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Les jeux de pouvoir comme générateurs d’incertitude et de conflit : l’émergence de la complexité

Chapitre 3 La base de ressources, les stratégies d’interaction et les réponses initiales

A. Les jeux de pouvoir comme générateurs d’incertitude et de conflit : l’émergence de la complexité

L’exercice du pouvoir par les différents acteurs contribue à l’incertitude. La capacité d’exercer le pouvoir dépend de la capacité de préserver ces “zones

entend par "puissance". En effet, qu'est-ce qui s'échange à travers une relation de pouvoir? Ce ne sont pas tant les forces ou la puissance des différentes parties prenantes que leurs possibilités d'action. Car A ne s'engage pas dans une relation de pouvoir avec B dans le seul but de mesurer ses forces avec lui. Il a un objectif plus précis : obtenir de B un comportement dont dépend sa propre capacité d'action. Autrement dit, par son seul comportement, B contrôle en quelque sorte la possibilité de A d'atteindre ses objectifs. Et plus B sera capable de marchander sa volonté d'accomplir l'acte que A lui demande, c'est-à-dire plus les ressources à la disposition de B lui permettront de garder son comportement imprévisible pour A, plus le rapport de force qui prévaudra lui sera favorable, et plus son pouvoir sur A sera grand dans cette relation précise. Le pouvoir réside dans la marge de liberté dont dispose chacun des partenaires engagés dans une relations de pouvoir, c'est-à-dire dans sa possibilité plus ou moins grande de refuser ce que l'autre lui demande. Et la force, la richesse, le prestige, l'autorité, bref, les ressources que possèdent les uns et les autres n'interviennent que dans la mesure où ils leur fournissent une liberté d'action plus grande." (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, p. 69).

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Crozier et Friedberg : "Analyser une relation de pouvoir exige toujours la réponse à deux séries de questions. Premièrement, quelles sont les ressources dont chaque partenaire dispose, c'est-à-dire quels sont les atouts qui, dans une situation donnée, lui permettent d'élargir sa marge de liberté? Deuxièmement, quels sont les critères qui définissent la pertinence de ces ressources et leur caractère plus ou moins mobilisable, c'est-à-dire quel est l'enjeu de la relation et quelles sont les contraintes structurelles dans lesquelles elle s'inscrit? (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, p. 73).

d’incertitude” (Crozier et Friedberg149. Tous les acteurs n’ont pas la même capacité de générer l’incertitude, et c’est ce qui contribue à l’asymétrie des relations de pouvoir.

“Or l’incertitude en général ou des incertitudes spécifiques, comme nous le verrons, constituent la ressource fondamentale dans toute négociation. S’il y a incertitude, les acteurs capables de la contrôler l’utiliseront dans leurs tractations avec ceux qui en dépendent. Car ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs : les rapports des acteurs, individuels ou collectifs, entre eux et au problème qui les concerne, s’inscrivent donc dans un champ inégalitaire, structuré par des relations de pouvoir et de dépendance. En effet, les acteurs sont inégaux devant les incertitudes pertinentes du problème.” (Michel Crozier et Erhard Friedberg, 1977, p. 23-24).

Mais l’asymétrie des positions, n’implique pas que la relation de pouvoir soit unilatérale :

“C’est un rapport de force, dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais où, également, l’un n’est jamais totalement démuni face à l’autre.” (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, p. 69).

C’est pourquoi la capacité de préserver et générer l’incertitude s’exerce non seulement entre organisations, mais aussi à leur intérieur : chaque acteur, chaque niveau d’organisation est capable d’altérer et de contrer les tentatives d’exercice du pouvoir à son encontre (Deutsch, 1966; Beer, 1982), en mettant en oeuvre ses propres stratégies150 en réduisant au maximum la prévisibilité de son action151, et en essayant de rendre plus prévisible le comportement des autres acteurs.

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"Le pouvoir d'un individu ou d'un groupe, bref, d'un acteur social, est bien ainsi fonction de l'ampleur de la zone d'incertitude que l'imprévisibilité de son propre comportement lui permet de contrôler face à ses partenaires. Mais - nous l'avons déjà fait comprendre - pas n'importe quelle zone d'incertitude : encore faut-il que celle-ci soit pertinente par rapport au problème à traiter et par rapport aux intérêts des partis en présence, que ce soit en somme une zone d'incertitude dont l'existence et la maîtrise conditionnent la capacité d'action des uns et des autres. Et la stratégie des de chacun des partenaires/adversaires s'orientera donc tout naturellement vers la manipulation de la prévisibilité de son propre comportement et de celui d'autrui, soit directement, soit indirectement en modifiant en sa faveur les conditions structurelle et les "règles" qui régissent ses interactions avec autrui. En d'autres termes, il s'agira pour lui d'élargir autant que possible sa propre marge de liberté et d'arbitraire pour garder aussi ouvert que possible l'éventail de ses comportements potentiels, tout en essayant de restreindre celui de son partenaire/adversaire, et de l'enfermer dans des contraintes telles que son comportement devienne parfaitement connu d'avance."(NdA : Crozier et Friedberg informent qu'ils s'inspirent de l’ouvrage de T.C. Schelling : The Strategy of Conflict, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1960) (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, 72).

