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Vers un nouvel espace public ?

Les erreurs prospectives, en matière de développement d’Internet, tiendraient donc à l’inadéquation de la notion de spectateur utilisée : le spectateur de télévision est un inconnu, qui ne peut pas être étudié directement, et qui ne dispose que de très peu de moyens de pression ou de réaction sur l’émetteur. Dans les années 60, il semble qu’il avait un tel pouvoir, quelques courriers négatifs d’auditeurs via l’Observatoire des programmes pouvant entraîner l’arrêt d’une diffusion1

. Seul le CSA peut maintenant interdire une telle diffusion. Un spot Eram, où l’on entendait les mots « monde de merde où on construit des porte-avions nucléaires », tenus par une ménagère engluée dans ses taches quotidiennes (« mais heureusement il y a Eram »), a ainsi été interdit après un seul passage2.

Inversement, Internet place le récepteur dans une position où il peut directement contrer l’émetteur, dans une posture plus dialogique, où l’interactivité peut s’avérer un inconvénient

1

D’après Chantal Duchet Pub et télévision : regards croisés Autre Monde, à paraître 2006.

2

manifeste pour l’éditeur du message ou du programme : l’énonciataire peut porter directement atteinte à l’intégrité de l’énonciateur par le biais du médium lui-même.

Certains inconvénients sont inhérents à l’informatique et à la structure technique des réseaux : interdire ou contrôler les réactions des destinataires relève des questions de sécurité informatique. Si ces précautions sont insuffisantes, il est indiscutablement beaucoup plus aisé de mettre en panne un serveur à distance, d’en modifier le contenu ou d’accéder à des documents non destinés au public, que d’intenter une action terroriste contre les locaux d’une chaîne de télévision. La chronique des piratages d’Internet, parfois revendiqués pour des raisons morales, afin de mettre fin à un énoncé ressenti comme choquant dans une communauté, en témoigne.

Une autre chronique relève d’un problème plus discursif, mais également lié aux possibilités techniques d’Internet, comme le fait de pouvoir relayer et envoyer instantanément des messages (e-mails, francisé en courriels ou mels). Elle ne relève pas d’atteinte à l’intégrité de l’émetteur, mais plutôt à sa crédibilité.

En cela, Internet ne ferait que donner un impact au « plus vieux média du monde », la rumeur. Cependant, à la différence des points qui peuvent caractériser celle-ci1, les messages relayés à l’insu de l’émetteur ne sont pas forcément anonymes ou inconsistants, et visent essentiellement des problèmes de cohérence des positions de l’énonciateur. Ils peuvent même relever d’un activisme parfaitement assumé2

.

La presse a, par exemple, largement diffusé la chronique des échanges entre Jonah Peretti, directeur de recherche pour une société new-yorkaise de création numérique, et la firme

1

Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Seuil, 1987.

Voir également de Pascal Froissart « Des images rumorales en captivité. Émergence d’une nouvelle catégorie de rumeur sur les sites de référence sur Internet », Protée, novembre 2004 ; « La résistible ascension de la rumeur mondialisée », dans Questionner l'internationalisation. Cultures, acteurs, organisations, machines. Actes du

XIVe Congrès national. SFSIC, Paris 2004 ; « La rumeur sur Internet. Petite histoire des sites de référence »,

Actes de la Première conférence internationale francophone en Sciences de l’information et de la communication (CIFSIC), tenue à Bucarest en 2003.

2

Voir « Marché et politique. Autour de la consommation engagée », Sciences de la société n°62, mai 2004, dossier coordonné par Marie-Emmanuelle Chessel et Franck Cochoy.

Nike1, pour avoir refusé d’assumer le mode de fabrication de ses articles, en refusant d’inscrire « sweatshop » sur une chaussure à partir d’un site destiné à leur personnalisation2

. On peut également citer les détournements de publicités, diffusés en guise d’appel au boycott, comme les affiches de Total reprises après le naufrage de l’Erika avec l’accroche « vous ne viendrez plus chez nous, même par hasard », ainsi que le cas Danone précédemment envisagé pour ses implications juridiques, et le cas Esso qui illustre également l’utilisation d’Internet dans un appel à une mobilisation militante.

Cet activisme est plus masqué quand il prend la forme d’un courrier électronique de diffusion massive, invitant les destinataires à répercuter le message. Chaque grève de la SNCF voit ainsi ressurgir un hoax, ou courriel mensonger prétendant établir les vérités cachées de l’entreprise (salaires incroyables des employés, etc.)3. Cette stratégie n’est pas sans effet,

puisque de telles informations sans parfois reprises à la télévision4 ou sur des sites de partis politiques.

