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Valeurs, ancrage philosophique et thématique des écrits de Robert Élie

C. Engagement du créateur

2. Valeurs, ancrage philosophique et thématique des écrits de Robert Élie

Introduction

Les idées des réformateurs chrétiens des années 1930 rejoignent Élie et le groupe de

La Relève dans un milieu fortement marqué idéologiquement. Lorsqu’ils fondent la revue,

ils viennent de terminer leur cours classique au collège Sainte-Marie. La formation y est morale autant qu’intellectuelle, c’est-à-dire qu’elle vise l’« acquisition des vertus chrétiennes1 ». La modernisation que connaissent les programmes de Sainte-Marie pendant les années où Élie fréquente le collège ne change pas les fondements philosophiques de la formation : il s’agit que les finissants « sachent où est le bien et qu’ils le trouvent2 », une formule qui montre bien l’équilibre recherché entre l’exercice du jugement et l’acquisition de préceptes. Dans le domaine littéraire, entre l’enseignement préconisé au XIXe siècle, axé sur l’imitation de modèles littéraires au service de valeurs morales, et l’introduction de nouvelles méthodes par lesquelles l’élève apprend à comprendre comment sont construits les textes littéraires, le passage se fait, selon Jean Cinq-Mars, vers 19303. Les archives n’ayant pas conservé les devoirs d’élèves de Sainte-

1 Consigne aux enseignants de 1914, citée par J. Cinq-Mars, Histoire du collège Sainte-

Marie de Montréal (1848-1969), 1998, 156.

2 Allocution du père Paul Fontaine, mai 1934, citée dans ibid., 159. À partir de 1930, l’enseignement connaît une certaine libéralisation au collège Sainte-Marie, afin de le rendre « plus pratique, plus attrayant et moins livresque » (ibid., 158-159).

3 Ibid., 163-166. Un tel passage a été auparavant mis en évidence par M. Roy (« Les pratiques littéraires des étudiants du cours classique », Études littéraires, 1981, 449).

Marie pour cette période4, il est impossible de savoir où en sont ces changements au moment où Élie et son groupe font leurs classes. Au demeurant, cette mutation de la didactique littéraire n’évacue pas la morale de l’enseignement des lettres5. Si Sainte- Marie fut, aux dires de Robert Élie et de ses contemporains, l’un des collèges où l’éducation littéraire était la plus libérale6, le cours classique par définition valorise par- dessus tout la culture classique7 et tend à inculquer des valeurs et des normes autant morales que littéraires.

Par ailleurs, le discours dominant, dans leur milieu, est celui du nationalisme groulxien, qui imprègne les idées de plusieurs penseurs contemporains idéologiquement ou concrètement proches de La Relève, comme François Hertel8 ou André Laurendeau9.

4 J. Cinq-Mars, Histoire du collège Sainte-Marie […], 166.

5 M. Roy montre par une analyse détaillée de travaux d’étudiants (parmi lesquels, cependant, ne figurent pas les travaux d’étudiants de Sainte-Marie) que cet important passage d’une didactique rhétorique à une didactique fondée sur l’analyse, incarné par l’introduction de la dissertation comme exercice scolaire, est loin de correspondre à la disparition du caractère normatif et idéologique de l’enseignement (« Les pratiques littéraires des étudiants du cours classique », 449-462 ; voir aussi J. Melançon, C. Moisan et M. Roy, Le discours d’une didactique : la formation littéraire dans l’enseignement

collégial au Québec, 1852-1967, 1988, 61-62).

6 La rigueur du cursus régulier et l’ouverture de certains professeurs est évoquée à partir de témoignages d’anciens élèves de Sainte-Marie et d’articles de la revue de classe Nous, à laquelle ont collaboré plusieurs futurs membres de l’équipe de La Relève, dans S. Gauthier, « Trois petites revues des années 1930. Opinions, Nous et Vivre », dans Le

rébus des revues. Petites revues et vie littéraire au Québec, 1998, 35-41. Élie rappelle

l’ouverture aux œuvres littéraires contemporaines dans H. Poulin-Mignault, « Entrevue avec Robert Élie à Ottawa, le jeudi 8 janvier 1968 au sujet de La Relève » (voir infra, note 278 du chap. 2).

7 À propos du cours classique, K. Cellard écrit : « Ce type d’enseignement, nourri de valeurs culturelles et spirituelles qui se veulent universelles et atemporelles, privilégiera longtemps la littérature gréco-latine, à l’exception notable des classiques français dont la production imite et perpétue elle-même l’idéal antique » (Leçons de littérature. Un siècle

de manuels scolaires au Québec, 2011, 36-37). Ce « classico-centrisme » est aussi relevé

par J. Melançon, C. Moisan et M. Roy (Le discours d’une didactique […], 271) et C. Pomeyrols, Les intellectuels québécois : formation et engagements (1919-1939), 1996, 77-79.

