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La poésie latine morale, l’héritage de Philipe le Chancelier

Les thèmes abordés par la poésie latine dans son ensemble ne sont pas si nombreux. La déploration et la critique de mœurs, principalement celles de l’Église35, y tiennent une grande part, aux côtés des sujets religieux, didactiques, antiques ou amoureux. Il n’est pas le lieu ici de faire le tableau de l’ensemble de la production poétique médiévale qualifiable de « poésie morale ». Il faut cependant bien noter que cette disposition à utiliser les vers pour dénoncer est courante, en plus ou moins grande proportion selon les époques. Au XIIe siècle, les lettres latines qui nous sont parvenues

marquent un apogée de la poésie moralisatrice, tant par le nombre que la qualité des écrits36. Les transformations dans les modalités de l’acquisition et de la diffusion du savoir jouent très certainement un grand rôle dans cette efflorescence littéraire. Les écoles urbaines particulièrement actives donnent à un plus grand nombre de clercs un niveau de culture et une maîtrise de la langue supérieurs à leurs aînés. Ces nouveaux intellectuels utilisent bien souvent leur science pour dénoncer, parodier et inciter à davantage de morale. L’observation des poètes s’exerce principalement sur leur propre milieu, celui des clercs, et en second lieu sur la société des fidèles. Le nombre des textes de sujets moralisateurs et d’auteurs s’adonnant à cette écriture est en nette augmentation

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Études générales : Joseph SZÖVÉRFFY,Secular Latin Lyrics and Minor Poetic Forms of the Middle Ages : a Historical Survey and Literary Repertory, 3 vol., Concord, 1992, Joseph de GHELLINK,

L'essor de la littérature latine au XIIè siècle, 2 vol., Bruxelles-Paris, 1946, Frederic J. E. RABY, A

History of Secular Latin Poetry in the Middle Ages, 2 vol., Oxford, 1934, 2de édition, 1957. Pour la poésie morale, voir Helga SCHÜPPERT, Kirchenkritik in der lateinischen Lyrik des 12. und 13.

Jahrhunderts, Munich, 1972.

36 Helga S

CHÜPPERT, op. cit.; Tuomas M. LEHTONEN,Fortuna, Money and the Sublunar World : Twelfth- Century Ethical Poetics and the Satirical Poetry of the « Carmina Burana », Helsinky, 1995.

au milieu du XIIe siècle, comme si les écoles avaient non seulement donné des outils

linguistiques et rhétoriques, mais aussi façonné un esprit critique et impertinent37. Cette inspiration de type « goliardique »38 est bien le fait de nouveaux clercs qui participent de l’insatisfaction ambiante à l’égard de l’Église et de son autorité. Si la majorité de ces textes sont réprobateurs à l’égard de l’institution existante, le fond de la pensée reste à la valorisation d’un comportement plus moral, en accord avec la spiritualité originelle montrée par le Christ. En ce sens, cette production participe du long et large effort de réforme interne de l’Église que l’on nomme, de manière restrictive, la réforme grégorienne.

Les générations de poètes se succèdent : Hugues Primat et l’Archipoète, puis Pierre de Blois, Alain de Lille, Gautier de Châtillon, pour ne citer que les plus célèbres39. Philippe le Chancelier hérite de cette tradition en produisant lui aussi un très grand nombre de poèmes moralisateurs. Pour les médiévaux, il est très clairement intégré à ce mouvement littéraire : les attributions confondent souvent ses textes avec ceux de Gautier de Châtillon, le manuscrit des Carmina Burana propose une anthologie de textes dont un grand nombre sont des poèmes moraux des auteurs qui viennent d’être cités.

Cependant, les poèmes moraux de Philippe le Chancelier présentent certaines caractéristiques propres. D’abord, le Chancelier n’est pas un poète moralisateur occasionnel. Le thème moral constitue en effet un pôle central dans sa production poétique. L’application de Philippe à s’exprimer en vers sur de tels sujets de manière intensive et presque exclusive marque en partie son originalité. La présence quasi systématique de mélodies sur ces textes le distingue des autres poètes chez qui la mise en musique n’est qu’occasionnelle40. Le fait que le corpus de Philippe le Chancelier soit majoritairement transmis dans des sources exclusivement musicales est un élément significatif. Sa poésie est très certainement lyrique dès sa conception. Cette spécificité

37 Pascale B

OURGAIN, « Le tournant littéraire du milieu du XIIe siècle », Le XIIe siècle, Mutations et renouveau en France dans la première moitié du XIIe siècle, éd. Françoise GASPARRI, Paris, 1994, p. 303-323.

38

Sur ce terme, voir p. 89.

39

Peter DRONKE, Medieval Latin and the Rise of European Love-Lyric, Oxford, 1965 et « Peter of Blois and Poetry at the Court of Henry II », The Medieval Poet and His World, Rome, 1984, p. 281-339. Karl STRECKER, Moralischsatirische Gedichte Walters von Chatillon, aus deutschen, englischen,

französischen und italienischen Handschriften, Heidelberg, 1929.

40 Si l’on s’en tient aux informations fournies par les sources, neuf textes de Gautier de Châtillon se

trouvent dans des manuscrits musicaux (4 conduits monodiques, 3 à deux voix et 2 à trois voix). Huit sont attribués à Pierre de Blois (tous monodiques sauf un). Les attributions proposées par les

musicale invite à réfléchir sur les modalités de la transmission ou de la communication par voie orale de ces compositions. La musique est-elle un moyen d’améliorer la transmission, voire d’accentuer les « effets » de cette poésie ? La « vocalité », pour reprendre le terme de Paul Zumthor41, si particulière à cette poésie mélodique s’inscrit dans un temps et un espace qu’il nous revient de comprendre et de définir afin d’en saisir l’éventuelle efficacité en terme de communication orale. Cette évolution dans les moyens de communication est-elle le reflet de nouvelles préoccupations moralisatrices, sensiblement différentes de celles de ses prédécesseurs ?

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