Jonah Peretti, devenu célèbre pour ses échanges avec Nike, a également lancé, en avril 2005, une opération devant déboucher vers une modélisation de principe de « médias par contagion », le Contagious Media Experiments5, sous la forme d’un ironique concours du projet le plus contagieux du web6.

1

Échanges retranscrits sur http://www.shey.net/niked.html .

2

Voir Jonah Peretti, « The Nike sweatshop email : political consumerism, Internet and culture jamming », dans Politics, products and markets : exploring political consumerism past and present, New Brunswick, Transaction Press, 2003, pp. 127-142.

3

Pour une de ses occurrences et les réactions entraînées, voir « Offensive anti-Sncf sur le net » Libération du 12 décembre 2005, Cédric Mathiot.

4

Laurent Ruquier, On A Tout Essayé, le 21 novembre 2005.

5

http://www.contagiousmedia.org/ .

6

Voir Libération du 29 avril 2005 « Concours. Appel à candidatures pour le projet le plus contagieux du Web. Faites tourner » par Marie Lechner.

Détournements de publicités Total

Esso

Ces effets de détournement ne sont néanmoins pas forcement spécifiques à Internet : le détournement de slogans relève d’une tradition politique bien établie.

Les groupes pétroliers en sont une cible récurrente.

On peut, effectivement, comprendre que le développement des groupes pétroliers soit extrêmement tributaire des régimes politiques des États qui accordent les concessions d’exploitation. La dénonciation des liens, entre manufacturiers souhaitant s’assurer de leurs approvisionnements en matière première, ou entre pétroliers et guerres coloniales ou néo- coloniales, n’a donc pas attendu Internet, comme on le retrouverait dans la formule contre la guerre d’Indochine « mourir pour Michelin », où le nom de l’industriel se substitue au terme attendu de « la patrie », constituant normalement ce syntagme, ce qui revient notamment à dire que celle-ci serait vendue à des intérêts privés.

Dans le cas de l’exploitation d’énergies fossiles ou d’énergies ionisantes, cette dénonciation recoupe des préoccupations environnementales qui ont motivé une des premières campagnes du groupe écologiste Greenpeace utilisant Internet à la fois comme support de communication, vecteur d’images détournées et appel à tous ses sympathisants pour qu’ils utilisent à leur tour le réseau afin de faire pression sur les industriels concernés.

Intitulée « Stop Esso », cette campagne internationale est lancée en avril 2001. Elle vise, notamment, à dénoncer le soutien du groupe au président américain George W. Bush et le lobbying mené contre les accords de Kyoto par son intermédiaire. Elle consiste à associer activisme sur Internet et happenings dans des lieux liés au groupe pétrolier devant être ensuite relayés dans les médias : le 27 avril 2001, des militants installent ainsi une banderole « SOS climat en danger », sur la façade de l’immeuble abritant le siège du groupe en France, tout en distribuant des tracts et en diffusant largement les images de leur intervention, assorties du logo d’Esso transformé en « stop e$$o ».

Mais le 24 juin 2002, Greenpeace France annonce, dans un communiqué1, être « assigné en référé le 1er juillet 2002, par Esso, devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour imitation et reproduction illicite de sa marque ».

1

Logo Esso détourné

Ce logo était pourtant visible, depuis 2001, sur les sites de Grande-Bretagne, des États-Unis, du Canada, des Pays-Bas, du Luxembourg et d'Allemagne. Le choix se serait porté sur la France, pour mener une action en justice, du fait de la protection plus étendue dont bénéficiaient les marques en droit français. Nous avons vu que les premières jurisprudences Danone contre Je boycotte Danone confirmaient l’interdiction de détourner un logo de marque sur Internet1.

Cette assignation, comme dans le cas du site Je boycotte Danone, aurait pourtant eu, dans un premier temps, pour effet d’augmenter la fréquentation du site.

Lors de l’audition du 1er

juillet, les avocats d’Esso ont, bien évidemment, argumenté par rapport au détournement de marque. Ils ont également invoqué le dénigrement qu’induirait l’association d’Esso avec les deux ‘S’ de ‘SS’ : le symbole du dollar, dans la fonte utilisée, évoquerait le rune Zieg. Plus spécifiquement, ils ont également demandé que les lettre ‘ESSO’ soient retirées du code HTML du site, de façon à ce que les moteurs de recherche ne puissent l’indexer par rapport à ce mot-clef. Il s’agirait là d’une logique en quelque sorte inverse de celle du Google Bombing, mais avec la même volonté de contrôler l’association d’un terme et d’un site.

