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Ce conduit monodique 53 se compose de trois strophes de dix vers octosyllabiques, chantées sur une même strophe mélodique. Les assonances des rimes sont presque identiques pour les trois strophes (a : –ere ou –ie, b : –io ou –ulo). Les rimes s’organisent en suivant le même schéma : ababbabaab. Très monotones sur l’ensemble du conduit, les rimes et les structures qu’elles mettent en place sont clairement perceptibles. L’oreille entend aisément les alternances des terminaisons en « e » ou en « o » des rimes croisées. Le schéma régulier est interrompu par l’intervention de rimes suivies qui inversent l’alternance : ababbabaab. Cette rupture dans la régularité sonore agit comme un signal qui peut mettre en valeur un vers ou un mot important. Nous verrons par la suite comment la mélodie se pose sur cette forme structurante.

Bien que la structure poético-musicale paraisse très simple car parfaitement régulière, le texte est relativement complexe et remarquablement profond. Les deux premières strophes sont destinées à faire réagir l’Homme, lui faire prendre conscience de sa fragilité et de la nécessité d’agir pour échapper à la misère qui l’entoure. Le poète

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interpelle directement son auditoire au début de la deuxième strophe : Homo vilis

materie. On reconnaît là le motif poétique de bien d’autres conduits de Philippe le

Chancelier. Dans les strophes 1 et 2, le discours est formulé à la deuxième personne du singulier et de nombreux impératifs sont utilisés pour atteindre et faire réagir les auditeurs visés par les reproches et exhortations exprimés. Ces procédés sont courants dans les conduits moraux observés. L’originalité ici est le niveau d’abstraction et la diversité des images évoquées pour toucher l’auditeur : in sterquilinio, in pendulo,

querens in invio, caret cubiculo sont autant de métaphores différentes désignant l’état

de misère de l’Homme que l’on ne retrouve dans aucun autre conduit de Philippe le Chancelier. La troisième strophe change de ton et se veut plus métaphorique. Il ne s’agit plus d’un discours direct à l’intention de ceux qui se reconnaissent sous la désignation d’« Homme ». L’énonciation verbale s’est diversifiée (première et troisième personnes du pluriel) et les verbes sont au subjonctif, temps qui marque l’exhortation.

F est l’unique source musicale de ce conduit et seule la première strophe est redonnée par la source textuelle consacrée à Philippe le Chancelier, Da. Si l’on considère l’abondance de la transmission manuscrite comme un indice de la popularité d’une œuvre, force est de constater que ce conduit n’a connu qu’un succès modéré. Son intégration dans le manuscrit de Florence témoigne d’un intérêt pour cette pièce qui n’a néanmoins pas trouvé d’écho dans une diffusion large.

La strophe mélodique emprunte un langage simple. Le conduit ne comporte aucun mélisme conséquent. Les nombreux courts monnayages (trois à quatre notes) répartis sur l’ensemble de la strophe apportent cependant une ornementation séduisante pour l’ouïe. Le mode de sol authente est exploité dans toute son étendue et s’élargit à deux notes sous la finale (mi) lors de la dernière cadence et à une note au dessus de l’octave (la’) au début du vers 5. Les mouvements mélodiques sont très majoritairement conjoints et utilisent de manière équilibrée tous les degrés du mode.

La mélodie partage clairement le conduit en deux parties inégales : les vers 1 à 4 puis 5 à 10. Une telle bipartition de la strophe musicale est courante dans les conduits monodiques. Les quatre premiers vers forment une entité sémantique forte relayée par la mélodie qui adopte une forme répétitive ABAB’. La phrase A commence et termine sur la finale et se compose d’une ascension et d’une descente. Ce dessin mélodique très simple en deux parties souligne clairement le jeu sur les sonorités du premier vers.

L’octosyllabe est partagé en deux groupes de voyelles aux sonorités parfaitement redondantes :

Excutere / de pulvere

La césure marquée par la rime interne (–ere) est soulignée par un arrêt mélodique sur la quinte du mode. Cet incipit est une citation empruntée à Isaïe (52, 2). Le vers 3 qui se chante sur la même phrase mélodique A imite les jeux sonores proposés par le texte biblique. La césure est respectée et certaines sonorités font écho au vers 1. L’allitération en « t » ou « te » (turpiter et temere) s’ajoute aux effets de répétition sonores parallèles du vers 1.

