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La consécration d’un nouveau préjudice par revirement de jurisprudence

Section 2 : Les manifestations de l’évolution du préjudice

A. L’absence d’évolution en cas d’existence d’un aléa judiciaire

2. La consécration d’un nouveau préjudice par revirement de jurisprudence

104.Intérêt du revirement de jurisprudence. – La jurisprudence occupe une place de

choix dans le système juridique français en éclairant l’interprétation de la règle de droit384. Le doyen Carbonnier écrivait que la jurisprudence correspond à « la solution constamment donnée à une question de droit par les tribunaux, et notamment par les tribunaux

suprêmes »385. Les solutions données ne sont pas, pour autant, figées. L’interprétation d’une

règle de droit peut changer et la jurisprudence peut faire l’objet de revirements. Ces revirements sont d’ailleurs le gage d’une « manifestation de la vie du droit, le signe de son

adaptation aux faits » et qu’ « un droit sans revirements de jurisprudence serait au fond un

droit entièrement sclérosé »386. Si le revirement de jurisprudence est utile en tant que tel, c’est

plutôt l’application des revirements de jurisprudence387 qui suscite des critiques388. Les revirements de jurisprudence apparaissent comme un signe d’instabilité puisque leur existence à une double portée : ils consacrent une nouvelle solution qui a vocation a s’appliquer non seulement dans le litige qui a permis de fournir l’occasion de ce changement de position389, mais également aux litiges pour lesquels une solution avait déjà été donnée390. C’est ce que l’on désigne comme l’effet rétroactif du revirement de jurisprudence391. La Cour de cassation

384 PH. MALAURIE, « La jurisprudence combattue par la loi » in Mélanges offerts à R. Savatier, Paris : Dalloz, 1965, p. 603.

385 J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Vème République, Paris : Flammarion, 1996, p. 57.

386 N. MOLFESSIS, Rapport sur les revirements de jurisprudence, Paris : Litec LexisNexis, 2005, p. 14.

387 J. RIVERO, « Sur a rétroactivité de la règle jurisprudentielle », AJDA 1968, p. 15.

388 En ce sens, CH.MOULY, « Les revirements de jurisprudence » in L’image doctrinale de la Cour de cassation,

La documentation française, 1994, p. 123 ; N. MOLFESSIS, op. cit., p. 5

389Ibid., p. 9.

390 CH.RADE, « Plaidoyer en faveur d'une réforme de la responsabilité civile », D. 2003, p. 2247.

391 N. MOLFESSIS, op. cit., p. 8 et s. ; J. CARBONNIER, op. cit., p. 59 ; M.-N. JOBARD-BACHELLIER, X. BACHELLIER, J. BUSK-LAMENT, La technique de cassation, 9ème éd., Paris : Dalloz, 2018, p. 107.

96 retient explicitement que nul n’a de « droit acquis droit acquis à une jurisprudence figée »392. Cette position est compréhensible. Toute position inverse contreviendrait à l’interdiction faite au juge d’adopter des mesures générales et règlementaires, édictée à l’article 5 du Code civil. Dans ce contexte, le revirement de jurisprudence soulève des interrogations s’agissant de l’objet de cette étude. Peut-il être assimilé à une évolution du préjudice ?

105.Opposition entre l’évolution matérielle du préjudice et l’évolution juridique du

préjudice. – À cet égard, deux situations peuvent se présenter. La première est celle d’un

