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Philippe le Chancelier, un bilan historiographique

2.1. Le personnage et sa biographie

La biographie de Philippe le Chancelier est aujourd’hui assez clairement établie42. Des zones d’ombres persistent cependant à propos de sa naissance, sa jeunesse et ses études, en raison de l’absence de documentation. Dès son entrée dans la vie publique ecclésiastique, son parcours nous est mieux connu. Pourtant, la reconstitution de sa biographie a rencontré, dans un premier temps, quelques difficultés. Une confusion entre deux personnages prénommés Philippe a largement brouillé les pistes pour faire la part des productions de chacun. Il est arrivé que les deux soient confondus en une seule personne, nommée Philippe de Grève. En 1927, Henri Meylan est parvenu à faire la lumière sur l’existence de deux personnages distincts. Le premier est le Chancelier de Notre-Dame, auteur de la Summa de bono, de nombreux sermons et de pièces musicales. Le second porte le nom de Philippe de Grève. Il fut chanoine à Notre- Dame mais aucune trace de ses écrits ne subsiste dans les sources. Henri Meylan est décédé avant de pouvoir publier les résultats de son travail43. C’est la raison pour laquelle la confusion sur l’identité de Philippe le Chancelier a perduré des années après sa mise au point. La trace la plus ancienne de cette erreur qu’Henri Meylan ait pu trouver se trouve dans l’édition des Distinctiones sur les Psaumes datée de 152344. L’imprimeur humaniste Josse Bade publie sous le nom de Philippe de Grève ce recueil de textes qui, en réalité, est l’œuvre de Philippe le Chancelier.

L’activité de Philippe le Chancelier est intimement liée à la naissance de l’Université de Paris : sa charge de chancelier de Notre-Dame fait de lui le délégué de l’évêque pour les questions d’enseignement. Sa place est centrale dans les différentes batailles et luttes de pouvoir qui entourent la naissance de l’Université parisienne et

42

Elle est détaillée par Niklaus WICKI dans son introduction à la Summa de bono (éd. Philippi Cancellarii

Parisiensis Summa de bono, 2 vol., Berne, 1985, p. 11-28), de même que par Nicole BERIOU dans l’article consacré à Philippe le Chancelier dans le Dictionnaire de spiritualité, Paris, 1983, t. 12, col.1289.

43

Henri, « Les « Questiones » de Philippe le Chancelier », Positions de thèses de l’École des chartes, Paris, 1927. Niklaus Wicki publie quelques pages qu’Henri Meylan avait déjà rédigées pour une biographie de Philippe le Chancelier dans son introduction à la Summa de bono (op. cit., p. 11-13).

44 Josse B

ADE, éd. Philippi de Greve cancellarii Parisiensis in Psalterium Davidicum CCCXXX Sermones, Paris, 1523.

connaissent des moments forts en 1219 et surtout entre 1229 et 123145. Sa biographie est donc construite à partir d’éléments chronologiques assez fiables en raison du nombre de documents relatifs à son activité et les témoignages que sa personnalité a suscités46. Il est ainsi possible de retracer les principales étapes de sa biographie, de ses études probables à Paris à la charge de Chancelier de Notre-Dame qu’il reçoit en 1217, en passant par son investiture à l’archidiaconat de Noyon. Les premières traces qui nous en parviennent datent de 1211, mais il peut avoir reçu cette charge beaucoup plus tôt, à partir de 1202. Ses déplacements en France sont attestés par les indications marginales de certains sermons. De plus, ses voyages à Rome ont laissé des traces dans la documentation de la Curie. Seuls les lieux et contenus de sa formation d’étudiants restent assez flous.

Dès le XIXe siècle, les philologues et historiens se sont penchés sur le « cas » Philippe le Chancelier (ou de Grève). L’article de l’Histoire littéraire de la France de Pierre-Claude Daunou est une des plus anciennes présentations du personnage de Philippe le Chancelier47. Les appréciations très négatives sur sa production littéraire et le ton méprisant de l’auteur témoignent de l’image que l’Histoire a gardé de lui pendant un temps : un homme sévère, obtus, entêté. Voici comment ses sermons sont décrits :