Le 8 juillet, Greenpeace est condamné par le TGI à retirer le logo incriminé, sous peine d’une astreinte financière quotidienne. L’association s’exécute, remplaçant celui-ci par une version censurée, tout en annonçant son intention de faire appel.

1

« Esso s'en prend au site de Greenpeace France au nom de la jurisprudence Danone » Le Journal du Net 27 juin 2002, Thuan Huynh.

Logo Esso censuré

Le 26 février 2003, la cour d’appel rend un verdict en faveur de Greenpeace, considérant, dans son arrêt, comme légal « que conformément à son objet, Greenpeace puisse, dans ses écrits ou sur son site Internet, dénoncer sous la forme qu'elle estime appropriée les atteintes à l'environnement et les risques causés à la santé humaine par certaines activités industrielles ». Le groupe Areva avait, entre-temps, également attaqué Greenpeace pour une caricature de son logo dont l’ombre projetée était une tête de mort. Or, le tribunal de grande instance avait, cette fois-ci, débouté Areva, considérant que le détournement ne se situait pas dans le cadre du droit des marques, mais « sur le terrain de la liberté d'expression, dans le cadre du droit à la critique et à la caricature ».

Le principe des photomontages diffusés sur Internet a également inspiré les happenings in

situ : le 28 mai 2003, des militants de Greenpeace ont ainsi « placé un ballon gonflable en

forme de bulle de bande dessinée de 3 mètres de diamètre, aux côtés de la Statue de la Liberté (Pont de Grenelle), pour délivrer le message : “Esso : ennemi climatique N°1” »1, point d’orgue d’une campagne menée sur Internet, invitant les sympathisants à se photographier avec un panneau en forme de phylactère présentant un texte de ce type, et à envoyer leur photographie aux administrateurs du groupe. Des acteurs, des chanteurs et des personnalités s’étaient d’abord essayés à l’exercice 2. Dans un double jeu d’abyme entre dessin,

photographie et photomontage, quelques auteurs de bande dessinée ont également proposé des détournements de leurs propres œuvres (planche suivante). La campagne renouvelle le principe d’un commentaire ajouté à un dessin préexistant des dadaïstes ou des situationnistes, utilisé également, de façon moins ironique, par les activistes anti-publicité.

1

Communiqué de l’association ; cette action se déroulait en même temps que d’autres manifestations aux Etats- Unis et au Japon durant l’assemblée générale annuelle des actionnaires du groupe au Texas.

2

La première audience sur le fond a lieu le 12 décembre 2003. Le jugement rendu, le 3 février 2004, conclut alors que le détournement s’inscrit « dans les limites de la liberté d'expression et dans le respect des droits de la société ESSO sur les marques », confirmant l’évolution de la jurisprudence quant aux parodies de marque sur Internet, en appliquant donc une exception pour parodie au droit des marques.

Cependant, le jugement de fond de l’affaire Areva, le 9 juillet 2004, a retenu que « la présence d’une tête de mort ou d’une représentation d’un poison mortel sur le logo détourné d’Areva procédait d’une démarche purement dénigrante », condamnant l’organisation écologiste aux dépens et à verser à Areva des dommages-intérêts1. L’argumentation initialement proposée par les avocats de Esso de poursuivre Greenpeace pour la mise en exergue de l’acronyme SS n’était donc pas forcément sans fondement juridique, même si elle dépassait les intentions parodiques des militants écologistes.

Logo Areva détourné

Le festival international de publicité de Cannes, en juin 2006, a consacré l’importance des campagnes de publicité et des spots intégrant les logiques de réappropriation des consommateurs, suivant un principe viral proche des méthodes employées dans leurs campagnes d’opinion par des organisations militantes : tous ceux qui souhaitent participer à l’opération peuvent en relayer les messages ou les spots par Internet ou par vidéo mobile, tout en produisant leurs propres occurrences en investissant eux-mêmes les éléments proposés pour la campagne. Nike, Burger King, Wilkinson, Adidas2, entre autres marques, ont repris en 2005 et 2006 le principe que Greenpeace avait initié dans son opération « dites-le avec des bulles » en 2003.

1

Jurisprudences disponibles sur le site Legalis : http://www.legalis.net/archives. php3?id_rubrique=143 .

2

Campagne Greenpeace contre Esso

Station Esso, avec animation sur le lieu de vente, groupe Esso

Intervention dans une station luxembourgeoise, 25 octobre 2002, document Greenpeace

Campagne « Dites-le avec des bulles » : intervention sur la Statue de la liberté pont de Grenelle, photographie de Lambert Wilson, contributions de Cabanes, Caza et Bouq.