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La mélodie relie ces deux vers selon un mouvement ouvert sur fa et clos sur sol, la finale. Les deux propositions sont clairement séparées par l’intervalle de sixte fa-ré à l’enchaînement, sur la conjonction et. Les deux vers sont constitués d’une formule mélodique sensiblement identique et se différencient au moment de la cadence :

La dernière strophe (VI) poursuit l’évocation du Jugement dernier commencée à la strophe V. Le discours mélodique est très clair et développe des formules caractéristiques du mode de sol. Les phrases musicales peuvent venir en aide à la compréhension du sens du texte à l’audition. L’enjambement du génitif entre le premier et le second vers (cicatrices vulnerum / christi) est soigneusement suivi par la mélodie qui se pose sur la finale à la fin du mot christi et non à la fin du vers :

Le dernier vers de la strophe et du conduit est conclusif dès la fin du mot

requiretur, si bien que le mélisme final ne semble pas indispensable au discours.

L’écriture mélodique en est sensiblement différente de celle des autres caudae de Fontis

in rivulum. Il se compose de 38 notes, ce qui fait de lui le mélisme le plus long du

conduit. La vocalise s’organise méticuleusement à l’intérieur de la quinte qui sépare la finale de la teneur (sol-ré) au moyen d’une gradatio descendante en trois étapes. La fin du mélisme explore la partie la plus grave du mode, jusqu’à l’étonnante cadence qui passe par la quarte inférieure avant de rejoindre la finale :

Fontis in rivulum est donc un conduit long, complexe et inégal dans sa

difficulté. Les dernières strophes semblent en effet plus accessibles et fournissent davantage de repères rassurants que les premières. La longueur de ces dix strophes exige, tant de la part de l’auditeur que de celle du chanteur, une capacité d’attention assez soutenue. L’interprétation de l’œuvre dans sa totalité peut être estimée à six minutes environ, ce qui pose des questions quant aux circonstances de l’interprétation, à la mémorisation de l’œuvre par l’interprète et à la qualité de sa réception. La mélodie ne rend pas le texte plus facile à comprendre, même s’il arrive qu’elle contribue à la clarification grammaticale. Elle n’a pas pour fonction de soulager la mémoire ou de garantir l’attention en proposant des formules et des phrases récurrentes. L’analyse a montré qu’en plusieurs occasions et sur l’ensemble du conduit, la mélodie s’attache à mettre en valeur certains effets sonores du texte, comme les allitérations ou les jeux de parallélisme rythmique d’un vers à l’autre. Cela se produit cependant de manière non systématique sur toutes les figures qu’offre le texte. La musique assume cependant un rôle structurel puisqu’elle délimite les entités strophiques ou les groupements internes au moyen des mélismes et des cadences qui sont de véritables signaux pour l’oreille. En plus de cela, la mélodie peut mettre en place certaines figures d’une rhétorique parfaitement indépendante du texte. En effet, l’usage de la gradatio comme figure de répétition mélodique a été signalé à plusieurs. Ici, cette figure est à comprendre comme un procédé d’invention et de développement mélodique purement musical, sans rapport précis avec le texte. L’apport du compositeur est donc subtil car la mélodie agit pour différents intérêts : orner et embellir, souligner, structurer l’audition du texte, tout en existant pour elle-même. La mélodie éclaire le texte, le soutient sans pour autant chercher la simplification ou la communication de masse. Tout comme les mots tendent

à toucher une élite, la mélodie est un moyen d’élévation du discours, un moyen de rendre l’ensemble encore plus savant.

Le poète dresse une accusation de tous ceux qui devraient, par leurs actes, assumer un rôle d’exemple pour le peuple : ce sont d’abord les dirigeants et hommes de pouvoirs (regentis, strophe 1 vers 6) puis les savants détenteurs de la doctrine (doctor, strophe 2, Vers 1), ensuite ceux qui sont à la tête de l’Église et qui la dirigent (romane

curie, strophe 3, vers 4), enfin la masse des prélats et des clercs (prelati, strophe 4, vers

