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On Ne Peut pas plaire à tout le monde : énonciation de la norme

L’émission animée et produite par Marc-Olivier Fogiel 2

est construite sur l’image d’intervieweur sans concession de l’animateur : alternant entre l’entretien, le débat, le portrait et la chronique, il construit un espace de « dérapage » pour ses invités tout en les contrôlant.

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Analyses d’émissions développées avec les étudiants de licence 3, Ufr Cinéma Université Paris 3, premier semestre 2006.

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Une des meilleures audiences correspond ainsi à une intervention de Brigitte Bardot émaillée de propos particulièrement racistes.

Formellement, l’émission, en direct ou en léger différé, joue beaucoup d’incrustations d’images et d’inscriptions du cadre dans le cadre : ce procédé permet de voir l’invité à l’écran pendant qu’il découvre le reportage réalisé sur lui ou les propos tenus sur sa personne, suivant un principe emprunté à Jean Frappat1. On retrouve également le principe du duplex, plutôt utilisé pour les émissions politiques, les émissions d’information et certains évènements particuliers, bien qu’un peu daté2

. Celui-ci contribue à figurer le direct et l’inscription de l’énonciateur dans le cadre dont il est censé rendre compte ; il contribue, sans doute, aussi, à figurer une forme de modalisation des entretiens, comme un extrait d’un espace qui échapperait aux règles théâtrales du plateau, ou qui, du moins, les explicite quand on voit un invité, transi de froid ou de chaleur, attendant désespérément qu’on lui transfère la parole. Les spectateurs eux-mêmes sont, en quelque sorte, inscrits formellement à l’écran, par le biais de l’incrustation des sms qu’ils peuvent envoyer3

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Tous ces points signifient, sur-signifient même, le direct et l’implication des énonciateurs. Fogiel tient à se présenter lui-même comme « journaliste », utilisant tous les procédés disponibles à la télévision, pour que son programme apparaisse comme une fenêtre sur le réel, au sens bazinien du terme.

Les entretiens doivent leur image incisive à la volonté de Fogiel de faire parler ses invités sur des questions intimes, comme un accoucheur de la parole, tout en mettant en avant leurs contradictions : il joue de son empathie pour provoquer des dissensions, susceptibles d’entraîner d’autres paroles.

L’attribution des rôles et l’étiquetage des invités dans les rubriques demeurent néanmoins très formatés. Ainsi, on retrouve toujours la référence à une échelle culturelle quasi doxatique, à laquelle renvoie le discours de la production sur des « sujets de qualité et des individus de qualité » : la qualité correspond aux aspects des variétés qui se rapprochent des critères de la

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Concepteur d’émissions de télévision, principalement pendant la décennies 1970, qui a imaginé un très grand nombre de dispositifs basés sur un principe de ré-énonciation, qu’il s’agisse de demander à un invité de remettre en scène le discours de quelqu’un d’autre, de confronter un invité à des enregistrements de ses propres discours ou de provoquer des rencontres qui amènent un invité à devoir prendre acte, devant la caméra, des limites formelles de production de son discours.

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Par exemple l’interview du chanteur Akhenaton en direct de Marseille lors des « violences » de fin 2005, émission du 13 novembre 2005.

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haute culture, ou du moins du légitimable, en jouant de la notion de « bonne volonté culturelle », par exemple une pianiste classique enregistrant des standards jazz ou Juliette Gréco versus les chanteurs de la Star Academy1. Les chroniques, en particulier, remplissent ce rôle de réaffirmation des échelles culturelles de valeur. L’émission se donne ainsi pour objet, et pour légitimation, la dénonciation de la médiocrité.

Le rapport aux mœurs semble fonctionner suivant le même déplacement : des stars mythiques, dont on est en droit d’attendre une vie de scandale, en viennent à avouer la plus plate des normalités, même l’abbé Pierre, dont Barthes avait analysé l’art de signifier la sainteté2

, avoue avoir eu une vie sexuelle, pour confier qu’elle était fade et ordinaire3

.

