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La capacité d’évolution des autres dommages

Section 1 : La délimitation de l’évolution du préjudice

B. Le dommage corporel, domaine non exclusif des évolutions du préjudice

2. La capacité d’évolution des autres dommages

78. L’évolution du préjudice en matière de dommage environnemental. – Les

préjudices découlant de la survenance d’un dommage environnemental ont également une forte capacité d’évolution. Ses conséquences affichent pareillement une emprise particulière

307 CH.LAPOYADE DESCHAMPS,« La réparation du préjudice économique pur en droit français », RIDC 1998, p. 367.

74 au temps308, à cause de laquelle il est d’ailleurs difficile, voire quasi impossible, de mesurer la réalité et l’ampleur de ses conséquences dans l’instant suivant sa survenance309. Lorsque survient un dommage environnemental, seul l’écoulement d’un délai suffisamment important pourra permettre de révéler l’étendue exacte des conséquences du dommage. Tel a été le cas pour déterminer les conséquences du naufrage de l’Érika en 1999. Les côtes françaises ont dû être nettoyées pendant près de deux ans et il a ensuite fallu mettre en œuvre un programme de recherche sur les conséquences écotoxicologiques et écologiques de l’accident310 dont les résultats dégagés étaient sans appel : la « biodégradation de ce fioul lourd était extrêmement

lente ». Ce qui a provoqué, entre autres, des interdictions d’exploitation ou encore des pertes

d’espèces d’oiseaux marins. Un autre exemple peut être cité : la pollution aux hydrocarbures qui avait résulté, en 1989, du naufrage de l’Exxon Valdez. Cette pollution laissait des traces douze ans après311 ! L’incidence de la temporalité en matière de dommage environnemental est particulièrement remarquable du fait que la Nature, comme l’Être humain, est dotée d’une importante capacité de régénération naturelle312. Le temps est alors un facteur nécessaire pour déterminer si les écosystèmes ont repris le dessus et ont réussi à lutter contre la pollution,

308 PH.BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 5ème éd., Paris : Litec, 2018, n° 798, p. 560. V. également PH. BRUN, « Temporalité et préjudices liés au dommage environnemental », in Nomenclature des préjudices environnementaux, Paris : LGDJ, 2012, p. 180 et s.

309 PH. LE TOURNEAU, op. cit., n° 6811.12, p. 2569 ; G. VINEY,P. JOURDAIN etS.CARVAL, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 85, p. 112 ; H. LEVREL,A.BAS et P. GASTINEAU, « Regards d’économistes sur la proposition de nomenclature des préjudices environnementaux », in Nomenclature des préjudices environnementaux, Paris, LGDJ, 2012, p. 84.

310 L.LAUBIER, « La marée noire de l’Erika : conséquences écologiques et écotoxicologiques », in Nature, sciences et sociétés, EDP Sciences, 2004, Vol. 12.

311Ibid.

312 O. SUTTERLIN, L'évaluation monétaire des nuisances : éléments de réflexion au carrefour des raisonnements juridiques et économiques en matière environnementale, Paris : LGDJ, 2012, n° 519, p. 242 et s.

75 notamment par le biais de l’adaptation313. L’évolution du préjudice dans le cadre d’un dommage environnemental suppose de composer avec une part importante d’incertitude314.

79. Cette appréhension particulière de la temporalité dans le cadre d’un dommage environnemental est d’ailleurs un élément perturbateur dans la réparation315. L’article 1247 du Code civil énonce que pour être réparable, le préjudice écologique, l’atteinte doit être non négligeable. En l’absence de définition de ce que recouvre le terme, deux questions, dont la réponse demeure incertaine, doivent être posées. Il s’agit, d’une part, de se demander si l’atteinte est réversible ou irréversible316 et, d’autre part, de savoir si la durée de l’atteinte est prévisible. À cet égard, l’article R. 161-5 3° du Code de l’environnement offre une piste pour appréhender cette exigence quand il énonce que « ne constitue pas un dommage […] la détérioration mesurable qui disparaît dans un temps limité sans intervention humaine, les populations d'espèces ou les habitats étant ramenés, par leur dynamique naturelle, à leur état

au moment du dommage ou à un état plus favorable ». Pour que le préjudice soit réparable, la

détérioration doit être mesurable, ce qui n’est pas chose aisée. Cela impose d’attendre l’écoulement d’un certain temps afin de vérifier si la Nature n’est pas en mesure de reprendre ses droits et de pallier l’atteinte qui lui a été portée. Ces exigences permettent d’inférer qu’en matière de dommages environnementaux, l’échelle de la vie humaine ne peut pas être l’échelle de référence317. Une indemnisation précipitée risquerait d’être illusoire puisqu’elle ne concorderait pas nécessairement avec l’étendue réelle des conséquences dommageables.

