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La Fontaine de Duchamp

Dans le cas de l’œuvre d’art, celle-ci peut être réduite à sa photographie, autorisant le ready-

made, ce que démontre Duchamp en faisant photographier la fountain signée R. Mutt par

Alfred Stieglitz, en 1917, dans la galerie 291 à New York. Celle-ci avait été justement refusée une première fois, en tant qu’objet non-original, par la Society of Independant Artists pour son exposition au Grand Central Palace du 10 avril 1917.

Fountain, Alfred Stieglitz, 1917

Le geste artistique de Duchamp prend un sens sensiblement différent suivant que l’on considère que c’est l’institution muséale, alliée à celle du marché des galeries, qui donne son statut à l’œuvre en sacralisant l’objet original, ou suivant que l’on considère que c’est la circulation de sa reproduction qui détermine ce statut. Dans le cas de la Fontaine, la reproduction a précédé le musée.

Les musées continuent pourtant de poursuivre ceux qui brisent ces fontaines : Pierre Pinoncelli en a fait l’expérience, après avoir uriné dans une version réalisée par Duchamp en 1964, et acquise par l’État français en 1986, puis l’avoir brisée d’un coup de marteau, le 24 août 1993, lors de l'exposition inaugurale du Carré des Arts de Nîmes, « L'Objet dans l'art au XXième siècle ». Le 26 août 1993, devant le tribunal correctionnel de Nîmes, il argumentera sur le fait que « l'urine fait partie de l’œuvre et en est l'une des composantes », et qu’il aurait donc contribué à terminer l’œuvre et à lui donner sa pleine qualification. Il sera néanmoins condamné, pour « dégradation volontaire d'un monument ou objet d'utilité publique », à un mois d’emprisonnement avec sursis. Le 20 novembre 1998, il sera condamné, par le tribunal de grande instance de Tarascon, à rembourser à l’assureur le prix de restauration de l’œuvre, 16336 FF et une somme de 270000 FF correspondant à sa perte de valeur : le conservateur du Musée national d’art moderne précisa, en effet, que « l'urinoir avait perdu son statut de ready- made neuf et intact, sans passé, sans usure », lors de l’audience du 5 septembre 1995. Pinoncelli a essayé, sans succès, de faire valoir son propre droit moral et financier sur l’œuvre créée par le happening dont il est l’auteur.

Pinoncelli pouvait pourtant s’appuyer sur la jurisprudence liée à l’œuvre de Christo : Christo et Jeanne-Claude sont propriétaires des droits des images du Pont Neuf resté pendant 14 jours emballé, dans une toile tissée, installée sous leur direction, à partir du 22 septembre 1985. Un jugement du 13 mars 1986 a ainsi interdit la diffusion d’un court-métrage relatant cet événement, en s’appuyant sur la loi du 11 mars 1957 relative au droit d’auteur1

. Le jugement a, en effet, reconnu que leur intervention constituait « une œuvre originale mettant en relief la pureté des lignes du pont et de ses lampadaires au moyen d'une toile et de cordages », et, qu’en tant que telle « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (article L. 122- 4), le film outrepassant la notion de courte citation, dans un but d’exemple, prévue dans l'article L-122-5 précisant les exceptions aux droits de reproduction.

Il demeure que leur intervention n’a pas entraîné directement de préjudices à leur support. À l’âge de 76 ans Pierre Pinoncelli a, par contre, récidivé contre la Fontaine le 4 janvier 2006,

1

Voir le webzine Force Mental, n°16, hiver 2005, proposant différents exemples de (non) reconnaissance du statut d’œuvre d’art par une autorité légale, en partant de la taxation forfaitaire par les douanes américaines d’une œuvre de Brancusi en octobre 1926, Les Oiseaux dans l’espace, au motif qu’il s’agissait d’une pièce de métal manufacturée et non d’une œuvre d’art, décision suspendue en appel en octobre 1927 :

« ébréchant à coups de marteau une œuvre de Marcel Duchamp installée au Centre Pompidou, dans le cadre de l'exposition Dada ». Il a alors été arrêté et placé en garde à vue, le service de communication du Centre précisant que « le dommage n'est pas irréparable », tout en annonçant que les responsables du centre portaient plainte pour dégradation1. Il sera condamné à une amende de 200 000 euros pour préjudice matériel, 3 mois de prison avec sursis et 2 ans de mise à l'épreuve. Il s’explique ainsi de son geste :

Dès la première fois que je l'ai vu, (sur un magazine), il y a plus de 40 ans, j'ai tout de suite su, qu'un jour, je ferai un acte sur cet "urinoir"... "L'urinoir" de Duchamp, pour moi, c'était "la grande baleine blanche" que je poursuivais - en rêve et dans les musées du monde - depuis des années. Oui, "l'urinoir" de Duchamp, j'étais son Capitaine Achab ... et il l'ignorait, le grand poisson en porcelaine blanche.2

Lors de l’audience du 24 janvier 2006, il pointera la contradiction entre les deux jugements, qui reviendraient à reconnaître sa propre position de co-auteur. Il avait en effet adressé une lettre le 11 novembre 2005, au commissaire de l'exposition Dada, où il regrettait que la documentation ne fasse pas mention de son intervention précédente. Cette lettre débutait par ces mots : « L'institution – dont vous faites partie - représente à mes yeux le point extrême de l'imbécillité convulsive. »3 Il entendait, par son geste, ramener l’œuvre à son état antérieur, celui de sa précédente intervention :

En 1993, avant mon coup de marteau, l'urinoir était évalué à 450 000 francs (70 000 euros). Après mon acte, on m'a dit qu'il avait perdu de sa valeur, qu'il était déprécié. Or maintenant, cette même œuvre est évaluée à 2,8 millions d'euros. Alors, de quelle dépréciation parle-t-on ?

Les institutions dont le statut repose sur la conservation d’œuvre d’art, tout en leur conférant réciproquement le statut d’œuvre, défendent logiquement celles-ci, y compris quand elles prétendaient mettre ce système à jour. Ces œuvres n’en ont acquis qu’une plus grande valeur symbolique par cette position dans l’histoire de l’art. Ce système de réversibilité de la valeur garanti par l’institution en fait des objets patrimoniaux, qui plus est, des objets patrimoniaux d’État.

1

« M. Pinoncelli et Duchamp : frappante charité » Le Monde du 7 janvier 2006, Harry Bellet.

Voir également le portrait qui lui est consacré dans Libération du 31 janvier « Ready mad » par Edouard Launet.

2

Déclaration sur son site de soutien : http://membres.lycos.fr/pinoncelli/ .

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