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Les incertitudes d’une valeur constitutionnelle

Section 2 : Les manifestations de l’évolution du préjudice

B. La valeur du principe de réparation intégrale

2. Les incertitudes d’une valeur constitutionnelle

136.Prémices des incertitudes. – C’est une décision du Conseil constitutionnel du 22

octobre 1982448 qui a fait naître les premières interrogations quant à la reconnaissance d’une valeur constitutionnelle du principe de réparation intégrale449. Mais, en définitive, une lecture attentive de cette décision démontre que c’est plutôt le principe de la réparation, en général, qui est garanti et non celui de réparation intégrale450. La position du Conseil Constitutionnel a été réaffirmée par la suite, en 1999, avec une décision confirmant que c’est bien le principe de

447Avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, sous la direction de P. Catala, 22 sept. 2005, art. 1368, http://www.justice.gouv.fr/art_pix/RAPPORTCATALASEPTEMBRE2005.pdf ;

Rapport d’information relatif à la responsabilité civile, sous la direction de A.Anziani et L. Béteille, juillet 2009, https://www.senat.fr/leg/ppl09-657.html ; Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, sous la direction F.Terré, fév. 2012, art. 49, https://www.courdecassation.fr/IMG/reforme-droit-RC.pdf.

448 Cons. Const., Décision n° 82-144, DC du 22 octobre 1982, Rec. Cons. Const., p. 61, D. 1983, p. 189, note F. LUCHAIRE. V. également F. LUCHAIRE, « Les fondements constitutionnels du droit civil », RTD Civ. 1982, p. 245.

449 CH.COUTANT-LAPALUS, op. cit., n° 111 et s. p. 114 et s.

450 Voir le considérant n° 6 « Considérant qu'ainsi l'article 8 de la loi déférée au Conseil constitutionnel établit une discrimination manifeste au détriment des personnes à qui il interdit, hors le cas d'infraction pénale, toute action en réparation ; qu'en effet, alors qu'aucune personne, physique ou morale, publique ou privée, française ou étrangère, victime d'un dommage matériel ou moral imputable à la faute civile d'une personne de droit privé ne se heurte à une prohibition générale d'agir en justice pour obtenir réparation de ce dommage, les personnes à qui seraient opposées les dispositions de l'article 8 de la loi présentement examinée ne pourraient demander la moindre réparation à quiconque ».

123 réparation en lui-même qui fait l’objet d’une protection constitutionnelle451. L’interprétation de la décision du Conseil constitutionnel de 1982 n’implique pas la reconnaissance d’une valeur constitutionnelle au principe de réparation intégrale en particulier, mais seulement au principe de réparation en général452.

137.Confirmation des incertitudes. – L’entrée en vigueur de la procédure de la question

prioritaire de constitutionnalité en 2010453 a fait resurgir des incertitudes quant à la valeur constitutionnelle du principe de réparation intégrale. À l’occasion d’une mise en œuvre de cette procédure, des requérants ont invoqué le principe de réparation intégrale devant le Conseil constitutionnel pour dénoncer la limitation de certaines indemnisations. Les sages ont rappelé dans leur décision que l’indemnisation de la victime peut faire l’objet d’un aménagement454. Cette position tend à confirmer que le Conseil Constitutionnel ne reconnaît aucune valeur constitutionnelle au principe de réparation intégrale. Pourtant, une hésitation persiste dans une QPC du 18 juin 2010 dans laquelle le Conseil Constitutionnel reprend l’expression même de réparation intégrale invoquée par le requérant. Loin de dénier l’existence d’un tel principe, le Conseil constitutionnel précise simplement que s’agissant des accidents du travail, le régime de leur indemnisation n’obéit pas aux règles de droit commun et que, par conséquent, l’indemnisation peut faire l’objet d’aménagements455. En l’absence de tout positionnement explicite sur le principe de réparation intégrale, le Conseil constitutionnel laisse finalement en suspend la valeur qu’il convient de lui conférer. Un raisonnement a

contrario peut alors révéler en filigrane un infléchissement de la position du Conseil

451 Cons. Constit., Décision n° 99-419, DC du 9 novembre 1999, JO 16 nov. 1999, p. 16962.

452 PH.BRUN, op. cit., n° 605, p. 417 ; M. LE ROY, op. cit., n° 5, p. 7 ; B.GIRARD, Responsabilité civile extracontractuelle et droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux : LGDJ, 2015, n° 38, p. 50-51 ; CH. RADE, « Liberté, égalité, responsabilité », cah. Cons. Const. 2004, n° 16, p. 29.

