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Le principal argument opposé pour justifier qu’une analogie entre aggravation et diminution serait erronée au regard du droit positif186 est celui des effets produits par

l’autorité de la chose jugée. Ce principe vise à permettre de mettre un terme définitif à un litige existant entre les différentes parties et ainsi éviter un renouvellement sans fin des actions entre elles. Énoncées historiquement par l’article 1351 du Code civil, devenu 1355 avec la réforme opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des

184 CH. COUTANT-LAPALUS, Le principe de réparation intégrale en droit privé, Aix-en-Provence : PUAM, 2002, n° 84, p. 91.

185 M.-E.ROUJOU DE BOUBEE, Essai sur la notion de réparation, Paris : LGDJ, 1974, p. 390.

33 contrats, du régime général et de la preuve des obligations187, les conditions requises pour l’application de l’autorité de la chose jugée sont « que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et

formée par elles et contre elles en la même qualité ». Le recours persistant à l’autorité de la

chose jugée participe du manque de littérature existant à ce jour sur l’évolution du préjudice de la victime. En effet, le principe opposé à l’uniformisation de la prise en compte des évolutions apparaît comme un véritable argument d’autorité d’un point de vue juridique. En outre, un autre argument non dépourvu de tout lien avec l’autorité de la chose jugée, mais cette fois envisagée d’un point de vue plus humain, est également évoqué. Il est tiré du respect de la quiétude des victimes188.

32. Cette conception de l’évolution du préjudice, essentiellement tournée vers l’aggravation, ne peut plus être maintenue. Le droit dispose de tout un arsenal permettant de se prémunir contre les inconvénients suscités par l’évolution du préjudice de la victime. Plus encore, il serait temps de modifier la perception que le juriste a de l’évolution du préjudice. Trop souvent perçue à travers une vision pessimiste, l’évolution du préjudice de la victime peut être envisagée dans une perspective plus optimiste. La situation de la victime peut, dans certaines situations, connaître une amélioration, notamment grâce au développement constant de nouveaux moyens thérapeutiques et de nouvelles techniques de récupération189. Le droit de la responsabilité civile doit alors apparaître comme un instrument de responsabilisation des victimes dans cette quête de l’amélioration. Pour ce faire, il est également nécessaire de ne pas attendre passivement l’aggravation du préjudice. Au contraire, la recherche active d’une évolution positive de la situation peut être proposée. Pousser à son paroxysme, cette vision de l’évolution invite même à tout mettre en œuvre pour éviter la réalisation du dommage afin d’éviter, par la suite, une aggravation de la situation de la victime, effective si le dommage est

187 Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

188 PH.PIERRE et F. LEDUC, Le principe de réparation intégrale en Europe, Bruxelles : Larcier, 2012, p. 122.

189 Dont les bienfaits sont soulignés de longue date par M.-E.ROUJOU DE BOUBEE, Essai sur la notion de réparation, Paris : LGDJ, 1974, p 387.

34 déjà en cours, ou potentielle s’il n’existe qu’un risque de dommage. Pour ce faire, le développement des fonctions complémentaires de la responsabilité semble pertinent190.

33. Annonce de plan. – Ce n’est donc qu’après avoir précisément identifié les

contradictions qui existent actuellement dans le traitement opéré des évolutions du préjudice de la victime (Partie 1) qu’il sera, ensuite, possible de rétablir un traitement plus cohérent des évolutions du préjudice de la victime (Partie 2).

190 D’ailleurs, la place insuffisante accordée à la prévention a fait l’objet de critique. En ce sens, G. VINEY,

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PARTIE 1 : Les contradictions du traitement actuel de l’évolution du

préjudice de la victime

34. L’évolution du préjudice de la victime est une suite possible du dommage. Par conséquent, sa reconnaissance et son intégration dans l’indemnisation de la victime sont essentielles. Pourtant, le Code civil reste silencieux sur les réponses juridiques à apporter dans cette hypothèse. La seule trace que l’on retrouve de l’idée d’évolution du préjudice se situe dans son article 2226 qui fait référence à l’aggravation à propos de la prescription de l’action en réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel. C’est alors à la jurisprudence, accompagnée par de nombreux travaux doctrinaux, qu’est revenue la minutieuse tâche d’apporter des solutions. Et l’évolution du préjudice est loin d’être un phénomène marginal. Souvent appréhendée sous l’angle de l’aggravation, l’évolution du préjudice est en réalité protéiforme. D’abord, parce que l’aggravation elle-même recouvre plusieurs manifestations, ensuite parce qu’elle comporte un aspect plus optimiste, trop souvent négligé, qui découle de la possibilité d’une amélioration de la situation de la victime. À cet égard, une étude de ce droit prétorien montre des contradictions. Bien que sa portée soit parfois discutée, le principe de réparation intégrale autorise une prise en compte uniforme des évolutions. Il en constitue le fondement juridique. Dès lors le droit ne peut ignorer l’évolution du préjudice. Pourtant des obstacles, aussi divers que variés, se dressent sur son chemin. Ils sont de deux ordres : ou bien ils empêchent une prise en compte générale de l’évolution du préjudice, ou bien ils justifient un traitement différencié des hypothèses dans lesquelles le préjudice s’aggrave de celles où il diminue. Il faut alors les recenser et les analyser pour mesurer leur portée réelle sur la prise en compte de l’évolution du préjudice par le droit. En effet, la nécessité d’une reconnaissance juridique de l’évolution du préjudice (Titre 1) ne doit pas être annihilée par l’existence d’obstacles perturbant sa prise en compte (Titre 2).

