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Le conduit Vanitas vanitatum 50 se compose de trois longues strophes identiques qui se chantent sur la même mélodie. La structure de la strophe est complexe car très irrégulière. Composée de 17 vers, elle se présente de la manière suivante :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17

7a 7b 8b 7a 7a 8b 7a 7a 8c 4c 4c 3a 8d 4d 4e 8e 7a

La structure semble indiquer deux parties dont la première serait plus régulière que l’autre. Les vers 1 à 9 se répartissent en trois tercets répétant l’enchaînement 7 7 8. Ces tercets comportent cependant trois propositions différentes pour l’organisation des rimes : abb, aab et aac. Les huit derniers vers sont plus variés, tant par leur longueur que par leurs rimes. Les vers courts apportent à l’ensemble une irrégularité rythmique dynamique. Les sonorités sont, elles aussi, plus variées puisque ce passage connaît quatre terminaisons différentes (a, c, d, e). Cette répartition en deux parties n’est que purement structurelle car les phrases du texte ne s’inscrivent pas dans cette structure : le sens partage les strophes 1 et 2 en deux blocs se terminant après le vers 8. La strophe 3

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place sa césure à la fin du vers 7. La mélodie est ponctuée de deux cadences, aux vers 6 et 7 mais nullement aux vers 8 ou 9. Structure poétique, répartition des phrases et cadences mélodiques mettent en place une superposition de cadres temporels qui ne se correspondent pas et forment un ensemble complexe. Le choix des sonorités des rimes est différent pour les trois strophes :

Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3

a : –atum b : –itas c : –io d : –crimine e : –ibus a : –arum b : –tio c : –ie d : –ie e : –ie a : –ecta b : –era c : –ia d : –tius e : –ium

La rime a est largement majoritaire sur la strophe. On l’entend au début, bien sûr, mais aussi au cours de la strophe et au dernier vers. Le schéma des rimes pour les trois strophes est en effet :

a b b a a b a a c c c a d d e e a

La rime a impose donc sa marque sonore sur la strophe entière. De plus, l’assonance pour cette première rime est identique dans les strophes 1 et 2 (–um) et revient à la fin de la strophe 3 (rime e : –ium). Cette sonorité domine donc la majorité du conduit. Le choix des sons pour les autres rimes complète la trame sonore. Pour la strophe 1, les rimes semblent volontairement constituées de sonorités différentes et contrastées. La strophe 2 uniformise les sonorités pour la seconde partie avec des rimes en –ie. La strophe 3 réduit la variation sonore de la première partie, en utilisant des rimes de la même assonance (–ecta, –era et –ia). Cette disposition des sons propose donc, pour les trois strophes, différentes combinaisons : la variation, l’homogénéité de la fin ou du début.

La première strophe commence par le verset bien connu du début de L’Écclésiaste (1, 2 : vanitas vanitatum dixit Ecclesiastes vanitas vanitatum omnia

vanitas). La répétition délibérément expressive du mot « vanité » dans le texte biblique

est mise en relief par l’exploitation poétique qui en est faite dans le conduit. Les deux formes du mot (vanitas et vanitatum) pourvoient non seulement les sons des rimes a et b pour le début de la strophe 1, mais aussi des assonances utilisées jusqu’à la fin du conduit. Ainsi, cette redondance verbale chargée de sens rayonne sur toute la strophe au travers d’autres mots, comme si chacun était un écho de l’incipit.

L’ensemble de la mélodie de ce conduit est relativement simple. L’ambitus ne dépasse jamais l’octave du mode de sol. C’est sur la note la plus aiguë que le premier vers commence. Le martèlement du mot « vanité », figure répétitive caractéristique apportée par la citation biblique initiale est repris par la mélodie. Le premier mot (vanitas) est chanté sur trois sol’ répétés sans aucune fioriture. Le génitif qui suit est plus orné mais revient également au sol’, note de départ de la phrase. Les mélismes de trois à quatre notes sont placés sur les voyelles « a » du mot vanitatum, pour mettre en valeur la répétition des sons, à l’intérieur comme à l’extérieur du mot. La citation se poursuit en faisant entendre l’échelle du mode de sol de l’aigu au grave. Le deuxième vers commence presque comme le premier, mais sans le martèlement des sol’. La phrase se termine sur la finale.