313 L’article L. 162-8 du Code de l’environnement invite d’ailleurs à tenir compte de cette faculté : « les mesures de réparation doivent permettre de supprimer tout risque d'atteinte grave à la santé humaine en tenant compte de l'usage du site endommagé existant ou prévu au moment du dommage, apprécié notamment en fonction des documents d'urbanisme en vigueur à cette date. La possibilité d'une réparation du sol par régénération naturelle doit être envisagée ».

314 H. LEVREL,A.BAS et P. GASTINEAU, op. cit.

315 O. SUTTERLIN, op. cit., n° 311 et s., p. 149 et s. ; M. BOUTONNET, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, Paris : LGDJ, 2005, n° 455, p. 224 ; P. STEICHEN, op. cit., p. 178 ; J. HUET, « Le développement de la responsabilité civile pour atteinte à l’environnement (2e partie) », LPA 1994, n° 3, p. 12 ; P. JOURDAIN, « Principe de précaution et responsabilité civile », LPA 2000, n° 239, p. 51 ; C. DREVEAU, « Réflexions sur le préjudice collectif », RTD Civ. 2011, p. 249 ; M. BARY, « Responsabilité civile et préjudice écologique », RCA 2016, étude 8.

316 PH. BRUN, « Temporalité et préjudices liés au dommage environnemental », art. préc.

76 Pire encore, il résulterait d’un tel empressement un contournement majeur du critère de certitude habituellement requis pour que le préjudice soit réparable en droit de la responsabilité civile. Le recours à la notion de préjudice futur pour mettre un terme à cette difficulté ne sera guère d’un grand secours étant donné qu’il ressort d’une jurisprudence classique de la Cour de cassation que celui-ci s’entend « de la prolongation certaine et directe

d’un état actuel de choses »318. Or, les conséquences présentes et à venir d’un dommage

environnemental n’étant pas toujours identifiables au jour où le juge statue, il serait alors difficile de prétendre anticiper le futur. En conséquence de quoi, il est impossible de considérer le préjudice à venir commela prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel. Les préjudices résultant d’un dommage environnemental constituent un terrain fertile pour les évolutions même si, malgré tout, le dommage environnemental se montre hermétique aux prévisibilités, ce qui perturbe le dessein d’une réparation la plus intégrale possible. L’objectif nécessaire pour le droit va alors être de réussir à intégrer les différentes évolutions dans la réparation. C’est de cette difficulté que naît l’intérêt porté à la fonction préventive de la responsabilité civile. Elle offre une solution apte à pallier efficacement les insuffisances de la réparation319.

80. L’évolution du préjudice en matière de dommage économique pur. – En matière

de dommage économique pur, les préjudices se révèlent aussi particulièrement évolutifs. Cette éventualité provient d’une originalité propre à ce domaine. Elle s’explique par le fait que l’atteinte n’a pas nécessairement cessé au jour où le juge statue sur la demande de réparation320. En effet, les victimes saisissent souvent le juge non seulement pour obtenir une indemnisation de leurs préjudices, mais également pour demander la cessation du trouble en

318 Cass. Req. 1er juin 1932, D. 1932, I, 102, rapp. PILON ; S. 1933, I, 49, note H. MAZEAUD.

319 Cf infra n° 581.

320 M. NUSSEMBAUM, « La réparation du préjudice économique », in Introduction aux travaux du groupe de travail, https://www.courdecassation.fr/IMG/File/pdf_2007/26-04-2007/26-04-2007_intro_nussenbaum.pdf . L’auteur souligne qu’ « un manque à gagner peut à une date donnée avoir été subi mais aussi continuer à l’être dans l’avenir. La composante future devra être anticipée et à une date donnée, elle le sera avec les informations disponibles à cette date ».

