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L’influence doctrinale sur le principe de réparation intégrale

Section 2 : Les manifestations de l’évolution du préjudice

A. La définition du principe de réparation intégrale

2. L’influence doctrinale sur le principe de réparation intégrale

128.Origines de la terminologie. – Quoique le bien-fondé d’une réparation dont le

montant est fonction du préjudice ait été souligné antérieurement422, l’expression de principe de réparation intégrale est traditionnellement attribuée au doyen Savatier423. Il le formulait ainsi : « le propre de la responsabilité civile est de rétablir, aussi exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage, en remettant la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle aurait été sans l’acte reproché à celui-ci »424. Il est possible alors de constater que tel est bien le principe qui a été repris par la jurisprudence dans l’arrêt de 1954 et dans les arrêts postérieurs.

129.Construction du contenu : tout le préjudice, mais rien que le préjudice. –

L’influence de la doctrine est d’autant plus prégnante que, bien des années après sa consécration, les auteurs n’ont de cesse de réaffirmer l’importance de ce principe. Ils

421 Par exemple, Cass. Civ. 2ème 28 juin 2008, n° 07-14.865 ; Cass. Civ. 2ème, 28 mai 2009 n° 08-16.829, Bull. Civ. II, n° 131 ; Cass. Civ. 2ème, 17 déc. 2009, n° 08-20.699 ; Cass. Com., 8 mars 2011, n° 09-70.550 ; Cass. Civ. 2ème, 29 mars 2012, n° 11-14.661 ; Cass. Com., 10 juill. 2012, n° 11-10.152 ; Cass. Civ. 3ème, 11 mars 2014, n° 12-35.334 et 13-10.992 ; Cass. Civ. 3ème, 10 déc. 2015, n° 14-23.257 ; Cass. Civ. 2ème, 12 févr. 2015, n° 13-17.677 ; Cass. Civ. 2ème, 8 sept. 2016, n° 14-24.524 ; Cass. Civ. 3ème, 22 sept. 2016, n° 15-16.507 et 15-16.508 ; Cass. Com., 16 févr. 2016, n° 14-13.017, n° 14-23.257.

422 J. CORDIER, La révision après jugement ou transaction des indemnités pour dommages, Paris : A. Rousseau, 1933, n° 5, p. 9.

423 R. SAVATIER, Traité de la responsabilité civile en droit français civil, administratif, professionnel, procédural, T. II, 2ème éd., Paris, LGDJ, 1951, n° 601, p. 177.

116 soulignent unanimement que l’adaptabilité du principe de réparation intégrale le rend apte à tenir compte des conséquences spécifiques que le dommage peut présenter relativement à chaque victime425 pour offrir une indemnisation la plus complète possible. C’est pourquoi le contenu du principe se synthétise classiquement par la formule « tout le préjudice, mais rien

que le préjudice ». Une telle formulation évoque explicitement l’équilibre qui doit exister

entre le préjudice et la réparation accordée à la victime, tout en rappelant qu’aucun autre élément ne doit intervenir dans la mesure de l’indemnisation426. L’affirmation selon laquelle la réparation intégrale suppose la réparation de tout le préjudice emporte deux conséquences : la réparation ne saurait être inférieure au préjudice que la victime a subi, mais elle ne saurait également lui être supérieure427.

130.L’ajout de l’adjectif « intégral ». – Si l’attachement inconditionnel de tous au

principe de réparation intégrale, et à ses conséquences, ne fait pas de doute, cela n’a tout de même pas empêché certains auteurs de s’interroger sur l’intérêt de juxtaposer l’adjectif qualificatif « intégral » à la notion de réparation428. L’emploi de cet adjectif s’apparente, a

priori, à un pléonasme. Puisque le principe dégagé par la jurisprudence de la Cour de

cassation suppose une équivalence entre le dommage causé et la réparation octroyée à la victime, il semble dès lors que seule une réparation « intégrale » peut parvenir à la réalisation de cet objectif. Il faut alors se demander si l’emploi de cet adjectif ne signifierait pas, au

425 Y. CHARTIER, La réparation du préjudice, Paris : Dalloz, 1996, p. 34 ; Y.LAMBERT-FAIVRE etS.PORCHY

SIMON, Droit du dommage corporel, 8ème éd., Paris : Dalloz, 2015, n° 31, p. 22 ; G.VINEY,P.JOURDAIN etS. CARVAL,Traité de droit civil : les effets de la responsabilité civile, 4ème éd., Paris : LGDJ, 2017,n° 116 et s., p. 153 et s. ; A.BENABENT, Droit des obligations, 17ème éd., Issy-les-Moulineaux : LGDJ Lextenso, 2018, n° 683, p. 527.

426 Notamment la gravité de la faute ou encore la situation financière de la victime, éléments qui doivent être exclus car ils ne se focalisent pas uniquement et objectivement sur l’étendue du préjudice R.SAVATIER, op. cit., n° 610 et s., p. 187 et s. ; CH. COUTANT-LAPALUS, Le principe de réparation intégrale en droit privé, Aix-en-Provence : PUAM, 2002, n° 204 et s., p. 190 et s.