Sur le plan social et politique, la manière dont est mené l’entretien avec le chanteur rap Akhtenaton au moment des violences urbaines de novembre 2005 revient à rappeler la position du gouvernement.

On peut résumer, par le schéma suivant, la mise en scène de ces jeux transgressifs dont l’enjeu est, en fait, la réaffirmation systématique de la norme, au sens véritablement extensif du terme : la doxa.

Corollairement, Fogiel se retrouve sommé de rendre compte, dans l’espace public, de ses propres écarts, par exemple, dans le cas de la paternité de sms dont son équipe n’était censée qu’être les réénonciateurs.

Outre le volet judiciaire de cette affaire et les différentes manifestations devant le studio où l’émission est enregistrée, et les campagnes de presse qui ont suivi, ce problème énonciatif se retrouve dans le débordement de ces campagnes à la télévision :

Des manifestants protestant contre le racisme à la télévision et demandant la démission de Marc-Olivier Fogiel ont ainsi pris la parole le mercredi 30 novembre, lors de l'émission de Michel Denisot sur Canal +, Le Grand Journal, aidés par l'invité du jour, Eric Cantona. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel a indiqué s’être auto

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Endemol, diffusion sur TF1 depuis août 2001, chaque saison dure quatre mois, associe diffusion hebdomadaire en prime-time le vendredi, diffusion quotidienne en access ainsi que le matin, et diffusion sur un canal spécifique payant.

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Cet aveu inscrirait ainsi un « plus que saint », l’abbé Pierre allant jusqu’à renoncer, par sainteté, à la canonisation.

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saisi sur cette affaire. « La question qui se pose est celle de la maîtrise de l'antenne »,

a indiqué le CSA1.

Le 9 octobre, le plateau de Fogiel avait lui-même été envahi par des manifestants mais il est parvenu à ne pas leur donner la parole : il a pris l’antenne depuis la régie du studio à 20h55 pour évoquer un incident et annoncer la rediffusion de l’émission précédente. A 21h25, il reprend l’antenne pour préciser la nature de l’incident dû au différent judiciaire avec Dieudonné. L’émission reprend enfin à 21h45 sans le public depuis une loge annexe équipée en studio [ou un studio annexe présenté comme une

loge]2.

La figuration de la transgression comme réinscription de la norme

Dans le schéma suivant, nous présentons le double mouvement de ‘révélation’ des invités, soit sollicité par les provocations normatives de l’animateur, soit dû à des dérapages des invités eux-mêmes : leur caractère d’icônes, de stars, implique d’afficher des mœurs spécifiques, par exemple une sexualité ou un altruisme exacerbés. Les provocations permettent de faire parler les invités de leur intimité et de resituer leurs discours dans un champ d’interprétation doxatique. L’animateur, ou ses chroniqueurs, actualisent la norme en soulignant ces écarts, ces rappels normatifs s’inscrivant eux-mêmes dans les différentes thématiques d’une émission de télévision : promotion de variétés ou d’autres produits culturels, promotion de gouvernants, promotion de normes comportementales. Ces normes sont donc évolutives : les émissions de ce type sont cependant beaucoup plus des lieux d’affirmation de ces normes, et donc de validation de celles-ci, que des espaces de discussion ou de lutte normative. En effet, les questions de morale politique ou d’éthique artistique demeurent dans une sphère utopique qui n’est jamais sollicitée à un autre titre qu’à celui d’horizon référentiel. Cela signifie que toutes les occurrences discursives demeurent délimitées par les marchés respectifs des intervenants et leurs enjeux pragmatiques directs : culturels, politiques ou caritatifs.

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Le Nouvel Observateur, 1er décembre 2005 « Canal Plus : Cantonna donne la parole aux anti-Fogiel ».

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Scandales,