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Section 1 : La délimitation de l’évolution du préjudice

1. L’intérêt de la distinction

40. Une distinction linguistique. – Si l’on peut comprendre que, dans le langage courant,

les termes de dommage et de préjudice soient employés indifféremment, on peut s’étonner qu’il en soit de même de la part des initiés. Cette confusion provient de ce que l’article 1240 du Code civil lui-même ne se réfère qu’à la notion de dommage et ignore celle de préjudice de sorte que l’on peut douter de l’existence d’une différence entre les deux notions. C’est ce qui a accrédité la thèse selon laquelle les deux termes seraient synonymes197 et a pu conduire à se désintéresser de leur distinction, considérée comme superflue. Une analyse linguistique des termes de dommage et de préjudice démontre toutefois une nature différente. Le dommage trouve sa racine dans le terme latin damnum signifiant la perte198 tandis que le

197 M. BACACHE-GIBELLI, Traité de droit civil, T. V, les obligations : la responsabilité civile extracontractuelle,

3ème éd., Paris : Economica, 2016, n° 423, p. 500. H. ET L.MAZEAUD,J.MAZEAUD,F.CHABAS, Obligations, théorie générale, T. II, premier volume, 9ème éd., Paris : Montchrestien, 1998, n°407, p. 412 ; PH.MALINVAUD, D.FENOUILLET,M.MEKKI, Droit des obligations, 14ème édition, Paris : Lexisnexis, 2017, n° 600, p. 555 ; B. FAGES, Droit des obligations, 8ème éd., Paris : LGDJ Lextenso Editions, 2018, n° 377, p. 329 ; P.JOURDAIN, Les principes de la responsabilité civile, 9ème éd., Paris : Dalloz, 2014, p. 129 ; G.VINEY,P.JOURDAIN etS.CARVAL,

Traité de droit civil : Les conditions de la responsabilité, 4ème éd., Paris : LGDJ Lextenso éditions, 2013, n° 246, p. 4 ; J.FLOUR,J.-L.AUBERT,E.SAVAUX, Les obligations. 3, Le rapport d'obligation : la preuve, les effets de l'obligation, la responsabilité contractuelle, transmission, transformation, extinction des obligations, 9ème éd., Paris : Sirey, 2015, n° ? p ? ; A. BENABENT, Droit des obligations, 17ème éd., Issy-les-Moulineaux : LGDJ Lextenso, 2018, n° 657 p 505 ;Y.CHARTIER, La réparation du préjudice, Paris : Dalloz, 1996, p.

198 F.GAFFIOT, Dictionnaire latin-français, Hachette, 1934, voir « damnum ». O. DESCAMPS, Les origines de la responsabilité pour faute personnelle dans le code de 1804, Paris : LDGJ, 2005, p. 289.

42 préjudice provient du terme latin praejudicium signifiant le préjugé, le jugement précipité199. Les deux termes ne recouvrent pas la même acception, il est alors, a priori, impossible de reconnaître une éventuelle synonymie. Cependant, la distinction entendue linguistiquement n’est pas aussi tranchée et l’on peut retrouver une définition considérant le praejudicium

comme « la présomption des conséquences de [l’] action »200. Si cette dernière définition contraste moins avec la notion de damnum, elle marque néanmoins une différence significative entre les deux notions : le damnum correspond à la perte, il relève de l’action, là où le praejudicium correspond aux conséquences de l’action. La distinction portait déjà en son sein les prémices de la définition moderne de ces deux notions.

41. Confirmation juridique de la distinction. – Plusieurs données, d’origine tant

jurisprudentielle que doctrinale, confirment cette intuition et reconnaissent explicitement l’intérêt de la distinction entre le dommage et le préjudice. D’un point de vue jurisprudentiel, un arrêt de la Cour de cassation attire l’attention. Les deux termes y sont en effet employés de manière explicite tout en leur conférant un sens distinct201. Il s’agissait, en l’espèce, de déterminer, conformément aux règles de droit international privé, la loi applicable en matière de responsabilité délictuelle dans le cadre d’un litige. La Cour de cassation a estimé « que la loi applicable à la responsabilité extracontractuelle est celle de l'État du lieu où le fait dommageable s'est produit ; que ce lieu s'entend aussi bien de celui du fait générateur du dommage que celui du lieu de réalisation de ce dernier ; que s'agissant du préjudice moral subi par les victimes par ricochet, en relation directe avec le fait dommageable et qui trouve sa source dans le dommage causé à la victime, la loi applicable à sa réparation est celle du

lieu où ce dommage s'est réalisé et non celui où ce préjudice moral est subi ». Cet arrêt fait

ressortir que le préjudice trouve sa source dans le dommage : il est l’expression de ses conséquences.

199 S.ROUXEL, Recherche sur la distinction du dommage et du préjudice en droit civil français, thèse Grenoble, 1994, p. 3 et s.