« Ses ouvrages n’ont pas joui, même de son temps, d’une réputation fort brillante ; ils sont aujourd’hui presque ignorés. C’étaient principalement des sermons et des commentaires sur les livres de la Bible. [...] Le chancelier Philippe a laissé de plus 336 sermons sur le psautier, deux ou trois sur chaque psaume [...] Ils consistent en explications mystiques, qui n’éclaircissent jamais les textes ; et quoique Henri de Gand les ait autrefois déclarés fort utiles aux prédicateurs, la vérité est qu’on ne saurait y puiser aujourd’hui aucune instruction réelle. On leur pourrait donner presque indifféremment le nom de sermons ou le nom de commentaires. 48 »

Le regard porté sur la Summa de bono est aussi victime de certains préjugés :

45 Hastings R

ASHDALL, The Universities of Europe in the Middle Ages, Londres, 1936 ; Stephen C. FERRUOLO, The Origins of the University. The Schools of Paris and their Critics. 1100-1215, Stanford, 1985 ; Jacques VERGER, Les Universités au Moyen Âge, Paris, 1973 ; IDEM, L’essor des Universités au

XIIIè siècle, Paris, 1997. Pour plus de détails sur la fonction du chancelier et l’action personnelle de

Philippe, voir Astrik L. GABRIEL, « Conflict between the Chancellor and the University of Masters and Students at Paris during the Middle Ages », Die Auseinandersetzungen an der pariser Universität im

XIII. Jahrhundert, Berlin-New York, X (1976), p. 106-154, et plus particulièrement p. 42-144.

46

Reproduits dans les Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. Henri DENIFLE et Emile CHATELAIN, I, 1889.

47 Pierre-Claude-François D

AUNOU, « Philippe de Grève, Chancelier de l’Église de Paris », Histoire

littéraire de la France, t.XVIII, 1835, p. 184-191.

48

« Mais on a indiqué plusieurs copies d’une Somme de théologie composée par cet auteur. Cette compilation scolastique est du grand nombre de celles qui n’ont pas été jugées dignes de voir le jour.49 »

On en trouve encore la trace de ces a priori en 1894 sous la plume de l’abbé Féret :

« Avec un caractère comme le sien, ardent, tenace, jaloux de ses droits ou de ce qu’il croyait ses droits, c’était la lutte sur différents terrains : lutte avec l’université dont il faisait, à l’occasion, bon marché des droits ; lutte avec son collègue de Sainte-Geneviève dont il prétendait contester les prérogatives ; lutte avec les ordres mendiants qu’il s’obstinait à exclure du corps enseignant.50 »

Cette réputation que les savants du XIXe siècle semblent aimer décrire et propager prend sa source dans l’appréciation malveillante de certains médiévaux à l’égard de Philippe le Chancelier. Il est avant tout connu comme l’adversaire théologique de l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne qui jouit d’une plus grande popularité51. La querelle oppose Philippe, défenseur de la pluralité des bénéfices, à Guillaume qui souhaite limiter les charges des dignitaires ecclésiastiques dans un souci d’intégrité. Jusqu’à sa mort, Philippe, presque seul dans ce combat, soutient sa position devant des assemblées qui lui deviennent hostiles. Cette adversité lui a valu quelques médisances, principalement de la part de Thomas de Cantimpré. Le chroniqueur dominicain rapporte, entre autres, cette anecdote assez fantaisiste : le fantôme de Philippe serait apparu à Guillaume d’Auvergne pour lui promettre la damnation éternelle52. C’est cette réputation et celle tout autant injustifiée d’opposant à l’entrée des ordres mendiants dans l’Université qui prédomine encore au cours du XIXe siècle et

influence le jugement porté sur son œuvre53.

Cette réputation n’a pas perduré, dès que les sources furent réexaminées dans la seconde partie du siècle. La découverte de la diversité des domaines dans lesquels le Chancelier a œuvré a peut-être déclenché l’adoucissement des jugements portés à son

49

Pierre-Claude-François DAUNOU,op. cit., p.191.

50 Pierre F

ERET, La Faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, I, Moyen Âge, (1894), p. 232-237.

51 Voir Noël V

ALOIS, Guillaume d’Auvergne, sa vie et ses ouvrages, Paris, 1880.

52

THOMAS de CANTIMPRE, Bonum universale de apibus, éd. George COLVENEER, Douai, 1627. Il semble fort peu probable que Thomas ait connu Philippe personnellement. Son ouvrage est d’ailleurs bien postérieur à la mort de Philippe (entre 1256 et 1263) ce qui peut expliquer la déformation des faits ainsi que la fantaisie avec laquelle ils sont rapportés.