77 pratique321. Ce qui signifie que le juge, au jour où il statue, doit calculer le montant de l’indemnisation alors que l’atteinte n’a pas nécessairement cessé. La réalisation du dommage pouvant toujours être en cours, il va alors lui être difficile de mesurer l’étendue du préjudice qui lui fait suite. Et ce, d’autant plus qu’à l’heure de chiffrer le préjudice futur le juge devra anticiper l’incidence des mesures de cessation qu’il a prises. L’évaluation ne pouvant reposer sur des éléments tangibles, il va devoir procéder à de savants calculs, dissimulant indéniablement une forme d’extrapolation et d’arbitraire, pour déterminer l’ampleur du préjudice, passé et à venir. Toutefois ces pratiques sont admises, le préjudice est apprécié avec souplesse car la finalité première de l’action en concurrence déloyale est plutôt de prévenir un préjudice futur ou de punir plutôt que de réparer322.

81. Malgré la souplesse tolérée à l’égard du préjudice, il n’en reste pas moins que le juge doit quand même procéder à son évaluation. Qu’il s’agisse d’évaluer le préjudice initial ou son évolution, il recourt aux mêmes techniques. Pour évaluer les conséquences patrimoniales du dommage, le juge s’appuie sur la dichotomie classique : les pertes éprouvées et les gains manqués. Ensuite, pour calculer le montant du préjudice, il se fonde sur une méthode consistant à comparer le chiffre d’affaires avant et après la survenance du dommage323 ainsi que la perte de clientèle324. La Cour de cassation a même admis l’utilisation du profit dégagé par l’auteur du dommage pour obtenir une mesure du préjudice325. Mais il ne s’agit que de pistes de calcul car le préjudice, dans ce domaine, se révèle, en réalité, particulièrement

321 N. REGIS, « Le préjudice économique des entreprises », BICC n° 781, 2016, p. 6 et s. V. également : G. VINEY, P. JOURDAIN et S. CARVAL, Traité de droit civil : les effets de la responsabilité civile, 4ème éd., Paris : LGDJ, 2017, n° 80, p. 107 ; C. SINTEZ, La sanction préventive en droit de la responsabilité civile : contribution à la théorie de l'interprétation et de la mise en effet des normes, Paris : Dalloz, 2011, n° 33, p. 31.

322 M. CHAGNY, op. cit., n° 528 et s., p. 521 et s. ; A. BALLOT-LENA, La responsabilité civile en droit des affaires : des régimes spéciaux vers un droit commun, Paris : LGDJ, 2008, n° 75 et 76, p. 83 et 84 ; M. CAYOT,

op. cit., n° 566 et s., p. 417 et s.

323 I.DUSSART etJ.GASBAOUI, L’évaluation du préjudice économique, Paris : Lexisnexis, 2018, n° 58 et s., p. 53 et s.

324 D. FASQUELLE, « La réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles », RTD Com.

1998, p. 763. La distinction, bien qu’a priori ténue, est pourtant d’une grande utilité puisque le juge n’indemnisera pas de la même manière le gain manqué et la perte de chance.

78 insondable, la seule référence au chiffre d’affaires n’étant pas toujours satisfaisante326. Il faut, de plus, faire face à la carence des parties dans la démonstration du préjudice327, mais surtout parce que les aléas du marché économique sont tels qu’il devient impossible de ne pas confondre un gain manqué avec une simple perte de chance de gain328. Cette difficulté est d’autant plus amplifiée que le marché économique est fluctuant et intègre des facteurs non liés à l’activité stricto sensu de l’entreprise comme le pouvoir d’achat ou la demande, la question se pose alors de savoir « comment être sûr que l’on a perdu sa clientèle du fait d’actes d’un

concurrent ? »329. Certains auteurs soulignent à cet égard que les pertes purement

économiques présentent des caractères très hétérogènes, elles peuvent être très variées, mais aussi « aléatoires », parfois même « démesurées »330. C’est de cette instabilité, dans leur nature, leur certitude et leur ampleur, que naît l’évolutivité du préjudice en matière de dommage économique. Dans ces circonstances, le juge va devoir prendre en considération les suites du préjudice dans le futur dès lors que « sa réalisation est suffisamment probable et non

hypothétique »331. Le juge doit alors composer avec le facteur extrêmement instable qu’est le

marché économique, et plus précisément son devenir, en procédant, notamment, à une

« approche d’estimations différentielles » intégrant « l’évolution prévisionnelle de la

conjoncture économique »332. C’est peut-être alors ce qui explique que la Cour de cassation

semble se focaliser sur une indemnisation fondée sur l’existence d’un préjudice moral333, moins exigeant s’agissant des éléments de preuve à rapporter.

