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La liberté d’appréciation in concreto du préjudice par le juge

A. Les dates clés de l’évaluation du préjudice

B. Les méthodes d’évaluation du préjudice

1. La liberté d’appréciation in concreto du préjudice par le juge

182. L’utilisation de l’appréciation in concreto permet d’atteindre l’objectif escompté : réparer intégralement le préjudice conformément à ses évolutions, qu’il s’agisse de celles survenues depuis le jour de la réalisation du dommage comme de celles à venir. L’appréciation in concreto est essentielle en matière d’indemnisation des préjudices. Par principe, en l’absence de généralisation, elle permet à la victime de bénéficier d’une analyse

157 particulière de sa situation propice à l’intégration des évolutions que le préjudice (a). De surcroît, le bénéfice reconnu à l’appréciation in concreto se renforce par sa complémentarité avec l’appréciation souveraine du juge (b).

a. Le bénéfice d’une appréciation in concreto

183.Proposition d’aménagement de l’appréciation in abstracto pour l’évaluation du

préjudice. – Le système juridique français connaît deux méthodes, généralement considérées

comme radicalement opposées548, en matière d’appréciation. D’une part, l’appréciation in

concreto et, d’autre part, l’appréciation in abstracto. L’appréciation in concreto suppose une

appréciation en fonction des circonstances de la cause qui inclut les données personnelles relatives à la victime. Ainsi, l’appréciation in concreto offre la faculté de prêter une attention particulière à chaque élément propre à la vie et au comportement de chacun et, par conséquent, contribue à une étude personnalisée de chaque situation. Tandis que l’appréciation in abstracto envisage une appréciation qui est fonction d’un modèle de référence. Elle suppose non pas un détachement complet de toute prise en compte des circonstances de la cause, mais une abstraction des données personnelles, et donc subjectives, propres à la victime549. Elles reposent sur la considération de l’être humain en général et non sur l’individu singulier550. Cette seconde appréciation du préjudice est objective et ne porte pas d’attention particulière à la situation personnelle de chacun. Une forme de neutralité s’applique à l’égard de chaque victime et aboutit à un système d’indemnisation plus mécanisé. Il serait, par exemple, possible d’établir objectivement les conséquences que la perte de l’usage d’une main emporterait de manière générale et d’indemniser froidement sans tenir compte d’autres éléments. Un tel fonctionnement de l’indemnisation serait toutefois à

548 N.DEJEAN DE LA BATIE, Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil français, Paris : LGDJ, n° 3, p. 2. Si effectivement les deux méthodes sont différentes, les opposer trop radicalement enlève, selon lui, tout intérêt à l’appréciation in abstracto.

549 N.DEJEAN DE LA BATIE, op. cit., n° 4. p. 3.

158 déplorer car elle ne tiendrait pas compte des éléments propres à chaque victime, et qui peuvent modifier l’ampleur des conséquences du dommage. Il est évident que la perte de l’usage d’une main n’emportera pas les mêmes conséquences selon que la victime est un pianiste concertiste ou bien un retraité bricoleur. Pour éviter les dérives d’une appréciation détachée de tout critère objectif551, une adaptation de l’appréciation in abstracto pourrait être proposée. L’appréciation du préjudice se ferait au regard d’un modèle de référence adapté. Le préjudice découlant de la perte d’usage d’une main serait alors apprécier en fonction des conséquences fâcheuses que cela peut avoir pour une personne dont la profession requiert un usage prédominant des mains, contrairement à une autre chez qui cette lésion pourrait être compensée. La différence entre le maçon qui ne peut s’en passer et la secrétaire qui peut utiliser un logiciel de dictée. Une forme de personnalisation dans l’évaluation du préjudice existerait sans que celle-ci ne soit trop subjective.