53

L’observation des sources et de l’attitude de Philippe à l’égard des ordres mendiants montre au contraire des intentions plutôt bienveillantes. Voir Robert E. LERNER, « Weltklerus und religiöse Bewegung im 13. Jahrhundert, das Beispiel Philipps des Kanzlers », Archiv für Kulturgeschichte, LI (1969), p. 94-108. Très récemment, l’auteur a complété le dossier : « Philip the Chancellor greets the Early Dominicans in Paris », Archivum fratrum praedicatorum, LXXVII (2007), p. 5-17.

égard. Dans les années 1860, les sources musicales des bibliothèques européennes sont explorées. Paul Meyer fait connaître le manuscrit de Londres (Egerton 274) et la possibilité d’attribuer à Philippe une liste conséquente de compositions en croisant différents témoignages littéraires ou philologiques54. Léopold Delisle fait avec émotion la description du manuscrit de Florence et signale les talents poétiques, fraîchement découverts, d’un certain Philippe de Grève dont la contribution porte sur de nombreuses œuvres contenues dans ce manuscrit55. Ainsi, les connexions sont établies entre les principales sources dans lesquelles se trouve le corpus poético-musical. Barthélemy Hauréau entreprend de faire justice à la réputation négative du Chancelier56. Il assemble les documents historiques et réévalue la biographie et les écrits théologiques de Philippe. Cette entreprise a rapidement porté ses fruits, comme on le constate dans la présentation élogieuse que l’on peut lire sous la plume de Charles Langlois57.

C’est donc cette génération de paléographes, philologues et musicologues français qui, durant la deuxième moitié du XIXe siècle, a travaillé à la découverte

progressive de nouvelles sources et au commencement d’un réel travail scientifique sur les textes et le personnage de Philippe le Chancelier. La mise en évidence d’un corpus poético-musical joue un rôle important dans cette phase de redécouverte. En plus des sources manuscrites des œuvres, ils ont été guidés par deux témoignages historiques qui apportent des arguments de poids pour faire de Philippe une figure de la poésie lyrique et des pratiques polyphoniques de son temps.

Le premier de ces témoignages est parfaitement contemporain de la vie du Chancelier. Il émane de l’un de ses proches, le poète Henri d’Andeli. Probablement originaire de Normandie, celui-ci a fréquenté les milieux universitaires parisiens à partir du deuxième quart du XIIIe siècle où il a certainement connu Philippe. Son œuvre se réduit à quatre textes : la Bataille des vins (1223), la Bataille des sept arts (1236-1250),

54 Paul M

EYER, Archives des missions scientifiques et littéraires, 2e série, III, (1864), p. 253-259 et « Henri d’Andeli et le Chancelier Philippe », Romania, I (1872), p. 190-215.

55 Léopold D

ELISLE, « Discours prononcé à l’Assemblée générale de la société de l’Histoire de France le 26 mai 1885 », extrait de l’Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, Paris, 1885, p. 21 sq.

56 Barthélemy H

AUREAU, « Philippe de Grève, chancelier de l’Église de Paris », Journal des savants

(1894), p. 427-440. En introduction, B. Hauréau demande : « Est-ce l’éloge ou le blâme qu’il a mérité ?

Puisqu’il s’agit d’un homme qui fit tant de bruit, la question est certainement intéressante. » Voir également Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque impériale et autres bibliothèques, Paris, 1885, t. XXI/2, p. 183-194.

57 Charles V. L

ANGLOIS, « Le Chancelier Philippe », Revue politique et littéraire, Revue bleue, 5e série, VIII (1907), p. 609-612 et 646-650.

le Lai d’Aristote58 et le Dit du Chancelier Philippe59. Ce dernier texte rend hommage et

fait la louange de celui qui fut son ami et protecteur et qu’il tient en très grande estime. Le poète normand met en scène Philippe sur son lit de mort et rapporte ainsi ses dernières paroles :

Dex, tes jugleres ai esté Toz tens, et yver et esté. De ma vïele seront rotes En ceste nuit les cordes totes, Et ma chançons dou tout faudra ; Mais, se toi plait, or me vaudra. Dieus, or m’en rent lou guerredon ; De mes pechiez me fai pardon : Toz jors t’ai en chantant servi ; Rent m’en ce que j’ai deservi. »[…] Lors li Chanceliers s’arestut ; Plus ne parla : transir l’estut. Je ne di mie qu’il morist ; Je diroie ançois q’il florist Lasus es ciez par sa deserte. 60