453 Introduite en droit français par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a créé l'article 61-1 de la Constitution et modifié l'article 62 avant d'entrer en vigueur le 1er mars 2010.

454 Cons. Constit., Décision n° 2010-2, QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L, considérant n° 11, « cette dernière ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d'intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée ; qu'il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations ».

124 constitutionnel qui, sans consacrer explicitement une valeur constitutionnelle au principe de réparation intégrale, semble accorder une certaine importance à l’idée qu’une réparation effective correspond à une réparation satisfaisante456. Or, la réparation ne peut être considérée satisfaisante que lorsqu’elle correspond à l’exacte étendue du préjudice, qu’elle ne lui est ni supérieure ni inférieure, autrement dit lorsque la réparation est intégrale.

138. Les contributions doctrinales ont permis de construire le contenu du principe de réparation intégrale et de montrer que la seule possibilité de permettre à la victime d’effacer les événements dommageables qu’elle a connus est de l’indemniser à hauteur des conséquences que le dommage a eues pour elle. Le principe de réparation intégrale occupe une place importante en droit de la responsabilité civile français. Son respect constituant l’objectif de la réparation, son incidence s’intensifie lorsque le préjudice de la victime fait l’objet d’une évolution.

§2. Les incidences du principe sur l’admission de l’évolution du

préjudice

139. L’intégralité de la réparation suppose une équivalence entre le préjudice subi par la victime et son indemnisation. Or, l’absence de considération portée aux évolutions du préjudice emporterait deux conséquences importantes qui seraient contraires au principe de réparation intégrale, l’aggravation du préjudice conduirait à un appauvrissement de la victime (A) et l’amélioration de la situation de la victime conduirait, quant à elle, à un enrichissement de la victime (B).

456 B. GIRARD, Responsabilité civile extracontractuelle et droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux : LGDJ, 2015, n° 39, p. 51.

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A. L’appauvrissement comme corollaire de l’aggravation

140. L’absence de toute prise en compte des évolutions du préjudice de la victime, induirait qu’il reste à la charge de la victime certaines dépenses457. S’abstenir d’intégrer les aggravations du préjudice de la victime, ne lui permettrait pas d’obtenir une indemnisation intégrale ce qui appauvrirait sa situation. Le résultat serait alors incohérent face aux rappels incessants de l’importance du principe de réparation intégrale. Le problème soulevé par la question de la prise en compte des aggravations du préjudice de la victime appelle une réponse indiscutable tant celle-ci emporte la conviction de tous : celles-ci doivent être prises en considération dans l’indemnisation de la victime. Le principe de réparation intégrale impose de prendre en compte tout le préjudice. L’aggravation que le préjudice est susceptible de connaître est un aspect du préjudice subi par la victime. Son intégration est nécessaire afin d’éviter tout appauvrissement de la victime. Cette intégration est d’autant plus nécessaire que la victime a besoin d’obtenir rapidement une indemnisation des préjudices dont elle a soufferts. Néanmoins, une liquidation trop rapide de l’indemnisation pourrait déboucher sur une réparation qui ne serait pas le reflet de l’étendue réelle du préjudice. En effet, « les faits dont le juge apprécie les conséquences dommageables actuelles peuvent ne pas avoir épuisé

leur puissance nuisible »458. Rien ne permet d’affirmer que le préjudice aura acquis son

étendue définitive au jour où le juge statut sur l’indemnisation. Il se pourrait que le préjudice s’avère finalement plus grave que ce qui avait pu être initialement envisagé. L’absence de prise en compte des aggravations du préjudice conduirait à une injustice inacceptable. À l’inverse, une réparation intégrale des préjudices suppose également de prendre en compte les améliorations que la situation de la victime peut connaître pour éviter tout enrichissement.

457 J.CORDIER, La révision après jugement ou transaction des indemnités pour dommages, Paris : A. Rousseau, 1933, n° 5, p. 9.

458 R. SAVATIER, Traité de la responsabilité civile en droit français civil, administratif, professionnel, procédural, T. II, 2ème éd., Paris : LGDJ, 1951, n° 625, p. 200.

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B. L’enrichissement comme corollaire de l’amélioration

141. L’intégration des évolutions du préjudice de la victime dans le sens d’une diminution des préjudices conduisant à l’amélioration de la situation de la victime divise. Deux constatations permettent d’expliquer les difficultés à admettre la prise en compte des améliorations du préjudice de la victime, mais cela n’est pas suffisant d’un point de vue juridique pour justifier que la considération portée aux améliorations de la situation ne soit pas la même que pour les aggravations.