Vers 1

: Ex-cu-tere de pulv-ere

Vers 3

: qui turpi-ter et tem-ere

La phrase mélodique B contraste avec A. L’ambitus de B est plus restreint. Les mouvements mélodiques sont sinueux au lieu d’être ascendants ou descendants. Les cadences sont différentes en B et B’ : B termine sur la finale et B’ sur la quinte du mode (ré) pour relancer le discours et atteindre un registre plus aigu par la suite (vers 5 : sol’

la’) :

Les deux impératifs bisyllabiques qui débutent le vers 5 de la strophe 1 (surge

curre) correspondent à un moment important tant du point de vue de la structure

poétique que syntaxique. Le choix de ces impératifs est loin d’être anodin, comme il sera montré par la suite. Ils interviennent au moment où les rimes sont suivies (bb), ce qui montre que tous les éléments techniques à la disposition du poète sont utilisés pour signaler un mot ou un passage important. La mélodie met ces deux verbes en valeur par la répétition approximative d’un motif au degré inférieur selon le principe de la gradatio. Ici, l’élaboration mélodique en forme de marche souligne l’effet rhétorique du texte. La

clos ouvert A A B B’

descente de quatre notes sur la deuxième syllabe de surge n’est pas reproduite sur curre mais le mouvement semble se poursuivre jusqu’à la fin du vers :

Le la’ atteint sur le mélisme de surge est la note la plus aiguë du conduit ce qui donne à ce passage une intensité expressive qui correspond parfaitement aux intentions du texte. L’ordre exprimé par l’usage de l’impératif est relayé par une rhétorique musicale qui souligne les mots et leur apporte un relief particulier par l’exploitation des hauteurs de la mélodie. Signalons que cette connivence entre une rhétorique poétique et musicale n’est pleinement efficace que dans la strophe 1 car les strophes poétiques 2 et 3 ne comportent pas de construction comparable.

Comme on le voit au vers 5, l’exploitation du registre aigu est un moyen d’installer une tension et de mettre en relief les qualités expressives du texte. Le sol’ octave de la finale et le motif descendant que l’on entend sur le mot surge apparaissent à trois reprises dans des mouvements mélodiques sensiblement identiques : au vers 6 (potes aprehendere), au vers 8 (reminiscere) et au vers 9 (ad patriam). Cette répartition régulière de pics d’intensité exploitant la partie supérieure du mode permet de ménager un dynamisme constant pour la deuxième partie de la strophe. De plus, le passage du vers 8 au vers 9 que souligne l’exploitation insistante du registre aigu correspond à un changement de phrase. Ici aussi, les rimes suivies (aa) signalent le changement à l’auditeur attentif.

D’une manière générale, les phrases mélodiques correspondent aux vers. Les cadences mélodiques apportent au texte une ponctuation sensible à l’oreille qui se superpose au cadre déterminé par les rimes et le rythme des phrases. Dans les trois strophes, les quatre premiers vers mis en valeur par la répétition mélodique de forme ABAB’ sont correctement groupés deux à deux et isolés des vers suivants. Ils forment à chaque fois un ensemble cohérent, bien que plus efficace pour la strophe 1. En revanche, dans la deuxième partie des strophes (vers 5-10), les groupes sémantiques se répartissent différemment :

Strophe 1 : 4 + 2 Strophe 2 : 3 + 3 Strophe 3 : 2 + 4

La ponctuation ménagée à la fin du vers 7 n’est donc en accord avec le texte que pour la deuxième strophe où cette cadence sépare les deux tercets. Dans la strophe 1, la cadence peut être justifiée par la rhétorique du texte. Le vers 7 commence et se termine par deux mots dérivés de la même racine verbale (viam et invio), formant une figure approximative de complexio. Il est possible que le compositeur ait souhaité souligner cette figure par une mélodie en forme d’arche, partant de la finale pour y revenir :

La place de la cadence est donc plausible dans cette strophe, bien qu’elle valorise un effet rhétorique et non l’articulation grammaticale. Dans la dernière strophe en revanche, la cadence ne se place pas de manière judicieuse.

L’analyse montre donc que la relation du texte et de la musique est assez inconstante. D'une part, on observe ponctuellement la mise en place d’une rhétorique commune (le vers 5 et ses impératifs par exemple), mais d’autre part on constate que les groupes sémantiques ne s’accordent pas systématiquement aux répartitions dictées par la ponctuation musicale. De plus, le travail poétique et les jeux sonores ne sont pas identiques et symétriques d’une strophe à l’autre. Par exemple, l’adéquation des syllabes du premier vers, tant par les jeux de sonorités que les répétitions rythmiques, ne sont pas aussi efficaces avec les quatre vers de la deuxième strophe et encore moins à la dernière. Le parallélisme sonore a disparu et la césure à la quatrième syllabe n’est pas respectée. Il est manifeste que beaucoup des effets produits par l’adéquation de la musique au texte ont été conçus pour les qualités propres du texte de la première strophe. Le texte n’a vraisemblablement pas été élaboré avec le souci de proposer des figures fonctionnant pour chaque répétition musicale de la strophe. Le véritable élément organisateur est en effet d’une tout autre nature que les exigences structurelles propres au langage musical.