184.Une appréciation in concreto à privilégier. – Le recours à une appréciation in

abstracto, même adaptée en fonction de différents modèles de référence est difficilement

admissible. Le Professeur Dejean de la Bâtie, à l’occasion de son étude sur la distinction entre l’appréciation in concreto et l’appréciation in abstracto, soulignait que « s’il est une notion à

l’égard de laquelle l’appréciation abstraite semble […] injustifiable, c’est bien celle de

dommage. Le dommage est un fait, et un fait intrinsèquement mauvais. Comment donc

pourrait-on songer à l’apprécier par référence à un modèle idéal ? »552. Il est vrai qu’en

matière d’évaluation du préjudice de la victime, une appréciation autre que in concreto serait difficilement envisageable. Le droit à réparation implique une réparation sans perte ni profit pour la victime. Or, un même dommage n’a pas nécessairement les mêmes conséquences selon la personne de la victime553. L’utilisation d’un modèle de référence, même adapté, n’est pas suffisante. À l’heure de l’évaluation du préjudice, pour respecter le principe de réparation

551 Y. CHARTIER, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, Paris : Dalloz, 1983, n° 507, p. 625.

552 N.DEJEAN DE LA BATIE, Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil français, op. cit., n° 337, p. 263.

553 R. SAVATIER, Traité de la responsabilité civile en droit français civil, administratif, professionnel, procédural, T. II, 2ème éd., Paris : LGDJ, 1951, n° 606, p. 184.

159 intégrale, le juge doit personnaliser chaque évaluation. L’appréciation in concreto du préjudice est la seule qui permet une appréciation du préjudice dans « toute son

originalité »554. La Cour de cassation a d’ailleurs pu confirmer que « l’étendue du préjudice

est à retenir de manière concrète »555, c’est-à-dire que le préjudice doit être évalué en se fondant sur les éléments de l’espèce556. L’importance de l’évaluation in concreto du préjudice ne fait pas de doute. Cependant, celle-ci ne peut être correctement mise en œuvre qu’en préservant l’appréciation souveraine des juges du fond, seule garant de la personnalisation de l’indemnisation.

b. La complémentarité nécessaire de l’appréciation souveraine du juge

185.L’importance du rôle des juges du fait. – L’appréciation in concreto ne peut être

pleinement efficace que parce que l’évaluation du préjudice de la victime relève de l’appréciation souveraine des juges du fond557, c’est-à-dire une appréciation qui échappe au contrôle de la Cour de cassation558. Ce positionnement est tout à fait compréhensible puisque la Cour de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction. Elle n’est pas un juge du fait, mais un juge du droit, elle n’est donc pas compétence pour trancher les questions relatives à l’appréciation factuelle de l’existence et de l’étendue d’un préjudice559.

554 Y. CHARTIER, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, Paris : Dalloz, 1983, n° 508, p. 625.

555 Cass. Com. 9 juill. 1996, n° 94-16.829.

556 Cass. Civ. 3ème, 23 oct. 2002, n° 00-22.112.

557 Cass. Civ. 2ème, 26 nov. 1975, n° 74-12.957, Bull. civ. II, n° 316, p. 253 ; Cass. Com., 15 nov. 1982, n° 81-12.656, Bull. civ. IV, n° 350 ; Cass. Soc., 4 juin 1987, n° 84-45.536, Bull. civ. V, n° 357, p. 227 ; Cass. Civ. 3ème, 22 mai 1990, n° 88-15.664 ; Cass. Com., 25 juin 2002, n° 99-19.121 ; Cass. Civ. 2ème 21 avr. 2005, n° 04-06.023, Bull. civ. II, n° 112, p. 101 ; Cass. Civ. 2ème, 19 sept. 2013, n° 12-20.419 ; Cass. Civ. 2ème, 16 avr. 2015, n° 14-14.474 ; Cass. Com., 22 mars 2017, n° 15-14.875.