142.La place privilégiée de la victime. – La responsabilité contractuelle, reposant sur un

principe de liberté contractuelle entre les parties, conduit à des relations consenties entre individus. Son aménagement est donc plus facilement admissible. C’est alors essentiellement à propos de la responsabilité délictuelle que l’on note une absence d’unanimité quant à la prise en compte des atténuations du préjudice de la victime. Bien que conforme au principe de réparation intégrale, son admission dérange. Ce positionnement s’explique par le fait que le système juridique français accorde une grande place à la victime de laquelle ressort l’existence d’un phénomène de victimisation depuis plusieurs décennies459. Il se dégage de la responsabilité délictuelle l’idée que la victime n’a jamais souhaité la survenance du dommage, elle n’avait jamais envisagé pouvoir se retrouver dans une telle situation. Il y a déjà longtemps, Demogue concluait que « de ces deux parties, il y en a une qui pour tout le

monde est sacrée, c’est la victime […], l’auteur du dommage est naturellement honni »460. Il

s’est dégagé de cette vision une pensée plus générale selon laquelle « l’auteur apparaît comme un être néfaste qui, par sa faute a nui à une innocente victime qui n’a eu d’autre tort

que de s’être trouvée là au moment du délit »461. De cette notion de situation purement

fortuite a émergé dans l’esprit collectif la nécessité d’accorder à la victime une place

459 J. BOURDOISEAU, L'influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, Paris : LGDJ, 2010, n° 4 et 4 bis

460 Propos cité par L.RIPERT, La réparation du préjudice dans la responsabilité délictuelle, Paris : Dalloz, 1933, n° 59, p. 66.

127 privilégiée en matière de responsabilité civile : l’auteur « a la responsabilité de son acte nocif, il représente la force mauvaise qui a causé le trouble et créé le préjudice. Peu importe qu’il paie plus que le dommage qu’il a véritablement causé : cela lui servira de punition et

d’avertissement pour l’avenir » 462 . La responsabilité civile a cependant évolué.

Originairement subjective, et donc fondée sur la faute du responsable, le droit admet désormais l’existence d’une responsabilité objective463, c’est-à-dire détachée de tout comportement fautif du responsable. Dans ce contexte renouvelé, il serait difficilement acceptable de considérer que la réparation peut être plus généreuse pour la victime alors que

« l’auteur du dommage n’est souvent qu’un individu qui, exerçant son activité, s’est trouvé,

par cas fortuit, léser un autre individu »464. Parce que le responsable n’est pas nécessairement

coupable, il serait injuste de justifier une réparation plus importante que le préjudice réellement subi par la notion de punition. Cette explication ne saurait trouver une approbation pour justifier l’absence de prise en compte d’une diminution du préjudice souffert par la victime.

143. La distinction entre les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux. – À cette

première constatation peut s’ajouter une seconde constatation tirée, cette fois, de la nature même des préjudices indemnisables. Les préjudices patrimoniaux ne suscitent guère de complexité dans la détermination du montant de l’indemnisation de la victime. Puisqu’ils sont directement susceptibles de chiffrage en argent, leur évaluation repose sur des données tangibles. Il n’y a alors aucune logique à ne pas tenir compte des éventuelles améliorations dans la situation de la victime. Ne pas tenir compte de ces évolutions positives conduit à un enrichissement de la victime qui nuit au respect du principe de réparation intégrale. En revanche, la situation ne s’avère pas aussi simple pour les évolutions positives que le préjudice extrapatrimonial de la victime pourrait connaître. Cette catégorie de préjudice étant nettement moins saisissable, son évaluation relevant de l’affect et du ressenti de la victime, il

462Ibid., n° 59, p. 66

463 PH.BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 5ème éd., Paris : Litec, 2018, n° 150 et s., p. 100.

128 peut être dès lors plus compréhensible de considérer qu’il ne faut pas tenir compte des améliorations de l’état psychologique de la victime, toute amélioration étant nécessairement relative. Face à la peur de mal indemniser, ou du moins pas suffisamment, et surtout l’impossibilité de savoir si les préjudices de la victime connaîtront une aggravation ou une amélioration465, il faut alors lutter contre le développement d’une pratique. Celle qui consisterait à indemniser la victime plus généreusement, quitte à ce que l’indemnisation soit plus élevée que la stricte correspondance à l’étendue du préjudice subi. Ces pratiques ne sauraient être justifiées au nom de l’application d’une idée absurde selon laquelle indemniser la victime plus que ce qui est nécessaire assure une indemnisation intégrale de celle-ci. Ce raisonnement est critiquable car, en réalité, cette générosité ne fait que dissimuler les évolutions du préjudice et nuit, in fine, à une application stricte du principe de réparation intégrale.

