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La diffusion de chansons dans des spectacles de variétés correspond au passage vers la « rematérialisation » de contenus en ouvrant vers un processus de vente, principalement de livres ou des disques. Le livre correspond ainsi à une forme de rematérialiation des émissions de parole.

L’émission d’Ardisson remplit ainsi une fonction commerciale très explicite, peu éloignée de celle de Fogiel suivant notre schéma, celle de contribuer à la vente de biographies des stars ou d’ouvrages dérivés de l’activité des animateurs : cette fonction est elle-même, parfois « cyniquement », reprise en présentant les éditions promues dans un décor de PLV hyperboloïde (ouvrages présentés sur des colonnades hellénistiques en carton-pâte). Le poids de l’émission sur ce marché est indéniable : une citation entraîne un accroissement des ventes en supermarché, principal lieu de diffusion de ce type d’éditions.

Paradoxalement, les investissements d’Ardisson dans le secteur des variétés se sont avérés catastrophiques, justifiant des transferts financiers importants au sein de sa propre holding, pour éviter la faillite de l’activité d’édition musicale1

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Ce format des « variétés », dont nous avons vu l’importance pour ces émissions (bien que, précisément, elles ne relèvent pas du genre proprement dit), et dont on peut facilement vérifier l’importance pour le secteur de l’édition musicale, relève donc d’une association ancienne entre les principes de consommation, gratuite ou ponctuelle, et de promotion d’une marchandise, achetée et détenue par le client tout en ouvrant vers un usage éditorial privé (chanter). Le clip en est une forme adaptée pour la télévision, en particulier, dans son usage comme fond visuel et sonore, que ce soit dans l’espace domestique ou dans des lieux publics2. La convergence renvoie très largement à cette question de la matérialisation des contenus dont on peut observer l’évolution chronologique des moyens de diffusion et de promotion, suivant l’évolution technique des médias :

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A moins que ces pertes ne remplissent une fonction fiscale.

2

 Tour de chant / partition1 présence ou souvenir du chanteur2

 Radio / phonogramme  photographie

 Télévision / disque  clip3

 Internet / mp3  multimédia4

Historiquement, l’usage de la chanson sous des formes consommables à distance semble avoir également été encouragé par le pouvoir politique : les « goguettes » et les lieux de chant étant suspectés d’être des espaces de subversion politique, ils ont été l’objet de mesures restrictives5. Malgré la logique de décompression qui amène la liberté de la presse à être progressivement reconnue dans le quatrième quart du XIXème siècle, la chanson est demeurée assez sévèrement encadrée.

Claude Duneton6 voit précisément la chanson se développer en France après la révolution française, dans la forme esthétique et industrielle que l’on retrouvera sous le terme de variétés, comme une conséquence des évolutions politiques. La répétition, la ritournelle sont déjà au cœur de son esthétique, puisqu’elles constituent sa condition rythmique, mélodique, et sa condition de mémorisation. Ce caractère répétitif s’accorde donc très naturellement avec les procédés de reproduction industrielle dont la chanson suivra les évolutions. Elle passerait ainsi, en deux siècles, de la distribution sous forme de partitions et de livrets imprimés à l’échange de fichiers numériques.

Les « reprises » sont au cœur de cette économie et de cette esthétique7, qu’il s’agisse de Pop Star ou de chanteurs ayant acquis une reconnaissance culturelle, alors qu’on la leur refusait de

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Voir Carné-Prévert-Kosma ou Réné Clair (et plus tard, avec une double inversion culturelle, Beineix et Diva) pour un jeu précurseur d’actualisation et de dénonciation conjointe de ce principe. Le cinéma parlant à ses débuts a très largement exploité ces principes et les vedettes du music-hall pour rentabiliser cette nouvelle possibilité du médium.

2

La rencontre de l’interprète peut déjà être matérialisée par un autographe sur la partition, pratique qui restera malgré l’évolution des supports.

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Il existe plusieurs formes d’adaptation du clip aux distributions multimédia, mini CD en forme de carte de visite, fichiers adaptés à Internet, etc.

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Cette combinaison reste donc à avérer, les espaces de gratuité et de promotion n’étant pas encore clairement définis réciproquement.

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Claude Duneton Histoire de la chanson française de 1780 à 1860, tome 2, Seuil, Paris 1998.

6

Op. cit.