Les allusions à la composition lyrique et à la pratique musicale, soulignées dans le texte ci-dessus, montrent que le poète normand souhaite faire du Chancelier un artiste dévoué à son œuvre, même à ses derniers moments. Un peu plus loin, Philippe le Chancelier est présenté comme un trouvère, interprète de ses propres compositions et bon joueur de vièle :

Ta chançon chanta bien et lut Tant com il pot, tant com li lut, A ta vïele vïela.61

Ces mentions qui tendent à faire du chancelier un trouvère voire même un « jongleur de dieu » relèvent très probablement de la pure littérature. La relation courtoise du trouvère à sa Dame et le service qu’il lui doit sont transposés dans le rapport du clerc envers Dieu. Le service courtois est une représentation du sacerdoce chrétien. Les attributs et aptitudes caractéristiques du jongleur deviennent symboliquement ceux du chancelier.

Le texte n’est pas pour autant dépourvu d’informations plus précises sur l’activité musicale du Chancelier. Dans le courant de son Dit, Henri d’Andeli

58

L’autorité D’HENRID’ANDELI sur ce texte est très contestée. Voir Alain CORBELLARI et François ZUFFEREY, « Un problème de paternité : le cas d’Henri d’Andeli », Revue de linguistique romane, LXVIII (2004), p. 47-78.

59

Alexandre HERON, Œuvres de Henri d’Andeli, Paris, 1881, reimpr. Genève, 1974 ou Alain CORBELLARI, éd. Les Dits d’Henri d’Andeli, Paris, 2003 (en deux volumes, l’un consacré à l’édition des textes et l’autre comportant une présentation et les traductions).

60 Vers 46-54, 63-67 (éd. A. C

ORBELLARI, op. cit., p. 92-93 ; traduction p. 90).

61

recommande Philippe à plusieurs saints, dont Catherine. À cette occasion, il mentionne le titre d’une composition, Agmina milicie, motet que l’on retrouve dans les sources musicales manuscrites :

Ha ! dame sainte Katerine, Virge pure, martire fine, Lou Chancelier n’oblie mie, Car molt te tenoit a s’amie. […] Un condut ou il ne faut rien Fist : Agmina milicie Que li cler n’ont mie oblié.62

Le fait que le motet soit désigné comme conduit (condut) montre l’instabilité du lexique musical, à une époque où les genres ne sont encore que des concepts très flous.

Le second témoignage de l’activité de Philippe le Chancelier comme poète est légèrement plus tardif, mais date toujours du XIIIe siècle. Dans ses Cronica de l’année

1247, le franciscain Adam de Salimbene fait le portait d’un moine de son ordre aux multiples talents, un certain Henri de Pise. Clerc et prédicateur, Henri est aussi copiste, enlumineur, notateur, ainsi que compositeur et chanteur63. Salimbene fait ensuite la liste des textes (littera) de Philippe le Chancelier sur lesquels Henri aurait apposé ses propres mélodies :

« Item cantum fecit in illa littera magistri Phylippi cancellarii Parisiensis, scilicet : Homo quam sit pura

michi de te cura.

Et quia, cum esset custos et in conventu Senensi in infirmitorio iaceret infirmus in lecto et notare non posset, vocavit me, fui primus qui, eo cantante, notavi illum cantum. Item in illa alia littera, que est cancellarii similiter, cantum fecit, scilicet : Crux, de te volo conqueri et :Virgo, tibi

respondeo et :Centrum capit circulus et :Quisquis cordis et oculi.

[…] Item in hymnis sancte Marie Magdalene, quos fecit predictus cancellarius Parisiensis, scilicet : Pange lingua Magdalene cum aliis sequentibus hymnis cantum delectabilem fecit » 64

62

Op. cit., vers 169-172, 176-178, p. 96.