144.Conclusion de section. – Nonobstant les incertitudes qui entourent le principe de

réparation intégrale quant à sa valeur législative et constitutionnelle, il n’en demeure pas moins qu’il a complètement été adopté par la jurisprudence qui le cite fréquemment. La réussite du principe de réparation intégrale réside dans la construction doctrinale dont il a fait l’objet quant à son contenu. Bien que dans certains domaines l’application du principe de réparation intégrale soit écartée, il n’en demeure pas moins qu’il conserve une place de choix dans le droit de la responsabilité civile. Il doit rester l’objectif à atteindre dans l’indemnisation des préjudices subis par la victime. C’est cet objectif, le respect d’une équivalence entre la réparation et l’étendue du préjudice, qui justifie que l’on porte une attention particulière aux évolutions du préjudice. L’admission des aggravations du préjudice se comprend aisément. Le préjudice est devenu plus grave, son étendue à varier, il n’y a pas de raison que la victime en supporte les conséquences. En revanche, une application stricte du principe de réparation intégrale devrait conduire à tenir compte de la diminution du préjudice. Or, tel n’est actuellement pas le cas. Il existe alors une contradiction avec le principe de réparation

129 intégrale. L’indemnisation supérieure à l’étendue stricte du préjudice de la victime induit nécessairement un enrichissement pour elle dont le responsable ne peut se prévaloir. Le but de la responsabilité civile est de réparer les préjudices subis par la victime afin de la replacer dans la situation qui aurait été la sienne sans la survenance du dommage. La victime ne doit pas trouver dans la réparation un moyen de s’enrichir466, ce qui conduirait au détournement de la responsabilité civile467. Cette absence d’uniformité dans le traitement juridique des évolutions du préjudice est d’autant moins admissible que la prise en compte des évolutions n’est pas incompatible avec les techniques dégagées par les juges pour mettre en application le principe de réparation intégrale. Ces techniques s’adaptent pourtant parfaitement à la prise en compte des évolutions que le préjudice de la victime a pu connaître depuis la survenance du dommage, renforçant ainsi le poids accordé à une mesure, la plus exacte possible, des préjudices de la victime.

Section 2 : Le constat en pratique d’un traitement hétérogène

145. Tendre à indemniser la victime intégralement suppose de prendre en considération le plus exactement possible l’étendue du préjudice que celle-ci a subi afin de pouvoir déterminer avec le plus de justesse le montant de l’indemnisation qui lui est dû. L’analyse du principe de réparation intégrale a mis en exergue que toute réparation qui se veut intégrale se doit de prendre en considération les évolutions que le préjudice de la victime peut connaître. Si la théorie commande ainsi cette prise en considération de l’évolution des préjudices, sa mise en pratique apparaît moins aisée. Le problème majeur de la prise en compte de l’évolution du préjudice réside dans le fait qu’il est délicat de déterminer avec certitude l’étendue et la variété des préjudices. Comment être sûr d’indemniser la victime sans qu’il ne résulte pour elle ni perte ni profit ? Cette question est d’autant plus complexe à régler qu’il existe une

466 J. CORDIER, op. cit., n° 5, p. 9.

130 disparité dans les pratiques indemnitaires (§1). Disparité regrettable car les méthodes employées pour l’évaluation du préjudice apparaissent pourtant adaptées à la prise en compte des évolutions de par leur flexibilité (§2).

§1. La disparité des pratiques indemnitaires

146. Conformément au principe de réparation intégrale qui suppose la réparation de tout le préjudice sans qu’il ne résulte ni perte ni profit pour la victime, et grâce aux méthodes d’évaluation du préjudice qui justifient l’intégration des évolutions du préjudice de la victime, les conditions semblaient réunies pour une prise en compte harmonisée de toutes les évolutions du préjudice. Pourtant, une analyse des pratiques indemnitaires fait ressortir une application hétérogène du principe de réparation intégrale468. Il existe des distinctions de traitements, lesquelles sont plus ou moins accentuées en fonction de la voie procédurale empruntée pour obtenir une indemnisation. Les évolutions du préjudice ne seront pas accueillies exactement de la même manière selon que l’indemnisation a eu lieu par voie de jugement (A) ou par voie de transaction (B).