1, in clericis, strophe 7, vers 2). La métaphore de l’Église comme un corps dont les maux de tête se diffusent dans les membres (strophe 2 : dum caput patitur et menbra

singula) a déjà été largement exploitée par Philippe dans un autre de ses conduits, Inter membra singula36. Dans ce texte, les membres et organes se rebellent contre l’estomac, mais le cœur intervient pour faire comprendre aux plaignants l’utilité de tous pour le fonctionnement du corps37. Cette longue séquence se termine par l’explication de la métaphore : comme un corps, l’Église doit assurer la cohésion de tous ses membres. Les sermons et en premier lieu ceux de Philippe le Chancelier reprennent volontiers l’image du corps avec des variations possibles. La tête est généralement une figure du Christ qui règne sur le corps, l’Église. Selon l’échelle de la métaphore et la nature du discours, il peut aussi être question de Rome ou des prélats conformément à la fonction incarnée par le corps symbolique. Quel qu’il soit, le corps est souvent souffrant et c’est précisément le cas dans Fontis in rivulum. L’image de la diffusion du Mal comme une maladie infectieuse est omniprésente dans toute la première partie du texte, comme en témoigne l’usage de verbes tels que defluere, inbuere, inficere, manere. Elle s’expose clairement à la fin de la strophe 3 où la fille (les prélats) est infectée par la mère (la Curie).

La culture de l’auditoire autorise le poète à faire de nombreuses références bibliques. Cependant, celles-ci restent ponctuelles dans le cours du texte. Les deux dernières strophes qui utilisent la menace du Jugement dernier sont, pour leur part, bien plus proches du texte des Évangiles. D’autres conduits de Philippe le Chancelier reprennent les termes et formulations des Évangiles. Comparons la strophe 9 avec la fin

36 LoB, f°12.

37 La même métaphore est utilisée par Tite Live, Ab urbe condita, II, §32, 8-12. La dispute des organes du

de la deuxième strophe du conduit Bonum est confidere (n°12) et les textes évangéliques :

Fontis in rivulum Bonum est confidere, Ha cum iudex venerit

et cum ventilaverit

triticum in area. fructum qui non fecerit

de cultoris vinea

palmes excidetur.

in die novissimo. in die gravissimo.

quando iudex venerit

ut tricturet aream. et extirpet vineam

que fructum non fecerit.

sic granum a palea. separabit. congregabit

triticum in horrea.

Mt 3, 12 : Cuius ventilabrum in manu sua et permundabit aream suam et congregabit triticum suum

in horreum paleas […]

Jn 15, 4 : […] sicut palmes non potest fere fructum a semet ipso

Les deux derniers vers du conduit mêlent à nouveau deux passages du texte de Matthieu :

Strophe 10, vers 5 et 6 Texte évangélique

Primus et novissimus Quadrans requiretur

Mt 19, 30 : Multi autem erant primi novissimi et novissimi primi. Mt 5, 26 : Amen dico tibi non exies inde donec reddas

novissimum quadrantem.

La construction de certaines strophes reflète certaines des structures de pensée propres aux milieux universitaires. Le discours peut s’organiser à la manière d’un développement de sermon où les impératifs de compréhension à l’audition imposent une méthode. La strophe 5 commence par l’annonce d’une distinction (trium aspectibus) expliquant les causes du mauvais comportement des clercs. Les trois arguments sont ensuite clairement exposés, chacun précédé de « vel », reproduisant un rythme et des sonorités approchantes :

A recto claudicant trium aspectibus :

vel sancta publicant

emptorum manibus.

vel ea vendicant

suis nepotibus.

vel quibus supplicant

cedunt principibus.

Ce schéma n’est pas sans rappeler certaines distinctiones qui sont présentes dans les manuscrits parfois à l’état de simples plans, ou encore l’énoncé des divisions au début du sermon.

La strophe suivante (6) est un autre exemple d’organisation méthodique. Quatre des cinq sens sont évoqués tout à tour. Ils sont désignés, pour les trois premiers, par l’organe qui leur sert d’intermédiaire : la vue (oculis), l’ouïe (aures), le goût (palatum). Le dernier, le toucher est évoqué sans détour (tactum). On peut supposer que le poète n’a pas tenu à intégrer l’odorat car ce sens fait l’objet d’une comparaison suffisante à la première strophe du conduit. Les sens sont les portes par lesquelles la luxure séduit et trompe la vigilance de l’Homme. Du point de vue de l’argumentation, les sens sont un lieu commun autant qu’un outil pratique pour développer le discours en suivant un ordre et des étapes aisément mémorisables. Ces deux strophes laissent entrevoir comment le texte poétique se nourrit des habitudes de construction d’un discours savant, obéissant aux préceptes d’une rhétorique apprise sur les textes classiques. Il s’agit bien là de l’œuvre d’un intellectuel, prédicateur et théologien qui sait parfaitement comment s’adresser à ses semblables.

Chapitre 3 :