revirement de jurisprudence qui, au cours d’une affaire pendante devant les juridictions, vient consacrer l’existence d’un nouveau préjudice. La victime peut, en vertu du principe de la rétroactivité des revirements de jurisprudence, obtenir une indemnisation du préjudice nouvellement consacré. Cette solution n’est guère critiquable au regard du principe de l’autorité de la chose jugée. Les juges du fond, lorsqu’ils n’ont pas encore tranché, disposent d’une liberté d’appréciation qui leur permet d’appliquer un revirement opéré par la Cour de cassation sans que cela ne suscite de véritables difficultés, à moins qu’ils n’entendent entrer en résistance. La seconde situation possible est plus délicate. Il s’agit de s’interroger sur l’incidence du revirement de jurisprudence pour la victime dont le litige est terminé et qui n’a pas pu obtenir une indemnisation sur le fondement d’un préjudice qui n’était pas reconnu au moment où le juge avait statué. En l’absence d’indemnisation, le principe de réparation intégrale n’est plus assuré. Est-il alors possible d’invoquer une aggravation du préjudice ? Une réponse négative l’emporte. Tout comme dans la situation précédente dans laquelle un préjudice préexistant n’a pas fait l’objet d’une demande d’indemnisation, le préjudice de la

392 Cass. Civ. 1ère, 21 mars 2000, n° 98-11.982, Bull. civ. I, n° 97, p. 65 ; RTD Civ 2000, p. 666, obs N. MOLFESSIS ; Cass. Civ. 1ère, 9 oct. 2001, n° 00-14.564, Bull. civ. I, n° 249, p. 157. Cette position a d’ailleurs été validée par de la Cour européenne des droits de l’homme, CEDH, 26 mai 2011, arrêt Legrand c/ France, Requête n° 23228/08.

97 victime ne connaît, là non plus, aucun élément nouveau393. L’évolution juridique relative à un préjudice n’équivaut pas à une évolution matérielle de la situation.

106.Absence de reconnaissance d’une aggravation situationnelle. – En revanche, le

revirement de jurisprudence pourrait être perçu comme une aggravation situationnelle. En effet, dès lors que les juges reconnaissent un nouveau préjudice, si la victime ne peut pas s’en prévaloir alors celle-ci n’obtient pas une indemnisation complète. Dans cette perspective, il est certain que le préjudice de la victime n’a pas subi d’évolution matérielle, mais il n’en reste pas moins qu’une modification de la perception juridique de la notion même de préjudice est intervenue et a aggravé la situation. Ce qui devrait conduire à la reconnaissance d’une aggravation situationnelle pour la victime. Comme dans l’hypothèse du préjudice non inclus dans la demande initiale, il serait possible de considérer que la consécration d’un préjudice remplit le critère de nouveauté exigé pour pouvoir formuler une demande d’indemnisation complémentaire. La Cour de cassation a rejeté cette hypothèse dans un arrêt de 2009. Elle affirmait que l’évolution de la jurisprudence n’est pas un fait nouveau permettant de revenir devant le juge394.

107. Cette solution n’est que la résultante d’une application du principe de concentration des moyens dégagés par l’arrêt Césaréo395. Cet arrêt affirme que le demandeur doit présenter dès la première instance l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci. L’hypothèse envisagée ici ne doit pas faire exception. Quand bien même le préjudice n’est pas reconnu, rien n’empêche la victime d’argumenter pour que le juge tranche en sa faveur. Au contraire, c’est comme cela qu’il faut procéder, c’est ainsi que les évolutions jurisprudentielles se construisent. En revanche, si le juge ne fait pas droit à la demande, le

393 O. GOUT, art. préc.

394 Cass. Civ. 1ère, 24 sept. 2009, n° 08-10.517, Bull. civ. I, n° 177.

395 Cass. ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672, Bull. ass. plén. n° 8, p. 21, D. 2006, p. 2135, obs. L. WEILLER ;

RDI 2006, p. 500, obs. PH.MALINVAUD ; RTD civ. 2006, p. 825, obs. R. PERROT ; JCP G. 2007, II 10070, note G. WIEDERKEHR ; JCP G. 2007, I, 183, n° 15, obs. S. AMRANI-MEKKI ; Dr. & proc. 2006, p. 348, obs. N. FRICERO ; Rev. Procédures 2006, comm. 21, note R. PERROT.