7

Voir également pour l’analyse de la dimension patrimoniale des variétés Catherine Dutheil Pessin La Chanson

leur vivant (ou qu’on la leur ait déniée, et qu’ils en aient à ce moment intelligemment joué)1

, que ce soit Brassens reprenant Fréhel et Sablon ou Gainsbourg reprenant Ferré et Caussimon dans Discorama de Denise Glazer. Le principe des reprises contribue aussi à placer l’auditeur dans une certaine relation d’isomorphie avec les interprètes, formalisée et capitalisée par ailleurs dans les télés-crochets ou les émissions type Pop Idol ainsi que dans l’usage des karaokés : « j’écoute, je chante ».

Le principe de produits dérivés sous forme de disques à partir d’émissions de télévision n’est pas non plus nouveau : le magazine Sonorama « le magazine sonore de l’actualité », édité par Europe 1, présentait ainsi des enregistrements de chansons, de discours, d’émissions de radio ou de télévision ainsi que des entretiens complémentaires et des enregistrements originaux sous forme de disques souples de 17 cm lisibles en 33 tours insérés en vis à vis de pages de texte2.

Sonorama, 1958

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A noter que Trenet n’a jamais pu être élu à l’Académie française, alors que Giscard l’a été, mais peut-être moins pour ses performances musicales. Il a pourtant été une référence importante de la chanson française de Gilbert Lafaille à Renaud, qualifié par exemple de « piètre accordéoniste » dans les chansons d’Allwright ou de Capdevielle, ce qui renvoie expressément à la façon dont il entendait construire sa légitimité, en particulier en essayant de combattre, grâce à l’accordéon, des effets institutionnels de surqualification culturelle au profit d’une inscription dans le quotidien.

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Parue mensuellement de 1958 à 1962, soit 42 numéros, la publication fut arrêtée vraisemblablement du fait d’un coût de fabrication trop élevé. On peut retrouver ces magazines dans des brocantes : ils sont très prisés des collectionneurs. Voir par exemple le site d’un collectionneur sur Internet :

La réponse économique pertinente à la consommation illégale de variétés, du fait de la convergence, n’est donc pas forcément le contrôle réglementaire, par contention et répression des usages gratuits d’un produit immatériel : elle est d’utiliser la dématérialisation du contenu pour assurer la promotion, pour un coût industriel d’autant plus faible que l’on dématérialise ces contenus, des contenus qu’il convient de rematérialiser ensuite pour assurer le retour financier sur les investissements consentis dans les contenus1.

Le rapport dématérialisation / matérialisation a tout lieu d’être du même ordre que celui qui lie l’achat d’une partition à la mémorisation d’un air. En se focalisant sur cette question de la « dématérialisation », l’industrie musicale a peut-être ainsi oublié l’essentiel de son ancrage : la variété est un produit culturel formaté pour les médias de masse, dont la promotion passe

par les médias de masse, en intégrant donc les contraintes énonciatives qui en fondent les

particularités commerciales. Le genre a également été co-formaté par l’activité des chansonniers du côté de la contestation politique, ce qui pourra poser des problèmes ponctuels d’acceptabilité et de censure, mais lui ouvrira, à la fois, le marché des contestataires des médias de masse et les portes de la reconnaissance culturelle pour son caractère adulte, en prise dans le social et lié aux autres arts, de l’impressionnisme et de l’affichisme à la vidéo ou au multimédia. En particulier, Brecht et Weil, en voulant dénoncer l’aliénation des médias populaires, vont aussi poser la plupart des invariants du genre et en constituer la référence. Leur relative absence de mépris pour cette culture, même si elle n’a pas totalement permis la promotion de leur position politique de départ, explique peut-être une telle influence. Elle est aussi un des axes de la légitimation culturelle de la chanson : « Moon of Alabama » peut s’entendre aussi bien à l’opéra ou sur une péniche que chez David Bowie ou au Père Lachaise. En privant les sites personnels du droit à la citation2, l’industrie musicale a certainement entravé considérablement le développement d’un espace critique autonome, qui ne lui coûtait rien et ne pouvait que la servir.

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Tous les produits dérivés et le licensing relèvent de cette logique de rematérialisation.

2

En intentant ou en menaçant de procès, directement ou par le biais des sociétés d’auteurs, les sites qui mettent en ligne des partitions, des paroles ou des enregistrements.