8 M. Martin-Hubbard, « François Hertel, champion du nationalisme groulxien dans les années 1930 et 1940 », Bulletin d’histoire politique, automne 2007, 271-285.

9 Y. Lamonde montre comment Laurendeau modifie et module son admiration pour Groulx et son adhésion au nationalisme durant son séjour en France de 1935-1937

Comment la lecture des réformateurs conduira-t-elle Élie à se positionner par rapport à ces discours dominants ? Comment son esthétique, tout en se modelant sur celle de ces maîtres européens, va-t-elle s’ancrer dans la réalité québécoise et se présenter comme une réponse à des problèmes locaux ? Nous offrons ici des pistes de réponse à ces questions, même si les textes qui nous informeraient sur le rapport entretenu par Élie avec les penseurs québécois contemporains sont rares. Comment, enfin, l’esthétique maritainienne est-elle reprise et combinée avec des éléments d’une esthétique plus classique, et à quelles prises de positions esthétiques cela donne-t-il lieu ?

Ces questions ne peuvent trouver réponse dans les seuls textes publiés. Ceux-ci peuvent être divisés en deux groupes : d’un côté se trouvent les essais de réflexion dite politique, dans lesquels Élie pose les jalons de son interprétation du monde ou s’intéresse à des questions politiques contemporaines telles que le communisme, le fascisme et le libéralisme, la guerre d’Espagne puis la Seconde Guerre mondiale imminente, ou encore la société canadienne-française10. De l’autre côté, apparaissent les écrits critiques où la réflexion, suivant ou approfondissant les mêmes lignes thématiques, s’applique à des œuvres particulières11. Durant la première année (1935), la collaboration d’Élie à La

Relève prend presque exclusivement la forme d’écrits « politiques », avec des incursions

du côté de l’esthétique12, mais aucune critique, contrairement à Robert Charbonneau qui

(« André Laurendeau en Europe (1935-1937) : la recherche d’un nouvel ordre », Les

cahiers des Dix, 2007, 215-251).

10 On compte parmi ces textes « Le sens poétique » (R, mars 1935, Œ, 10-11), « Communion » (R, octobre 1935, Œ, 12-15), « L’art dans la cité » (R, novembre 1935,

Œ, 16-18), « De l’esprit bourgeois » (R, décembre 1935, Œ, 18-20), « Rupture » (R,

février 1936, Œ, 23-26), « Espérance pour les vivants » (R, janvier-février 1937, Œ, 34- 38), « Acte de présence » (R, novembre-décembre 1938, Œ, 56-57).

11 Mentionnons par exemple « Notes sur la danse, Kurt Jooss » (R, mars 1936, Œ, 26-28), « Everyman » (R, avril 1936, Œ, 28-30), « Rimbaud de Daniel-Rops » (R, décembre 1936, Œ, 31-34), « Disques de chant grégorien » (R, janvier-février 1937, Œ, 38-39), « Deux œuvres de Claudel » (R, mars 1938, Œ, 49-50).

12 Deux essais portent sur l’art dans ses rapports avec la société. Le propos sur « le monde » et la réflexion sur l’art ou la littérature s’y entremêlent (« Le sens poétique »,

écrit dès les premiers numéros sur Ibsen, Mauriac, Dostoïevski13. Les années suivantes, textes politiques et critiques se succèdent, et ce n’est que vers 1939 que la vocation de critique d’Élie se voit confirmée par la disparition presque complète de ses réflexions sur la cité. Le corpus de critiques s’étend alors au-delà de La Relève et La Nouvelle Relève, car Élie donnera des critiques littéraires ou artistiques à divers journaux et revues.

Les textes inédits proviennent pour la grande majorité des cahiers de notes de l’écrivain, conservés intégralement pour la période allant de 1935 à 1940, puis moins régulièrement pour les années 1941 à 195014. Ils permettent, en ce qui a trait à la réflexion « politique » ou à l’ancrage philosophique général de la pensée d’Élie, de préciser la façon dont il fait dialoguer l’héritage des réformateurs avec la réalité et avec le discours québécois, pratiquement absents des textes publiés. En outre, ils contiennent des réflexions et des notes de lecture permettant de mettre en relief certaines préoccupations que les textes publiés auront laissés informulées, et qui se révéleront utiles à une bonne compréhension de son esthétique. Ce chapitre progressera jusqu’à l’exposition des grandes lignes de celle-ci, préparant l’analyse des rencontres avec les œuvres, que nous proposons au chapitre suivant.

2.1. Une antimodernité affirmée