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Chapitre 3 La base de ressources, les stratégies d’interaction et les réponses initiales

C. Les valeurs, la culture et la motivation

Les valeurs fonctionnent comme des mécanismes de filtrage conscients ou inconscients : en termes cybernétiques elles opèrent comme de véritables comparateurs132. Tant au moment de l’appréciation d’une situation, de la base de ressources, des finalités de l’action que des décisions qui en découlent, elles sous-tendent les stratégies d’interaction et les structures inter et intra-organisationnelles.

La confiance mutuelle constitue l’une de ces valeurs de base :

“On a remarqué, par exemple, que le défaut de confiance mutuelle est l’une des propriétés de nombreuses sociétés économiquement attardées. Les entreprises collectives, quelles qu’elles soient, et non pas seulement celles des pouvoirs publics, deviennent difficiles ou impossibles parce que A peut tromper B, car, même si A veut faire confiance à B, il sait que B ne lui fera probablement pas confiance.” (Kenneth Arrow, 1976, p. 28).

De même la motivation133 (ou le vouloir-faire) et la compréhension, les valeurs politiques fondamentales (Michel Crozier, 1975, p. 43 et 43), telles que le respect

130 Quand un élément naturel se retrouve en dehors du contexte où un acteur s'attend raisonnablement à le trouver, on dit qu'il y contamination : "Pollution : a ressource out of place" (Harvey Lieber, 1971, p.95).

131 Il existe une abondante littérature sur les ressources de l’Amazonie colombienne et nous ne nous attarderons pas sur les aspects les plus spécifiques du patrimoine naturel de la région.

132 Selon Paul Ladrière et Claude Gruson : “La notion de valeur comporte l’idée de “médiation en tiers”, entre évaluation en première personne et en seconde personne. C’est la référence, dans une situation donnée, faite par les protagonistes de l’interaction, à la valeur déjà forgée par une histoire des moeurs propre à une culture. Pour Max Scheler, les valeurs sont comme l’étalon de mesure.” (Ladrière et Gruson, 1992, p. 34).

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Etzioni cite Hirschman (The strategy of economic development, New Haven 1958) : "He points out that development requires both motivation and understanding, qualities which are not necessarily found simultaneously. In third world countries, a decision-making that has low knowledge requirements is

des opinions et de l’intégrité physique et morale d’autrui, le respect des règles et des décisions accordées, constituent autant de valeurs essentielles.

Le défaut d’existence de ce type de valeurs, ou même l’émergence de valeurs contraires, peut paradoxalement conduire à un phénomène particulier : Francisco Thoumi cite la corruption et l’intimidation comme “nouveaux facteurs de production” dans le cas de la Colombie, malade de ses inégalités sociales, des effets du trafic de drogue, de la guérilla et de la violence endémique (Francisco Thoumi, 1992, p. 43).

La relation entre gouvernance et valeurs est une relation de mutuelle interaction : Karl Deutsch indiquait que les valeurs ne changent pas dans les jeux, mais le font fréquemment dans la vie politique (Deutsch, 1966, p. 59). Si les stratégies des acteurs sont guidées par des systèmes de valeurs, comment les acteurs réadaptent-ils leurs valeurs? Le système de valeurs est-il gouvernable, modifiable intentionnellement? (voir les réflexions de Lucien Sfez, 1992, p.140). Les modifications des systèmes de valeurs sont souvent imprévisibles. Jacques Theys avance l’hypothèse d’une relation étroite entre l’évolution des structures technico-économiques et celle des systèmes de valeurs (Theys, 1995, p. 63). Cependant, comme l’ont montré Francisco Varela (1989) et Edgar Morin (1993), les systèmes de valeurs et les systèmes d’idées ont une vie propre, leur propre “auto-organisation”. Quelques fois, c’est le système de gouvernement où les systèmes de génération d’idées (la famille, l’école, l’université, l’unité de production) qui sont “en retard” sur les valeurs générées et admises globalement au sein de la société, quelques fois c’est le contraire (Michel Crozier, 1975, p. 42). Quelques fois c’est la société civile qui est bloquée (Crozier, 1970), quelques fois c’est l’Etat qui est “bloquant” (Crozier, 1995).