326 M. CAYOT, op. cit., n° 459, p. 342 ; F. BELOT, « L’évaluation du préjudice économique », D. 2007, p. 1681.

327Ibid., n° 462, p. 347. 328 N. RÉGIS, art. préc. 329 D. FASQUELLE,art. préc. 330 N. RÉGIS, art. préc. 331Ibid. 332Ibid.

333 Cass. Com., 9 fév. 1993, n° 91-12.258, Bull. civ. IV, n° 53, p. 34, JCP G. 1993, n° 51, doctr. 3727, note G. VINEY ; JCP E. 1994, II, 545, note C. DANGLEHANT ; Cass. Com. 28 sept. 2010, n° 09-69.272 ; Cass. Com. 21 mars 2018, n° 17-14.582. Dans cet arrêt la Cour de cassation a censuré la Cour d’appel de Paris qui avait estimé que la société requérante « ne rapportait pas la preuve que ces agissements étaient directement à l'origine d'un détournement d'une partie de sa clientèle et du préjudice financier qu'elle prétendait avoir subi par la baisse de

79

82. La mesure de l’évolution du préjudice participe de l’application du principe de réparation intégrale334. Pourtant, il s’agit là d’un domaine extrêmement complexe dans lequel les préjudices sont d’un tel dynamisme qu’ils imprègnent inextricablement la notion même d’évaluation du préjudice. L’évaluation ab initio335 de l’étendue du préjudice étant déjà ardue336, il devient alors impossible de mesurer les évolutions dont le préjudice a fait l’objet avant le jugement ou même après337. Autant de données imprédictibles qui font qu’il devient quasiment impossible de prétendre pouvoir mesurer rapidement l’influence qu’a eue la survenance du dommage économique sur la situation de la victime. La temporalité prend, également dans ces conditions, un sens particulier : elle offre le cadre nécessaire à une appréhension plus réaliste et conforme à la réalité du préjudice. Les préjudices découlant d’un dommage économique pur, parce qu’ils sont également susceptibles de connaître des évolutions, méritent leur place dans cette étude.

83. L’évolution du préjudice en matière de dommage matériel. – Pour terminer cette

analyse des évolutions du préjudice de la victime suivant les différentes catégories de dommages répertoriées, il convient d’envisager les préjudices découlant d’un dommage matériel. Ces derniers pourraient laisser penser qu’ils sont moins enclins aux évolutions, en ce sens qu’une fois le dommage matériel réalisé, la situation apparaît plus stable. Prenons l’exemple d’un vélo accidenté. Une fois celui-ci endommagé, il apparaît peu probable que la situation évolue. Dès lors, l’étendue du préjudice en résultant peut être mesurée plus rapidement. Cette affirmation doit, toutefois, être nuancée. Une affaire jugée par la Cour de cassation en 2011 en offre une bonne illustration338. En l’espèce, deux mini-studios avaient été achetés dans un lot de copropriété, mais leurs propriétaires avaient rapidement été

son chiffre d'affaires ». La Cour de cassation casse au motif « qu'un préjudice s'infère nécessairement d'un acte de concurrence déloyal, générateur d'un trouble commercial, fût-il seulement moral ».

334Ibid. Contra, M. CAYOT, Le préjudice économique pur, Paris : LDGJ, 2017, n° 464 et s. , p. 348 et s.

335CH.LAPOYADE DESCHAMPS, « La réparation du préjudice économique pur en droit français », art. préc.

336 M. CAYOT, op. cit., n° 513, p. 382.

337 D. FASQUELLE,art. préc.

80 informés de l’insalubrité des lieux suite à deux inondations en 1990 et en 1992. Des travaux d’assainissement avaient alors été réalisés, mais au vu de leur inefficacité, les logements avaient été déclarés définitivement et irrémédiablement impropres à l’habitation en 2002 par arrêté préfectoral. Bien que l’enjeu de cette affaire se situait sur le terrain de la prescription de l’action, l’arrêt rendu a quand même été l’occasion pour la Cour de cassation d’affirmer que cet arrêté préfectoral ne constituait pas une aggravation du préjudice, car il révélait les conséquences d'une situation déjà connue dans toute son ampleur dès les premières inondations. Le préjudice est demeuré inchangé, c’est la révélation de son étendue qui a simplement été retardée. En revanche, même si les préjudices issus d’un dommage matériel semblent plus stables dans l’ensemble, des exceptions qu’il ne faut pas négliger persistent.

84. En témoignent les dommages matériels produits en matière de construction pour