La mélodie qui soutient cette citation définit l’espace modal qui est celui de l’ensemble du conduit. Entre les deux apparitions du mot vanitas tout le mode a été exposé, de sa note la plus haute à la finale. Aucune note ne sortira de cette octave de toute la durée du conduit. La sous-finale fa n’est jamais exploitée à une exception près dans le mélisme conclusif. La mélodie de cette introduction fait également entendre des formules mélodiques et ornementales simples qui seront réutilisées dans la suite du conduit. Le texte de la deuxième strophe qui intervient sur ces mêmes notes martelées est très éloquent : Cur ceca cor avarum. L’allitération en « c » est pleinement mise en valeur par la mélodie monotone.

Le mode et ses notes importantes (sol-si-ré) définissent une triade qui sert de squelette à la majorité des formules mélodiques. Seuls deux courts passages s’écartent de la triade principale. Le vers 9 exploite plus volontiers la triade la-do-mi, de la même manière que le vers 15 et le début du vers 16. Ces deux « écarts » à l’uniformité mélodique permettent de renouveler quelque peu les formules.

Le vers 2 (et omnia) commence par un dessin mélodique qui est redonné à plusieurs reprises. Ce motif simple est déjà une variation de l’incipit mélodique. Les notes répétées sont remplacées par une ascension de trois notes (voir l’exemple

précédent). Il met en valeur le sol’ ainsi que la teneur ré. Voici les passages sur lesquels le motif est entendu :

La récurrence de ce motif s’étend de manière équilibrée sur les 17 vers de la strophe. Leur placement est souligné dans le texte de la strophe 1 :

Vanitas vanitatum et omnia vanitas. sed nostra sic malignitas cor habet induratum. ut verbum seminatum suffocet mox cupiditas opum et dignitatum. licet sit nobis ratum quam sit acerba proprio iuditio

conditio magnatum.

qui maiori discrimine quam crimine et iugibus

merentur cruciatibus eternum cruciatum.

On remarque que ce motif apparaît de manière régulière sur l’ensemble de la strophe pour baliser le flux mélodique d’un élément connu résultant de l’incipit. De plus, son influence dépasse le cadre de ses réitérations. En effet, cette formule mélodique en génère d’autres et fournit un matériau adaptable à la forme des mots. Cela apparaît dès le vers 3 qui commence par une ascension de trois notes qui n’est autre que la transposition à la quatre inférieure du motif générateur entendu pour la première fois au vers précédent :

La tête du motif (encadrée en pointillés ci-dessus) est réutilisée pour poursuivre la phrase en modifiant la proposition et terminer par une cadence ouverte sur la teneur. Le

Vers 2 Vers 4 Vers 8

Vers 10 Vers 13

vers donne donc l’impression d’emprunter deux fois le même trajet avec une résolution différente, l’ensemble provenant d’une idée mélodique énoncée dans le vers précédent. Autre exemple de développement à partir de ce motif générateur, le vers 13 commence par ces notes caractéristiques :

Le vers se poursuit en reprenant l’ornement central du motif à la tierce inférieure de manière à répéter la teneur sur la rime riche (–crimine). Le vers suivant reprend l’ornement et termine sur la tierce inférieure (si) pour mettre en évidence le mot et la rime crimine. Le motif, entendu 6 fois sur l’ensemble du conduit, est donc en réalité présent de manière sous-jacente dans bien d’autres phrases mélodiques. L’ensemble est donc construit à partir d’un matériau réduit et le développe selon les besoins du texte et les particularités des mots de la strophe 1.