Vers une définition universelle de ce qu’est “bien” gouverner? En 1951, un rapport d’experts publié par les Nations Unies signalait qu’une amélioration de l’administration publique dépendait de manière essentielle du respect de certaines valeurs et visions fondamentales134. De même Kenneth Arrow avait attiré l’attention sur les principes éthiques et moraux, institutions fondamentales sur lesquelles se construisent les relations de confiance (élément fondateur du marché) et qui règlent la vie des organisations (Arrow, 1976, p. 28).

Il y vingt ans, Win Crowther et Gilberto Flores analysaient les principales caractéristiques des modèles de gestion et d’administration publique importés en Amérique Latine, qui se révélaient être aussi inadaptés que coûteux. Ils dénonçaient la dépendance établie et le fait que trop peu d’attention ait été

needed.”(Amitai Etzioni, 1968, p. 269). Voir aussi : Marvin Meade, 1971, p. x et Alexander King, et Bertrand Schneider, 1991, p. 231-245.

134 “Permanent improvement of Public Administration can be realized only if based upon certain fundamental values and standards." (United Nations, 1951, p. 9).

donnée aux modèles et tentatives d’innovation organisationnelle propres135. Leur critique des modèles d’administration publique “importés” est relevante pour la discussion de la gouvernance, où des phénomènes semblables peuvent se reproduire.

Si cela est le cas, le problème de la gouvernabilité deviendrait-il un problème culturel (Crozier, 1975)? “Suffirait-il” de “changer” la culture, nos valeurs, pour que le problème de l’ingouvernabilité disparaisse? La vision de ce qui est gouvernable et de ce qui ne l’est pas devient-elle alors totalement relative à la culture de chaque acteur? Ce relativisme empêcherait-il tout débat sur la gouvernance?

Quelles seraient ces valeurs fondamentales sur lesquelles on pourrait (ré)construire la gouvernance dans une situation précise donnée? Comment se construirait l’accord de base? Si l’ensemble des macro - et microprocédures du régime politique de la démocratie parlementaire constitue l’une des formes pour construire et reconstruire cet accord, comment interagir avec ceux qui ne l’acceptent pas? Quel rôle fondamental jouent alors les Constitutions dans les débats sur la gouvernance (Bob Jessop, 1990)? Comment reconstruire une situation de gouvernance légitime quand les gouvernements ne disposent pas de légitimité suffisante ni sur la base du suffrage, ni par leur forme de gouverner, ni par le contenu de leurs projets de gouvernement136?

Paradoxalement le problème de la capacité de gouverner se pose avec plus de force dans les démocraties parlementaires (Georges Graham, 1960). C’est sous ce régime que le respect du partage des pouvoirs (à l’intérieur de l’Etat, entre gouvernement et Etat, entre l’Etat et la société civile), c’est à dire la relativité de l’autonomie des acteurs (Carlos Matus, 1985, 1987a, 1987b et Bob Jessop, 1990), est érigé en règle de jeu “officielle” à la base de l’organisation de la société. Le problème de la capacité de pilotage se pose plus spécifiquement dans des

135 "If technological dependence is defined as the reliance on standards of performance which are purported to be relevant universally and the continual importation of techniques and concepts designated as necessary or useful by these standards, the history of the field of public administration in the twentieth century is an example of technological dependence. This is especially the case of public administration in Latin America." Win Crowther et Gilberto Flores (1970, p.1). "In adopting imported administrative concepts, the Latin Americans have created : new control systems without the necessary information (as has succeeded in many cases where the merit system has been incorporated); new information systems unrelated to the decision-making process (as has happened in many case of new budgetary systems); or new information and control systems without an adequate conceptualism of the informal or organizational structures (as has taken place with new accounting systems)." (Crowther et Flores, 1970, p. 20). "Latin Americans have been overly captivated by foreign organizational methods, by foreign advice and imported plans. They have tended to depreciate the value of analyzing their own large amount of unstudied experience in testing varieties of strategies of change." (Crowther et Flores, 1970, p. 31).