558 PH. BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 5ème éd., Paris : Litec, 2018, n° 614, p. 423 ; Y. CHARTIER, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, Paris : Dalloz, 1983, n° 509, p. 626 ; G. VINEY,P.JOURDAIN,S. CARVAL,Traité de droit civil : les effets de la responsabilité civile, 4ème éd., Paris : LGDJ,2017,n° 126, p. 177 ; P.JOURDAIN, « De quelques manifestations du contrôle de la Cour de cassation sur l'appréciation du préjudice », RTD. Civ. 1991, p. 121.

160 La liberté d’appréciation dont jouissent les juges du fond est le gage d’un maintien d’une appréciation individualisée du préjudice de chaque victime. Pour autant, il est fondamental de souligner que l’appréciation souveraine n’est pas synonyme d’appréciation discrétionnaire560. L’importance de cette nuance réside dans la notion de motivation des décisions, motivation contribuant à une meilleure caractérisation du préjudice et extrêmement importante pour la prise en compte des évolutions du préjudice puisqu’elle va permettre de vérifier ce qui a été indemnisé et comment cela a été indemnisé. La Cour de cassation ne peut pas, pour les raisons évoquées juste avant, contrôler le montant de l’indemnisation. En revanche, elle impose aux juridictions inférieures une obligation de motivation561. Cette précision semble d’autant plus importante que, pendant plusieurs décennies, les juges oublièrent l’importance de cette motivation statuant « tous chefs de préjudices confondus »562. Autrement dit, les juridictions du fond avaient la possibilité de reconnaître l’existence du préjudice sans être tenues de préciser les divers éléments qui le composaient563. L’admission d’une indemnisation globale est dérangeante564. Elle contrevient à « l’exigence d’exhaustivité

du principe de réparation intégrale »565 et remet en cause son respect566. Les limites de cette

indemnisation globale sont encore plus marquantes lorsque la prise en considération des évolutions du préjudice postérieures au jugement ou à la transaction est envisagée. Comment https://www.courdecassation.fr/venements_23/colloques_4/2005_2033/cour_cassation_indemnisation_prejudice s_8064.html.

560 PH.BRUN, op. cit., n° 614, p. 423.

561 Y. CHARTIER, note sous Cass. Civ. 1ère, 18 juill. 2000, D. 2000, juris., p. 853. Le rapport rendu récemment par la Cour d’appel de Paris martèle l’importance de cette motivation. C’est elle qui permet la compréhension de l’indemnisation octroyée. V. Proposition faite à propos de l’article 1262 du Projet de réforme de 2017. Rapport sur la réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques, sous la direction de M. Chagny, avr. 2019, p. 48.

562 Par exemple, Cass. Civ. 1ère 19 déc. 1989, n° 88-13.020 ; Cass. Civ. 1ère, 16 juill. 1991, n° 90-10.843, Bull. civ. I, n° 249, p. 164 ; Cass. Civ. 3ème, 7 avr. 1994, n° 92-13.800 ; Cass. Soc., 23 avr. 1997, n° 94-42.320 ; Cass. Soc., 17 oct. 2006, n° 04-45.926.

563 Cass. ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640, Bull. civ. ass. plén. n° 3 ; Cass. mixte, 6 sept. 2002, n° 98-22.981, Bull. civ. ch. mixte, n° 4, p. 9.

564 G.VINEY, P.JOURDAIN et S. CARVAL,op. cit., n° 126, p. 177 ; S.AMRANI-MEKKI, « Le droit processuel de la responsabilité civile », in Études offertes à G.Viney,Paris : LGDJ Lextenso Éditions, 2008, p. 13 ; Séminaire "Risques, assurances, responsabilités", « L’équité dans la réparation du préjudice », in Les limites de la réparation du préjudice, Paris : Dalloz, 2009, p. 82.

565 J. CARBONNIER, Droit civil, les biens, les obligations, Paris : PUF, 2004, n° 1201, p. 2398.

161 savoir si celui-ci a connu une évolution si, dans la décision initiale, les juges ont fait l’économie de préciser quel était le préjudice indemnisé ainsi que son étendue pour justifier le montant de l’indemnisation octroyée ? Il en va de même lorsque la victime évoque l’apparition d’un nouveau poste de préjudice. L’indemnisation globale empêche tout suivi du contenu de l’indemnisation. L’acceptation de cette pratique d’indemnisation emporterait des conséquences nuisibles à l’égard de toute prise en considération de l’évolution du préjudice de la victime.