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TITRE 1 : La nécessité d’une reconnaissance juridique de l’évolution

du préjudice

35. Le principe de réparation intégrale suppose une indemnisation sans perte ni profit pour la victime. Qualifié parfois de leurre, d’idéal ou encore d’utopie, son application effective serait impossible. Le législateur n’a d’ailleurs pas hésité à l’évincer de certaines indemnisations. De telles exceptions ne doivent pas tromper pour autant. Bien que son application soit controversée, le principe de réparation intégrale n’en reste pas moins « l’épine

dorsale du droit de la réparation »191. En témoigne le titre évocateur d’un article de Monsieur

Péchinot : « La réparation intégrale est morte, vive la réparation intégrale »192 ou l’ironique faire-part de décès du principe rédigé par Maîtres Bernfeld et Bibal193, rappelant ainsi combien la réparation intégrale doit rester « une fiction du droit au service de

l’indemnisation »194. Le dernier projet de réforme du droit de la responsabilité civile entérine

sa reconnaissance dans son article 1259195. C’est dans cette perspective que la prise en compte des évolutions du préjudice s’inscrit. Eu égard à ce principe, il ne saurait être toléré que les modifications que le préjudice de la victime peut subir n’entraînent pas des conséquences sur sa réparation. À ce propos, l’évolution du préjudice est souvent assimilée, à tort, à la seule aggravation du préjudice. Il serait injuste pour une victime dont le préjudice s’aggrave de ne pas voir l’assiette de son indemnisation augmentée ; mais il serait tout aussi injuste que la victime dont la situation s’est améliorée puisse continuer de bénéficier de cette indemnisation. Le principe de réparation intégrale justifie que les évolutions du préjudice soient intégrées à l’indemnisation (Chapitre 2). En revanche, l’évolution du préjudice ne doit pas être confondue

191 Y.CHARTIER, La réparation du préjudice, Paris : Dalloz, 1996, p. 34.

192 J. PECHINOT, « La réparation intégrale est morte, vive la réparation intégrale », Revue Argus 2013, n° 0850.

193 C. BERNFELD et F. BIBAL, In mémoriam, Gaz. Pal. 2013, n° 47.

194 D. TAPINOS, « Le principe de libre disposition des indemnités », in Réparation du dommage corporel et dette de valeur, Gaz. Pal. 2016, n° 11, p. 66.

195Projet de réforme de la responsabilité civile, présenté par J. J. Urvoas, garde des sceaux et ministre de la justice, 13 mars 2017,

38 avec d’autres hypothèses dans lesquelles la victime pourrait plus généralement formuler une demande complémentaire d’indemnisation, mais qui ne révèlent aucune modification intrinsèque du préjudice. Il faut alors, au préalable, caractériser précisément ce que recouvre la notion d’évolution du préjudice (Chapitre 1).

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Chapitre 1 : La caractérisation de l’évolution du préjudice de la victime

36. L’évolution du préjudice implique une modification de l’étendue du préjudice de la victime. Son existence se confond alors avec le besoin de réparation. Cependant, contrairement à certaines croyances, l’évolution du préjudice ne se résume pas à sa seule aggravation, pas plus qu’elle n’est l’apanage des préjudices résultant de dommages corporels. S’il faut admettre que l’incidence de l’évolution du préjudice ne peut pas être appréhendée avec la même vigueur selon le dommage causé à l’origine, l’évolution s’immisce néanmoins de partout. Au vu des tumultes qui affectent sa perception, et afin de pouvoir appréhender la position que l’évolution doit occuper dans notre droit, il est nécessaire de définir la notion pour mesurer l’ampleur de son influence en droit de la responsabilité civile. Pour ce faire, il convient de procéder à une délimitation du contenu de l’évolution du préjudice (Section 1) et de dresser, ensuite, une typologie des différentes manifestations de l’évolution du préjudice (Section 2).