98 principe de l’autorité de la chose jugée doit protéger la situation juridique tranchée. Il n’est pas souhaitable que le revirement ait un effet rétroactif indéfini396. Son existence permet une adaptabilité du droit pour que ce dernier demeure en adéquation avec les politiques juridiques menées en diverses époques. Il est en ce sens le symbole « d’une vérité juridique

préexistante »397. Néanmoins, son rayonnement est contrebalancé par un autre principe, celui

de la sécurité juridique. Pour certains auteurs, la sécurité juridique forme partie intégrante de ce principe de rétroactivité en ce qu’elle permet une application de la règle nouvelle supposée meilleure que l’ancienne398. Il a en effet pu être affirmé que « la sécurité juridique c’est peut-être l’assurance donnée aux citoyens que le juge traque perpétuellement les erreurs

d’appréciations qu’il est susceptible d’avoir commis »399. Il nous semble cependant que le

revirement de jurisprudence devrait être limité et ne devrait s’appliquer qu’aux litiges en cours. En fin de compte, dès lors que le litige n’est pas définitivement tranché, il est fortement conseillé à la victime de compléter sa demande d’indemnisation pour ne pas se voir opposer le principe de l’autorité de la chose jugée par la suite et pouvoir obtenir ainsi une indemnisation complète de son préjudice. En revanche, une fois le litige définitivement tranché, l’absence de respect du critère de nouveauté renforcée par une application rigoureuse du principe de sécurité juridique empêche la victime de demander une indemnisation complémentaire en cas de consécration d’un nouveau chef de préjudice400.

108. L’évolution du préjudice de la victime ne doit pas être une excuse pour admettre juridiquement des situations qui ne présentent aucune évolution, même situationnelle. Deux situations devaient être envisagées ici. L’absence de demande d’indemnisation d’un préjudice

396 Rapport annuel Cour de cassation 2004, le temps,

https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2014_7040/livre_3_etude_temps_70 47/droit_prise_7197/caractere_evolutif_7198/cour_cassation_31949.html.

397 J.CARBONNIER, op. cit., p. 59.

398 J.-M. MOULIN, note sous Cass. Civ. 1ère, 9 oct. 2001, RGD 2001, https://www.revuegeneraledudroit.eu/wp-content/uploads/er20020107moulin.pdf.

399 P.- Y. GAUTIER, note sous Cass. Civ. 1ère, 9 oct. 2001, RTD Civ. 2000, p. 592.

400 En ce sens, C. CHAINAIS, F. FERRAND et S. GUINCHARD, Procédure civile : Droit interne et européen du procès civil, 33ème éd., Paris : Dalloz, 2016, n° 1135, p. 769, propos non repris dans la 34ème édition.

99 ne saurait être reconnue comme une évolution du préjudice au sens strict. En revanche, l’exigence d’un élément nouveau dans la situation de la victime peut se déduire de l’absence de connaissance antérieure. Au contraire, le préjudice volontairement non inclus dans la demande initiale ne satisfait pas à cette exigence. Pourtant, la pratique juridique se révèle en faveur de la victime en considérant qu’il est toujours possible de formuler une demande ultérieurement. En l’absence de demande d’indemnisation, le principe de l’autorité de la chose jugée ne peut pas s’appliquer. Par conséquent, c’est la demande qui est bien nouvelle. S’agissant en revanche du préjudice consacré suite à un revirement de jurisprudence, il pourrait également être reconnu comme une aggravation situationnelle. Cependant cette solution n’est pas souhaitable, non seulement parce qu’il n’existe là encore pas de nouveau élément dans la situation de la victime, mais en plus parce que cela soulève des problèmes eu égard au principe de sécurité juridique. L’indemnisation d’une victime pourrait toujours faire l’objet de remises en question au gré des évolutions jurisprudentielles. Une dernière situation doit maintenant être envisagée. Contrairement aux deux hypothèses précédemment envisagées, le doute persiste quant à savoir s’il s’agit bien d’une évolution du préjudice.

B. Les incertitudes d’une évolution en cas de variation monétaire du