427 Y. CHARTIER, La réparation du préjudice, Paris : Dalloz, 1996, p. 44 ; L.RIPERT, La réparation du préjudice dans la responsabilité délictuelle, Paris : Dalloz, 1933, n° 58, p. 64 ; CH. COUTANT-LAPALUS, op. cit., n° 202, p. 189 ; C. SINTEZ, La sanction préventive en droit de la responsabilité civile : contribution à la théorie de l'interprétation et de la mise en effet des normes, Paris : Dalloz, 2011, n° 240 et s., p. 145 et s.

428 CH. COUTANT-LAPALUS, op. cit., n° 5, p. 21 ; J.- B. PREVOST, « L’évaluation du préjudice en droit du dommage corporel : entre décision et calcul », in Le droit mis en barèmes, Paris : Dalloz, 2014, p. 189 et s.

117 contraire, qu’il existe des réparations non intégrales ou bien que l’on puisse admettre une réparation qui ne serait pas intégrale ?

Il semblerait que la deuxième supposition soit la plus vraisemblable. Dans certaines situations, la réparation octroyée à la victime ne couvrira pas la totalité des préjudices subis. Par exemple, en matière de responsabilité contractuelle, seul le préjudice prévisible est réparable. Satisfaire l’exigence d’une réparation intégrale n’est pas toujours aisée. Lors de la conclusion du contrat, il peut être difficile pour les parties de prévoir tous les préjudices qui pourront donner lieu à indemnisation dans le cadre de leur engagement. Malgré les difficultés, cette prévision est pourtant essentielle car les préjudices qui s’étendent au-delà de la prévision des parties ne peuvent pas faire l’objet d’une indemnisation. Or, en principe, sans indemnisation d’un préjudice on ne peut considérer les exigences du principe de réparation intégrale comme satisfaites. Toutefois, la matière est gouvernée par le principe de consensualisme, lequel se retrouve affirmé, depuis l’ordonnance de 2016429, dans la nouvelle rédaction de l’article 1110 du Code civil. Il définit le contrat de gré à gré comme celui « dont

les stipulations sont négociables entre les parties ». Le contrat est perçu comme « la chose »

des parties, ce qui implique qu’ils leur incombent de déterminer la proportion dans laquelle interviendra leur responsabilité, et donc la réparation en cas de préjudice. Partant de là, l’idéologie de la réparation intégrale pourrait être considérée comme respectée. Dès lors que leurs prévisions leurs semblent suffisantes, on peut considérer qu’une réparation intégrale intervient en cas de préjudices. En effet, cette réparation est conforme aux conséquences que les parties avaient envisagées en cas d’inexécution ou de mauvaise exécution de leurs engagements. Néanmoins, des hypothèses plus délicates existent. Par exemple, l’article 1110 du Code civil prévoit aussi la possibilité d’un contrat d’adhésion430. Ce type de contrat est non négociable, le contenu étant déterminé à l’avance par l’une des parties. Dans les relations de

429 Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

430 L’article 1110 du Code civil dispose que « le contrat d'adhésion est celui dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l'avance par l'une des parties ».

118 consommation le recours à des contrats d’adhésion n’est pas rare. L’une des parties se retrouve alors en situation de faiblesse par rapport à l’autre. Le contrat échappant à toutes négociations consensuelles, le risque est d’un abus de position de la partie dominante plane alors. Elle pourrait insérer des clauses limitatives, voire élusives, de responsabilité civile, qui porteraient assurément atteinte au principe de réparation intégrale431.

L’ajout de l’adjectif intégral affiche explicitement l’objectif auquel la réparation doit aspirer. Il révèle aussi la méthode pour l’atteindre. L’importance accordée au principe de réparation intégrale se note à travers le rejet par la Cour de cassation des indemnisations forfaitaires432 ou symboliques433. Faire le maximum pour permettre à la victime un retour à sa situation antérieure, et, pour que cela soit possible, marteler par l’usage, a priori redondant, de cet adjectif le fait que la réparation de la victime doit toujours tendre à être intégrale, tout en étant cependant conscient qu’il apparaît difficile parfois de satisfaire aux exigences de ce principe.

131.L’impossibilité d’une réparation intégrale. – Si l’objectif de la réparation est de

rétablir l’équilibre détruit par la survenance du dommage, il faut cependant admettre que tous les préjudices ne peuvent pas être nécessairement réparés intégralement. Comme l’ont

431 Même si l’article L. 132-1 du Code de la consommation tend à limiter les pratiques déséquilibrées en reconnaissant la possibilité d’un recours pour écarter la clause au motif que celle-ci est abusive.