La cauda conclusive est le seul mélisme conséquent du conduit. Contrairement à d’autres conduits qui encadrent chaque strophe de passages mélismatiques, le texte commence à être chanté sans cauda. La conclusion est très simple. Elle se compose de deux dessins mélodiques en marche au degré inférieur (gradatio), puis d’une dernière péroraison qui exploite l’intervalle de quinte sur la finale :

Ce motif répété rappelle les premières notes du conduit lancées dans la partie la plus aiguë du mode sur les mots Vanitas vanitatum. L’idée principale du conduit exprimée par l’incipit-citation se trouve donc implicitement reformulée par l’emploi des notes répétées (florificatio vocis) ainsi que par le retour de la rime a (–atum) pour le dernier vers. La cohérence circulaire de la strophe s’exprime par l’assemblage de moyens poétiques et musicaux.

Le texte présente une structure accidentée, irrégulière donc difficilement perceptible à l’audition. Pourtant le message véhiculé apparaît clairement tant le poète a su jouer des outils à sa disposition pour mettre en résonance et en rime les mots importants et les idées fortes. De son côté, la mélodie est simple ; elle fait un usage très modéré des mélismes. L’échelle modale sert de cadre et l’oreille se trouve en terrain

connu du début à la fin. La mélodie est parsemée d’éléments identifiables, d’un motif et de ses transformations, plaçant l’oreille en situation de reconnaissance plus que de découverte ou de surprise.

Philippe le Chancelier consacre l’ensemble du conduit au thème de la pauvreté. Il est parfois question de l’abus des richesses, de l’avidité dans d’autres conduits, mais aucun n’est entièrement voué à la louange de la pauvreté. Le prédicateur parle d’abord à la première personne du pluriel. Il s’inclut personnellement dans la communauté des pécheurs (nostra malignitas). La deuxième partie de la première strophe dénonce l’opulence des puissants en montrant l’âpreté de la sanction qui les guette. L’énonciation passe ensuite à la deuxième personne du singulier (nescis, vide, disce,

speta). L’orateur reprend donc un usage courant qui est de s’adresser directement à son

auditoire au moyen de verbes à l’impératif. L’objectif est de permettre une prise de conscience, une réflexion immédiate et à plus long terme sur l’état du monde. La deuxième strophe présente la vanité de la richesse et les tourments qu’elle cause. La troisième strophe est un éloge du dénuement, dont le Christ est le modèle absolu. Le choix de la pauvreté dispose l’esprit à la réflexion et à des loisirs d’une douceur encore inconnue de l’Homme vulgaire. L’imitation de la pauvreté du Christ est certes un thème récurrent et constitutif de la doctrine chrétienne mais il connaît au XIIIe siècle un regain

d’actualité. Saint François d’Assise en est le défenseur le plus fervent et le plus célèbre. La naissance des ordres mendiants et leur implantation dans Paris au moment où Philippe est chancelier posent des problèmes théologiques tout autant que politiques. Philippe le Chancelier a parfois été présenté comme un adversaire des ordres mendiants mais il a été prouvé qu’il n’en était rien51. Au contraire, il est de ceux qui contribuent à l’installation des Dominicains à Paris52 et décerne les premières licences aux maîtres mendiants. Preuve ultime de ses bonnes relations avec les nouveaux ordres, il fut enterré chez les Franciscains. Ce conduit où le renoncement et le vœu de pauvreté sont montrés comme l’aboutissement d’un chemin spirituel peut être lu comme un hommage à ceux qui ont choisi l’abandon des richesses pour se consacrer à la diffusion de la Parole.

51 Robert E. L

ERNER, « Weltklerus und religiöse Bewegung im 13. Jahrhundert, das Beispiel Philipps des Kanzlers », Archiv für Kulturgeschichte, LI (1969), p. 94-108 et du même auteur, la mise au point plus récente appuyée sur une lecture des sermons des Distinctionnes super Psalterium : « Philip the Chancellor greets the Early Dominicans in Paris », Archivum fratrum praedicatorum, LXXVII (2007), p. 5-17.

52 Il est invité à prêcher pour l’inauguration du couvent parisien de Vauvert. Voir Damien V

ORREUX, « Un sermon de Philippe le Chancelier en faveur des Frères Mineurs de Vauvert (Paris) 1 septembre 1228 », Archivum franciscanum historicum, LXVIII (1975), p. 13-22.

Chapitre 6 :