la dernière version date de 2018, https://www.gazette-du-palais.fr/actualites-juridiques/13567/.

106 modifie les conséquences du dommage pour la victime et qui justifie le renforcement des mécanismes actuellement déployés sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir411.

119.Conclusion de section. – L’étendue de l’évolution du préjudice permet de mettre en

évidence deux types d’évolutions. Une première réside dans une augmentation ou une diminution de l’intensité d’un préjudice subi par la victime alors que la seconde est consécutive à l’apparition d’un nouveau préjudice. La jurisprudence a également consacré la notion d’aggravation situationnelle, permettant ainsi une indemnisation complémentaire lorsqu’un préjudice lié au contexte de vie de la victime apparaît ou varie postérieurement à l’indemnisation initiale, mais en dehors de toute évolution de l’état séquellaire. Dans les deux cas, il existe une modification de la situation pour la victime qui satisfait un critère de nouveauté et justifie qu’une indemnisation complémentaire intervienne pour une indemnisation complète. En revanche, dès lors que ce critère de nouveauté dans les conséquences du dommage n’existe pas, il n’y a pas d’évolution du préjudice. La jurisprudence admet la demande d’indemnisation complémentaire en cas de préjudice préexistant non inclus dans la demande initiale en considérant que la demande présente en elle-même le critère de nouveauté. Cette possibilité offerte à la victime s’explique par des considérations d’ordre procédural plutôt que par une variation effective du préjudice. Le caractère de nouveauté ne doit pas non plus être admis lors d’un revirement de jurisprudence : cela conduirait à remettre en cause la sécurité juridique attachée au principe de l’autorité de la chose jugée. La question est plus délicate lorsque la victime demande une indemnisation complémentaire suite à un changement d’expression monétaire de son préjudice. Si celui-ci est la résultante d’une évolution matérielle du préjudice, il doit être pris en compte au titre d’une aggravation du préjudice. En revanche, lorsque ce changement est dû au phénomène d’érosion monétaire, celui-ci ne doit pas être considéré comme une évolution du préjudice. Cette conception a toutefois été assouplie. L’intervention de l’érosion monétaire emporte des conséquences sur le rétablissement de la victime dans sa situation antérieure. Bien que cette

107 hypothèse n’implique pas d’évolution matérielle du préjudice, elle doit être prise en considération au titre d’une aggravation situationnelle. Ce que le droit fait désormais par le biais de l’indexation des rentes, mais que le capital permet aussi.

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120.Conclusion du chapitre 1. – La caractérisation de l’évolution du préjudice de la

victime constituait une étape incontournable tant le lien qui l’unit à la réparation du préjudice est ténu. Parfois autonome de toute évolution du dommage, parfois consécutive à cette dernière, l’évolution du préjudice est une hypothèse fréquente qu’il ne faut donc pas négliger. Procéder à cette caractérisation met par ailleurs en exergue la place importante que l’évolution occupe en matière de dommage corporel. L’attachement particulier que le système juridique français lui accorde ne doit pourtant pas occulter une évolution du préjudice également présente dans les autres catégories de dommages. Son étude ne peut se réduire au seul domaine du dommage corporel. À l’inverse, il ne saurait être question que la notion d’évolution du préjudice devienne une catégorie confuse à laquelle seraient assimilées toutes les situations dans lesquelles la victime peut demander une indemnisation complémentaire. L’évolution du préjudice suppose le respect d’un critère de nouveauté : soit au sens de l’apparition d’un préjudice, soit au moins dans l’expression de son intensité. Cette approche première s’est toutefois révélée trop étriquée s’agissant des dommages corporels. Une notion d’aggravation situationnelle a alors émergé. Cette extension est bénéfique à condition de faire l’objet d’une appréciation stricte. Trop de complaisance pourrait conduire à découvrir de nombreuses aggravations situationnelles, ce qui lui ferait perdre de son intérêt. Pour que la qualification d’aggravation situationnelle soit retenue, celle-ci suppose le respect d’un critère suffisant de nouveauté.

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Chapitre 2 : La reconnaissance de l’évolution du préjudice fondée sur le

principe de réparation intégrale

121. L’étude de l’évolution du préjudice laisse apparaître en filigrane le principe de réparation intégrale, déjà cité à plusieurs reprises. Pour que l’indemnisation soit juste et équilibrée, elle doit correspondre à l’étendue réelle du préjudice. L’intégration des évolutions que le préjudice peut subir est, par conséquent, une nécessité. Il pourrait être opposé que des dérogations au principe de réparation intégrale sont admises. Elles le sont toutefois uniquement à condition d’être justifiées par des considérations d’intérêt général et de ne pas conduire à des exonérations totales sans égard pour la gravité de la faute412. Or, il ne nous semble pas que l’évolution du préjudice puisse être invoquée au titre de ces exceptions. En revanche, il nous faut constater qu’il existe des contradictions dans le traitement accordé aux évolutions du préjudice, distinctions qui se justifient mal au regard du principe de réparation intégrale. En effet, l’analyse dudit principe renforce l’une exigence théorique d’un traitement homogène (Section 1), pourtant l’analyse des pratiques juridiques menées par les acteurs de l’indemnisation, le juge et l’assureur, permet de constater en pratique un traitement hétérogène (Section 2).

412 G. CANIVET, « Les fondements constitutionnels du droit de la responsabilité civile », in Études offertes à G. Viney, Paris : LDGJ, 2008, p. 213. V. également H., L.MAZEAUD,J.MAZEAUD etF. CHABAS, Obligations, théorie générale, T. II, premier volume, 9ème éd., Paris : Montchrestien, 1998, n° 623, p. 735 ; M. BACACHE -GIBELLI, Traité de droit civil, T. V, les obligations : la responsabilité civile extracontractuelle, 3ème éd., Paris : Economica, 2016,n° 602 et s., p. 721 et s.

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Section 1 : L’exigence théorique d’un traitement homogène

122. Lorsque la victime d’un dommage exerce une action en responsabilité civile, l’indemnisation des préjudices qui en découlent est gouvernée par l’application du principe de réparation intégrale. Comprendre la portée générale du principe de réparation intégrale dans le droit de la responsabilité civile est un préalable nécessaire (§1) afin de pouvoir, ensuite, démontrer en quoi son application est adaptée à la situation particulière que constitue l’évolution du préjudice de la victime (§2).

§1. L’intérêt du principe dans le droit de la responsabilité civile

123. Pour comprendre la portée générale du principe de réparation intégrale en responsabilité civile, il est utile de revenir avant tout sur sa définition (A), mais également d’établir sa valeur (B).