Les trois strophes ont en commun de se partager en deux parties inégales. Cette bipartition obéit, pour les deux premières strophes, à la mise en place d’une toile intertextuelle dont les verbes à l’impératif sont la trame. Le texte biblique (Is 52, 2) qui sert de modèle au premier vers se poursuit par le verbe consurge, lui aussi à l’impératif.

La suite du verset d’Isaïe est donc implicitement évoquée au vers 5 qui commence par le verbe surge. Cette formule d’exhortation très présente dans le texte biblique (98 occurrences, souvent en binômes d’impératifs) permet, par système de concordances, d’évoluer dans un réseau où tous les mots sont en relation avec l’une ou l’autre des occurrences du verbe dans le texte sacré. Le procédé se reproduit à la strophe 2, toujours pour marquer le début de la deuxième partie par un impératif (surge, metire). L’intertextualité de ces deux strophes peut être montrée de la manière suivante :

Conduit strophes 1 et 2 Texte biblique référence

Excutere de pulvere,

dum opus est remedio. qui turpiter et temere

iaces in sterquilinio. surge, curre pro bravio.

dum potes apprehendere, viam querens in invio

excutere de pulvere consurge sede Hierusalem

sedens in sterquilinio surge cur iaces pronus in terra

omnes quidem currunt sed unus accipit bravium

Is 52, 2 Jb 2, 8 Jos 7, 10 I Co 9, 24 malorum reminiscere. ad patriam revertere cum penitente filio.

Homo vilis materie

surge de mortis tumulo

dum spes est adhuc venie te subtrahe periculo.

metire cordis oculo

tue statum miserie qui totus est in pendulo. et langueat cotidie fides iacens extrarie quia caret cubiculo.

nunc vero reminiscor malorum quae feci in Hierusalem

surge et metire templum Dei et altare et adornantes in

eo

I M 6, 12

Lc 15, 11-32

Ap 11, 1

Cette structuration autour d’impératifs empruntés à divers passages bibliques montre quelle est la priorité du poète : apporter à son exhortation une légitimité et une dimension qu’elle n’aurait probablement pas sans la relation au texte sacré. Il est difficile de concevoir un auditoire capable de comprendre à la simple audition une telle utilisation de la science des concordances. Les verbes sont en effet éloignés les uns des autres et l’esprit, même s’il connaît le texte, a sûrement du mal à reconstituer le réseau.

Cela n’est sans doute pas le but du poète. Il semble chercher à donner un cadre à sa parole, à la fois formel et intellectuel. Le texte ne manque d’ailleurs pas de citations plus aisées à dépister dont le rôle n’est probablement pas le même. La musique n’a pas fait autre chose que de se fondre dans le moule proposé par les parties délimitées par les impératifs bibliques, en apportant, lorsqu’elle le peut, ses cadences et des figures qui soulignent les articulations et les effets du texte.

La troisième strophe abandonne les injonctions à l’Homme et le discours direct pour se placer à un niveau plus intime. La conversion à laquelle l’Homme est exhorté dans les deux strophes précédentes est présentée comme un objectif difficile à saisir, que la forme obscure ne permet pas d’appréhender immédiatement. Cette médiation est comparée au reflet dans un miroir (dum sub obscura specie / videmus ut in speculo). L’image empruntée à Paul (I Co 13, 12 : videmus nunc per speculum in enigmate) exprime bien l’ampleur et la difficulté de cette conversion : les apparences trompeuses, les fausses dévotions et les démonstrations de foi excessives ne peuvent remplacer la sincérité du cœur, seul siège possible d’une purification salutaire. La conclusion de ce conduit n’est pas sans évoquer l’incipit d’un autre, Ad cor tuum revertere54. Peut-être l’avant-dernier vers de la strophe 1 (ad patriam revertere) est-il un rappel de cet autre conduit. L’évocation de la parabole du fils prodigue (Luc 15, 11-32) se mêle à la formulation d’un autre conduit dans lequel les paraboles bibliques prennent aussi une place importante du développement. Comme pour le fils avant de revenir à son père, les épreuves à subir avant de pouvoir mériter le pardon sont lourdes et pénibles. La solitude de la conscience est une expérience difficile mais indispensable pour s’extraire de l’état de misère dans lequel le pécheur inconscient se complait. Par ce sacrifice et ces offrandes (fumus hostie), l’Homme s’engage vers le Salut. Le mouvement ascensionnel de la terre vers le ciel est exprimé à plusieurs reprises par les verbes (excutere, surge,

subtrahe). La faiblesse de l’Homme fait qu’il ne cherche pas à s’inscrire dans ce

mouvement de la foi et de la science et préfère rester en suspend (in pendulo), du côté du corps et de la mort. Les trois strophes de ce conduit peuvent être lues comme une représentation d’un monde où le texte sacré constitue à la fois une structure pour la pensée et la création, tout aussi bien qu’un livre dans lequel les chemins de la conversion du pécheur sont à déchiffrer.

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Chapitre 7 :