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“Note 23 : Des praticiens des organisations pour peu qu'ils veuillent bien regarder la réalité en face -pourraient à cet égard tranquilliser bon nombre de chercheurs et intellectuels toujours tentés d'attribuer aux grandes organisations un pouvoir conditionnant qu'elles n'ont guère en réalité). Les acteurs individuels ou collectifs qui les composent ne peuvent jamais être réduits à des fonctions abstraites et désincarnées. Ce sont des acteurs à part entière qui, à l'intérieur des contraintes souvent très lourdes que leur impose "le système", disposent d'une marge de liberté qu'ils utilisent de façon stratégique dans leurs

“Dans le jeu de relations de pouvoir, en effet, être en mesure de s’écarter des attentes et normes associées à son “rôle” est un atout et une source de pouvoir “ouvrant” la possibilité de marchandage. A l’inverse, être enfermé dans son “rôle” constitue une évidente infériorité pour l’acteur qui, devenu parfaitement prévisible, n’a plus rien à marchander.” (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, 98).

C’est cette recherche continuelle de marges de manoeuvre pour préserver l’action, à l’intérieur et entre les organisations, qui contribue à la complexité :

“Dans la mesure où le seul moyen que j’ai pour éviter que l’autre me traite comme un moyen, comme une simple chose, c’est de rendre mon comportement imprévisible, c’est-à-dire d’exercer du pouvoir. Cela veut dire qu’il n’y a pas de formule univoque et claire pour décrire le comportement humain : celui-ci est toujours contradictoire. S’il est vrai, par exemple, que chaque acteur cherche à “réduire la complexité” que présente le comportement des autres, il veillera en même temps à augmenter la complexité que son comportement représente pour les autres.” (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, p.105 note 27)152.

interactions avec les autres. La persistance de cette liberté défait les réglages les plus savants, faisant du pouvoir en tant que médiation commune de stratégies divergentes le mécanisme central et inéluctable de régulation de l'ensemble. Mais le pouvoir dont il est question ici ne saurait être assimilé à celui que détiendrait une autorité établie. Le pouvoir n'est pas le simple reflet et produit d'une structure d'autorité, qu'elle soit organisationnelle ou sociale, pas plus qu'un attribut, une propriété dont on pourrait s'approprier les moyens comme autrefois on croyait s'approprier les moyens de production par la nationalisation. Il n'est au fond rien d'autre que le résultat toujours contingent de la mobilisation par les acteurs des sources d'incertitude pertinentes qu'ils contrôlent dans une structure de jeu donné, pour leurs relations et tractations avec les autre participants à ce jeu. C'est donc une relation qui, en tant que médiation spécifique et autonomie des objectifs divergents des acteurs, est toujours liée à une structure de ce jeu : cette structure en effet définit la pertinence des sources d'incertitudes "naturelles" et "artificielles" que ceux-ci peuvent contrôler." (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, p. 29).

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"Car le pouvoir constitue un mécanisme quotidien de notre existence sociale que nous utilisons sans cesse dans nos rapports avec nos amis, nos collègues, notre famille, etc. L'homme n'exploite pas les sources d'incertitudes à sa disposition parce qu'il serait "mauvais", ou parce qu'il serait corrompu par une société ou un système pervers. Ses relations aux autres sont toujours des relations de pouvoir dans la mesure même où il existe, c'est-à-dire demeure un acteur relativement autonome, au lieu d'être un simple moyen. Et il ne peut le rester qu'en utilisant son autonomie, c'est-à-dire sa capacité à marchander sa "bonne volonté", son comportement et face aux autres.

On ne peut éviter le problème. L'action et l'intervention de l'homme sur l'homme, c'est-à-dire le pouvoir et sa face "honteuse", la manipulation et le chantage, sont consubstantiels à toute entreprise collective, précisément parce qu'il n'y a pas déterminisme structurel et social, et parce qu'il ne peut jamais y avoir conditionnement total. Et son existence pose des problèmes spécifiques qu'il faut et qu'il faudra toujours -résoudre. (...) Or supprimer le pouvoir ne signifie rien d'autre en fin de compte que supprimer la possibilité, mais aussi le droit, des acteurs de faire autre chose que ce qui est attendu d'eux, bref, supprimer leur autonomie pour les réduire à l'état de machines." (Michel Crozier et Erhard Friedberg, 1977, p. 32).

152 “C’est à dire que la communication totale est impossible. Entrer en relation avec l’autre, le rechercher et s’ouvrir à lui, c’est en même temps se cacher, se protéger contre ses empiétements, s’opposer à lui. Bref, toute relation à l’autre est stratégique et comporte une composante de pouvoir, si refoulée ou sublimée soit-elle.” (Michel Crozier, Erhard Friedberg, 1977, p. 212).

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