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“Before asking ourselves how efficient is public administration, one might better perhaps inquire, what is government? Whose government is it?" The problem of legitimatization is, for the most part, unresolved." (Frank Tannenbaum, 1965, p. 33-35).

situations ou cette autonomie relative est sérieusement et constamment mise en question par d’autres acteurs.

Selon Samuel Huntington (faisant référence aux cas des Etats-Unis), les menaces sur la gouvernance ne viennent pas tant de forces extrêmes de gauche ou de droite mais proviennent de la dynamique interne du système même dans un contexte de société (civile) fortement mobilisée et éduquée (Huntington, 1975, p. 115). Amitai Etzioni avait analysé ainsi la vigueur de cette société civile émergeante aux Etats Unis (mouvements de “désobéissance civile”, mouvements d’étudiants, voir Etzioni, 1968, p. 431137). Cette société civile est “active” parce qu’elle est capable, en sus de détruire ou de protester, de construire des systèmes de valeurs et des modes d’organisation complexes et alternatifs.

Il convient de préciser que dans les démocraties parlementaires où prévalent les mécanismes propres à l’économie de marché, le passage de l’intervention directe de l’Etat (modèle de régulation cybernétique de type “mécanique”) à la régulation indirecte par l’information et la négociation (régulation cybernétique avancée caractéristique des systèmes auto-organisés), exerce une demande supplémentaire de capacité globale de pilotage, aussi bien de la part de l’Etat que de la part de la société civile.

Dans le cas de l’Amazonie Colombienne, il existe non seulement une société civile très active mais encore une société qui n’est pas “civile”, en ce sens qu’elle se trouve simplement en dehors de la sphère de l’Etat, et qu’elle ne reconnaît pas le statut d’Etat “de droit” puisqu’elle en questionne la légitimité. Est-il possible de concevoir une stratégie de reconstruction de la gouvernance en marge d’un Etat qui n’est pas reconnu comme étant “de Droit”? Comment une telle stratégie peut-elle justement contribuer à la reconstitution d’un Etat de Droit?

Comment alors, en reprenant notre discussion sur le sens, interpréter la directivité du pilotage : gouverner pour faire quoi? Le “chaos” est-il le territoire de la gauche (Jean-Luc Mélenchon, 1991) ou devient-il le territoire potentiel de tous les extrémismes (néofascistes dans l’ex-URSS, groupes militaristes de gauche et de droite en Amazonie Colombienne)? Comment reconstruire une situation de gouvernance acceptable?

Augmenter la gouvernabilité d’une organisation, augmenter la gouvernabilité du système dans laquelle elle opère n’augure rien sur la direction que cette organisation choisira138 : cette interrogation lancinante sur le sens et sur les

137 Voir aussi Schick qui analyse la capacité de l’Etat face à l’apparition des nouvelles formes de participation politique et culturelle : Woodstock, New Left (Allen Schick, 1971, p.231); sur le même thème : Fals Borda, 1965, 1978, 1984, 1987 et Crozier, 1963, 1970, 1975).

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“(They) are less concerned with the "content" of the programs than with the "process" of administration. Hence questions involving social change, whether or not demands are met successfully or induced, are beyond their province. "Improved" administration assumed to be "successful" administration." (Warren

valeurs essentielles se pose à tous ceux qui abordent le problème de la gouvernance (Beer, 1975, p. 428; Checkland, 1984, p. 102; Ulrich, 1984, p. 90; Matus, 1987a) 139.

Ces valeurs essentielles sont liées, reproduites et retransmises par la culture et l’ensemble des supports matériels et des moyens de transmission du patrimoine culturel140. La transmission ou la génération de valeurs dépend de la possibilité de les mettre en application. Le patrimoine culturel constitue certainement une donnée fondamentale (René Passet, 1979, p. 140), mais cette donnée est difficilement isolable des autres éléments du terroir de la gouvernance.

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