200 F.GAFFIOT,op. cit., 1934, voir « praejudicium ».

201 Cass. Civ. 1ère, 28 oct. 2003, n° 00-18.794, Bull. civ. I, n° 219, p. 172, D. 2004, p. 233, note PH. DELEBECQUE ; RTD Civ. 2004, p. 96, obs. P. JOURDAIN ; JCP G. 2004, II, 10006, note G. LARDEUX.

43 D’un point de vue doctrinal, de plus en plus d’auteurs soulignent l’importance d’une telle distinction202 qui contribue à la clarté du propos203, et permet ainsi de « rendre mieux

compte de la structure réelle de la responsabilité »204. Ce n’est pas tant le dommage, mais

plutôt le préjudice qui est un élément essentiel de la responsabilité civile. Toutefois sa constatation reste subordonnée à la survenance d’un dommage. D’ailleurs, même si la distinction reste critiquée par d’irréductibles sceptiques, on constate néanmoins que ces derniers ne peuvent pourtant plus éviter de la citer et de l’expliciter205. L’omniprésence de la référence à la distinction entre le dommage et le préjudice renforce son caractère impérieux en droit de la responsabilité civile.

42. L’émergence d’une volonté de consécration législative corrobore l’importance de la distinction. D’abord suggérée dans un rapport sur l’indemnisation du dommage corporel

202 Y.LAMBERT-FAIVRE etS.PORCHY SIMON, Droit du dommage corporel, 8ème éd., Paris : Dalloz, 2015, n° 29, p. 21 ; P. CANIN, Droit civil : les obligations, 7ème éd., Paris : Hachette supérieur, 2017, p. 95 ; PH. LE

TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, 11ème éd., Paris : Dalloz, 2017, n° 2122.11 et s., p. 505 et s. ; M. LE ROY, L’évaluation du préjudice corporel : expertises, principes, indemnités, 21ème éd., Paris : Lexisnexis, 2018, n° 31, p. 31 ; PH.MALAURIE,PH.STOFFEL-MUNCK etL.AYNES, Droit des obligations, 10ème

éd., Paris : LGDJ Lextenso éditions, 2018, n° 239, p. 145 ; F.TERRE, PH.SIMLER,Y LEQUETTE etF.CHENEDE,

Droit civil : les obligations, 12ème éd., 2018, n° 901, p. 1001 ; L.RIPERT, La réparation du préjudice dans la responsabilité délictuelle, Paris : Dalloz, 1933, n°132, p. 149 ; J. CORDIER, La révision après jugement ou transaction des indemnités pour dommages, Paris : A. Rousseau, 1933, n° 2, p. 78 ; B.STARCK, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile en sa double fonction de garantie et de peine privée, Paris : L. Rodstein, 1947, p. 401 ; L.CADIET, Le préjudice d’agrément, thèse Poitiers, 1983, n° 280 p. 321 ; S.ROUXEL,

Recherche sur la distinction du dommage et du préjudice en droit civil français, thèse Grenoble, 1994, p. 9 ; C. BLOCH, La cessation de l'illicite : recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle, Paris : Dalloz, 2008, n° 120, p. 125 ; J.BOURDOISEAU, L'influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, Paris : LGDJ, 2010, n° 6, p. 10 ;F.-P.BENOIT, « Essai sur les conditions de la responsabilité en droit public et privé », JCPG. 1957, I, 1351 ; Y.LAMBERT FAIVRE, « L’évolution du dommage après le jugement », RCA 1998, n° spécial 5 bis, p. 28. L’auteur souligne qu’il existe une « habitude contestable de [les] considérer comme de parfaits synonymes » ; J.-S.BORGHETTI, « Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle », in Études offertes à Geneviève Viney, Paris : LGDJ Lextenso éditions, 2008, p. 150.

203 L.CADIET, Le préjudice d’agrément, thèse Poitiers, 1983, n° 280, p. 321.

204 J.-S.BORGHETTI, « Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle », in Études offertes à G. Viney, Paris : LGDJ Lextenso éditions, 2008, p. 150.

205 PH.MALINVAUD,D.FENOUILLET etM.MEKKI, Droit des obligations, 14ème éd., Paris : Lexisnexis, 2017, n° 600, p. 555; F. LEDUC, « Faut-il distinguer le dommage et le préjudice : point de vue du privatiste », RCA

44 présidé par le Professeur Lambert-Faivre206, l’article 2226 du Code civil consacre désormais cette distinction207. Elle est également présente dans l’article L. 162-1 du Code de commerce208 ainsi que dans l’ancien article L. 423-1 du Code de la consommation, devenu en 2016 L. 623-2, relatif à l’action de groupe209. Enfin, la volonté de distinguer entre le dommage et le préjudice est réitérée dans le dernier projet de loi de réforme de la responsabilité civile envisagé précédemment210. Face à l’intensification du courant en faveur de la distinction entre les notions de dommage et de préjudice, il faut alors préciser le contenu de cette distinction.