432 Cass. Crim. 4 février 1970, n° 68-93.464, Bull. crim. n° 49, p. 115.

433 Cass. Crim., 2 oct. 1990, n° 88-86.179 ; Cass. Civ. 3ème, 15 mai 1991, n° 90-70.105, Bull. civ. III, n° 142, p. 83 ; Cass. Civ. 3ème, 1er déc. 1993, n° 91-70.353 ; Cass. Crim., 15 janv. 1995, n° 96-82.264, Bull. crim. n° 11, p. 23. La Cour de cassation a néanmoins admis la réparation symbolique dès lors qu’elle correspond bien à l’évaluation du préjudice. V. par exemple, Cass. Crim., 16 mai 1974, n°73-91.139, Bull. crim. n° 178, p. 457 ; Cass. Soc., 4 oct. 1990, n° 88-43.805 ; Cass. Crim., 1ère oct. 1997, n° 96-86.001, Bull. crim. n° 317, p. 1056 ; Cass. Civ. 3ème 13 juill. 2017, n° 16-19.127. Il en va de même lorsque le préjudice lui-même l’exige, c’est-à-dire lorsque le préjudice souffert par la victime apparaît dérisoire et qu’il s’agit plutôt de marquer « qui a tort et qui a raison ». Le préjudice existe, mais au vu de sa faible importance, il ne serait pas décent de procéder à son évaluation. En ce sens, Y. CHARTIER, La réparation du préjudice, Paris : Dalloz, 1996, p. 45. Enfin, la réparation peut-être symbolique lorsqu’il s’agit surtout de reconnaître le droit de quelqu’un qui a fait la demande d’une indemnisation symbolique, le plus souvent en cas d’atteinte au droit à l’image, le juge ne pouvant pas statuer ultra petita, CH. COUTANT-LAPALUS, op. cit., n° 358, p. 317 ; L.CADIET, « Les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation », in Mélanges offerts à P.Drai, Paris : Dalloz, 2000, p. 495 et s.

119 remarqué plusieurs auteurs434, il est évident que seule une réparation en nature apparait apte à replacer la victime dans la situation qui était la sienne avant la survenance du fait dommageable. La réparation en nature se révèle parfois inenvisageable car aucun rétablissement n’est possible comme en cas de dommage corporel435. Les atteintes au corps sont parfois irréversibles. Pour illustrer cette impossibilité de réparation intégrale, on pensera évidemment à l’exemple le plus flagrant dans lequel la survenance du dommage entraîne la perte d’un être cher. La victime devra se contenter d’une réparation par équivalent qui prendra la forme d’une somme d’argent. L’application d’un principe de réparation intégrale est compromise. La réparation par équivalent n’apparaît pas pour autant complètement incompatible avec l’esprit profond du principe de réparation intégrale. Celui-ci suppose de reconnaître et d’indemniser la victime le plus justement possible. L’indemnisation par équivalent des préjudices patrimoniaux permet sans conteste d’aboutir à une réparation intégrale puisqu’ils sont par nature chiffrables. La difficulté survient à l’occasion de l’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux. Il est difficile de chiffrer ce qui relève de l’affect. C’est pourquoi il serait illusoire de parler de réparation, la terminologie adéquate serait celle d’indemnisation436. Pourtant, l’indemnisation présente tout de même un caractère satisfactoire. L’application d’un principe de libre disposition de l’indemnisation permet à la victime de satisfaire son besoin de compensation comme elle l’entend437. En dépit des difficultés suscitées, le principe de réparation intégrale doit rester un principe « pris en lui

donnant un sens fort, au-delà d’un énoncé littéral emblématique »438. La réparation doit être

considérée comme intégrale en ce sens que les juges font leur maximum pour indemniser la

434PH.BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 5ème éd., Paris : Litec, 2018, n° 607, p. 419 ; M. LE ROY,

L’évaluation du préjudice corporel : expertises, principes, indemnités, 21ème éd., Paris : Lexisnexis, 2018, n° 7, p. 10 ; Y.LAMBERT-FAIVRE etS.PORCHY SIMON, Droit du dommage corporel, 8ème éd., Paris : Dalloz, 2015, n° 33 et 34, p. 23 et 24 ; M.-E.ROUJOU DE BOUBEE, Essai sur la notion de réparation, Paris : LGDJ, 1974, p. 269 et s.

435 Cette étude aura l’occasion de revenir plus longuement sur la distinction entre la réparation en nature et la réparation par équivalent afin de rechercher lequel de ces deux modes de réparation est le plus à même d’intégrer l’évolution des préjudices de la victime. Cf infra n° 369.

436 S. PORCHY-SIMON, « Panorama de l’existant : le point de vue de l’universitaire », in De l’indemnisation à la réparation : comment favoriser la réinsertion des grands blessés,Gaz. Pal. 2015, n° 220, p. 3.

437 Cf infra n° 391 et s.

120 victime, là où, confrontés à certaines difficultés, ils auraient pu renoncer à toute indemnisation.

132. Le principe de réparation intégrale est bénéfique pour la victime. Il doit être préservé pour lui permettre d’obtenir une indemnisation la plus complète possible439. Cependant, si ces éléments mettent en évidence un principe intangible440 dont l’attachement que le droit français lui porte est considérable, cela ne doit pas nous dispenser pour autant de rechercher si, malgré une jurisprudence de la Cour de cassation fondée sur des textes législatifs, le principe de réparation intégrale présente une valeur normative.