63 A

DAM de SALIMBENE, Cronica, éd. Guiseppe SCALIA, CCCM 125, Turnhout, 1999, p. 276 : « Item

sciebat scribere, miniare (quod aliqui illuminare dicunt, pro eo quod ex minio liber illuminatur), notare, cantus pulcherrimos et delectabile invenire, tam modulatos, id est fractos, quam firmos. Sollemnis cantor fuit. »

64

ADAM de SALIMBENE, op. cit., p. 277 sq. Traduction : « Il [Henri de Pise] fit aussi la musique de ce poème de maître Philippe, Chancelier de Paris : Homo quam sit pura, michi de te cura. Et une fois, quand il était garde au couvent de Sienne, et qu’il était couché, malade dans son lit à l’infirmerie, et qu’il ne pouvait pas écrire, il m’appela, et je devins le premier qui nota le chant pendant qu’il chantait. Ainsi, en musique et en paroles, il fit le chant suivant, qui est encore du Chancelier : Crux de te volo

conqueri et Virgo tibi respondeo et Centrum capit circulus et Quisquis cordis et oculi […] De la

même manière, il fit un chant délicieux avec les hymnes que fit le déjà nommé Chancelier parisien, c’est-à-dire Pange lingua Magdalene, et les autres hymnes suivantes ».

Les incipit cités sont bien des textes du Chancelier si l’on en croit les concordances avec d’autres sources musicales. Il s’agit d’un motet, des trois conduits dont deux sous forme de débats et d’une hymne. Salimbene commet pourtant une erreur à propos de Virgo tibi

respondeo qui est en réalité le début de la cinquième strophe de Crux de te volo conqueri, cité juste avant. Cependant, l’erreur ne provient peut-être pas de lui. Le

poème peut avoir été transmis en deux parties distinctes et indépendantes65. De plus, la fin du passage signale une hymne dédiée à Marie Madeleine, dont l’authenticité a été fortement mise en doute66.

Dans ces lignes, Philippe est présenté en qualité de poète. La composition musicale est attribuée au franciscain Henri de Pise. Aucune autre trace d’un franciscain portant ce nom à Pise n’a été trouvée. Pourtant, Salimbene insiste sur le grand talent de cet homme qui fut aussi son maître de musique. Cet homme est-il l’auteur des mélodies qui nous sont parvenues dans les sources de Notre-Dame ? Certainement pas, en raison de l’éloignement géographique et chronologique de ce moine et des sources connues. Rien n’indique si les mélodies que Salimbene a entendues de la bouche de celui qu’il tient pour un bon musicien sont des recompositions de l’invention de Henri ou plus simplement les mélodies originales, composées à Notre-Dame, qu’il ne connaît pas et qu’il croit l'œuvre de son confrère. Il est intéressant de constater que l’écho de ces compositions, qu’il ne s’agisse que des textes ou de l’ensemble, voyage bien au-delà du cercle parisien.

Dans un autre chapitre de sa chronique67, Salimbene rend une nouvelle fois hommage au poète parisien, en citant dans son intégralité le texte du conduit Inter

membra singula. La dispute des membres pour attribuer à l’estomac la responsabilité

des dérèglements du corps est une métaphore de l’équilibre nécessaire des différentes

65 C’est notamment le cas dans un petit manuscrit dominicain (Rome, Santa Sabina, XIV L3) où le

conduit commence au folio 142, interrompu au folio 143 et repris au folio 148 sur la strophe Virgo tibi

respondeo. Voir la présentation de cette collection p. 91

66 Victor S

AXER, « Les hymnes magdaléniennes attribuées à Philippe le Chancelier sont-elles de lui ? »,

Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, LXXXVIII/1 (1976), p. 497-

573.

67

ADAM de SALIMBENE, op. cit., p. 668-671, (année 1250). « De conspiratione menbrorum contra

ventrem. Sic fit quandoque contra prelatum conspiratio subditorum. Quod mediante ratione et cordis consilio facta est pax inter ventrem et membra. Item vitam prelati et subditorum bene describit magister Phylippus cancellarius Parisiensis sub metaphora membrorum corporis dicens : Inter membra singula […] ». (Traduction : « De la conspiration des membres contre le ventre. Ainsi advint,

un jour, la conspiration des sujets contre le prélat. Grâce à l’intervention de la raison et le conseil du cœur, la paix s’est faite entre le ventre et les membres. De même, maître Philippe, chancelier de Paris, décrivait bien la vie des sujets et du prélat, disant sous l’image du corps et des membres : Inter membra

parties de l’Église pour constituer un pouvoir équilibré. La réappropriation de cette image dans un contexte franciscain montre combien ont pu être appréciées et pérennisées les interprétations et métaphores de la société formulées par Philippe le