186.Une appréciation souveraine opérée poste par poste des préjudices. – De ces

remarques se déduisent les enjeux de la modification des pratiques judiciaires et la mise en évidence de la nécessité d’une indemnisation poste par poste qui permet une identification rapide et efficace des préjudices qui ont déjà fait l’objet d’une indemnisation. L’application d’une méthode rigoureuse s’agissant du détail des chefs de préjudice indemnisés contribue indéniablement à ce que la victime obtienne plus facilement une indemnisation complémentaire. Depuis quelques années, le rejet d’une indemnisation globale est d’ailleurs révélateur567. Cette pratique ne permet pas de déceler le contenu du préjudice indemnisé, et consécutivement une application respectueuse du principe de réparation intégrale. La disparition de cette pratique s’est faite au profit de l’apparition d’une ventilation des chefs de préjudice indemnisés. Cette pratique a été reçue très positivement par la doctrine568. Elle est considérée comme beaucoup plus claire. De plus, elle permet un véritable contrôle de l’indemnisation octroyée, notamment en cas de demande de révision. Il se dégage de cette nouvelle pratique un meilleur respect du principe de réparation intégrale569 passant par une

567 Cass. Civ. 2ème, 16 nov. 2000, n° 99-12.975, Droit et patrimoine 2001, n° 90, p. 107, note F. CHABAS ; Cass. Civ. 3ème, 18 déc. 2001, n° 00-16.530, Droit des sociétés 2002, n° 4, p. 15, note F.- X. LUCAS.

568 X. PRADEL, Le préjudice dans le droit de la responsabilité civile, Paris : LGDJ, 2004, n° 308, p. 440 ; PH. LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, 11ème éd., Paris : Dalloz, 2017, n° 2321.41, p. 1073 ; M. LE ROY, L’évaluation du préjudice corporel : expertises, principes, indemnités, 21ème éd., Paris : Lexisnexis, 2018,n°11, p. 12.

569 CH. COUTANT-LAPALUS, Le principe de réparation intégrale en droit privé, Aix-en-Provence : PUAM, 2002, n° 244, p. 237 ; X.PRADEL, op. cit., n° 396, p. 445,

162 limitation de « l’arbitraire du juge »570 et aboutissant à un respect des exigences de sécurité juridique.

187.Disparités dans l’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux. – L’amélioration

constante de l’évaluation du préjudice de la victime passe nécessairement par une amélioration de l’appréhension de son préjudice. À cet égard, seule une appréciation in

concreto garantit le respect de la prise en compte de tous les aspects que le dommage a eus

pour la victime. Cependant, certains types de préjudices font l’objet, par nature, de difficulté quant à leur évaluation. Il s’agit des préjudices extrapatrimoniaux. Ceux-ci n’ayant aucune matérialisation pécuniaire, ils relèvent de l’entière liberté d’appréciation des juges. Leur indemnisation peut alors conduire à des disparités de traitement entre les différentes victimes. Si l’intérêt de l’appréciation in concreto n’est pas remis en question, une remarque peut toutefois être soulevée : l’appréciation in concreto, sous couvert d’application du principe de réparation intégrale, conduit parfois à de fortes inégalités dans les indemnisations attribuées aux victimes sans qu’aucune différence majeure ne justifie cette distinction de traitement571. Il résulte de cette situation un sentiment d’injustice et d’inégalité. Voilà pourquoi, depuis quelques années maintenant, émerge une volonté de barémiser l’indemnisation afin de réduire la place accordée à l’appréciation factuelle de chaque situation. Cette méthode, si elle garantit une meilleure prévisible, n’est cependant pas sans incidence sur la prise en compte de l’évolution du préjudice.