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Unité du matériel et du spirituel dans l’homme : personnalisme

Loin du relativisme qui s’est imposé depuis, et qui voit en l’homme un être variable à l’infini ou encore défini par les circonstances, les auteurs auxquels nous nous intéressons partagent la conviction qu’il existe une, et une seule, « nature humaine » que l’on doit chercher à connaître et à comprendre, et ce, afin de parvenir à l’honorer. À défaut de quoi, on méprise et on trahit cette nature, ainsi que le fait le monde moderne179. Dans sa définition la plus générale, cette nature humaine tend à l’unité entre ses deux éléments constitutifs, la chair et l’esprit180.

Pour nos penseurs qui sont tous, indépendamment de leur confession, des croyants convaincus, l’élément spirituel de l’homme renvoie à une spiritualité qui le transcende, à un absolu ou à un dieu. Il s’agit pour eux d’un élément essentiel et nécessaire de la nature humaine ; quiconque le nie verra revenir l’absolu sous d’autres formes, telles que la glorification de l’individu, de la race ou de la nation181. Acquérir de l’autonomie en cessant de se concevoir comme étant ordonné à « des forces extérieures à lui » revient, pour Daniel-Rops, non pas à un affranchissement, mais à une perte182 pour l’homme. Pour l’essayiste, embrasser cette subordination n’est pas manquer de confiance en l’homme, mais bien faire preuve de lucidité quant à la véritable nature humaine : « Penser que notre sort ne dépend pas de nous seuls […] paraît à beaucoup un intolérable outrage à

178 G. Lurol, Emmanuel Mounier. Le lieu de la personne, 33 (nous soulignons).

179 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 34. Dans un prospectus de février 1932 annonçant la parution prochaine d’Esprit, E. Mounier écrit : « Notre tâche capitale est de retrouver

la vraie notion de l’homme » (nous soulignons. Cité par G. Lurol, Emmanuel Mounier. Le lieu de la personne, 34).

180 Daniel-Rops, Éléments de notre destin, 73. 181 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 52. 182 Ibid., 137 et 227.

la dignité humaine. […] Mais ce que je veux, c’est l’homme entier, l’homme réel, fait de boue et d’âme, concret, vivant […]183 ».

Si l’on peut parler ici de personnalisme, c’est que la notion de personne tente de cerner cette vraie nature humaine, cette unité que constitue chaque être humain – au sens d’être unique et d’entité unificatrice de la matière et de l’esprit. Daniel-Rops définit la personne comme « un être d’âme et de chair, qui doit s’affirmer dans l’accomplissement spirituel de sa destinée et qui crée, par chaque acte, sa figure éternelle184 ». Par-delà la déclaration de cette double nature, cette définition – probablement la plus brève que l’on puisse trouver chez tous les auteurs – annonce plusieurs éléments qui seront expliqués dans cette section. Par l’idée d’affirmation de soi, elle ouvre à la subjectivité ; lorsqu’on la juxtapose, comme le fait Daniel-Rops, à la notion de destinée, cette affirmation signale une conception particulière de la liberté, liberté encadrée et limitée ; l’accent est mis, par ailleurs, sur le spirituel comme fin de la vie humaine ; la définition intègre, enfin, l’aspect fondamentalement créateur et « agissant » de la nature humaine.

Les définitions de la personne que nous citerons sont nombreuses ; elles se recoupent tout en éclairant divers aspects de la notion. Pour être fidèle à la pensée de ces auteurs, il faut éviter de chercher une définition arrêtée qui trahirait une trop grande volonté de plier la pensée à un système, au rationalisme et à l’esprit d’analyse. Mounier prend bien soin de souligner que la notion de personne ne peut être cernée de manière définitive.

Tout se passe […] comme si ma Personne était un centre invisible où tout se rattache ; […] elle se manifeste par des signes comme un hôte secret des moindres gestes de ma vie, mais ne peut tomber directement sous le regard de ma conscience. Celui qui ne sait voir que les choses visibles n’obtiendra donc jamais de nous que nous la lui fassions toucher, même pas avec des mots […].

183 Ibid., 225. Sur dieu comme présupposé à l’idée de personne, N. Berdiaeff écrit : « La personnalité n’existe que dans le cas où Dieu est, et le divin » (Un nouveau Moyen Âge, 114). Pour Maritain, la « nature humaine [est] l’exigence d’exister divinement » (Humanisme intégral, 544).

184 Daniel-Rops, Éléments de notre destin, 69-70. Mounier insiste aussi sur cet important élément de définition de la personne, qui « est invisiblement [sic] chair et esprit » (« Révolution personnaliste », 180).

Elle s’annoncera aux autres comme le résidu vivant de toutes leurs analyses et se révélera à eux dans l’attention de leur vie intérieure185.

La personne entre l’individualisme et le collectivisme

La personne est le symbole par excellence de cette troisième voie qu’explorent les réformateurs chrétiens des années 1930. La notion est sollicitée dans les années 1930 afin de servir de réponse à des réalités contemporaines qui compromettent son épanouissement : « l’individualisme [et] les tyrannies collectives » sont « [d]eux maladies qui […] attaquent en permanence [la personne]186 ».

On s’étonnera peut-être de lire que la notion de personne apparaît comme une réponse au collectivisme. Or, la réflexion sur la personne s’intéresse à la communauté comme à « une réalité, donc une valeur, […] aussi fondamentale que la personne187 ». Unies en une communauté dont l’objectif premier est l’épanouissement et la dignité des personnes qui la composent, ces dernières sortent de l’isolement, tout en évitant les pièges des collectivismes de par cette fin « personnelle » assignée à la communauté188. La façon de concevoir la communauté dans ses rapports avec la personne renvoie à des conceptions du politique sollicitées indirectement dans le discours sur l’art. Dans le discours esthétique, la communauté désigne la rencontre suscitée par l’œuvre entre deux personnes, soit l’artiste et son public.

185 E. Mounier, « Révolution personnaliste », 177-178, voir aussi ibid., 182. G. Lurol voit ici une différence fondamentale entre la conception de la personne chez Maritain et Mounier : à cette personne de Mounier, dont la définition est toujours ouverte, répond chez Maritain la personne comme « un déjà-là défini » (Emmanuel Mounier. Le lieu de la

personne, 65-66). Mais rappelons que ces distinctions ne semblent pas avoir occupé Élie.

186 E. Mounier, « Révolution personnaliste », 179. 187 E. Mounier, « Révolution personnaliste », 175.

188 Ibid., 175-176. Pour Maritain, le paradoxe concernant la primauté de la personne ou de la communauté – que l’on pourrait formuler ainsi : qui, de la personne ou de la communauté, a la primauté ? – est résolu lorsqu’on admet que le « principe dynamique de la vie commune » est précisément « l’idée […] de la dignité de la personne humaine et de sa vocation spirituelle, et de l’amour fraternel qui lui est dû » (Humanisme intégral, 519- 522). D. de Rougemont voit aussi la personne et la communauté comme inséparables : dans les pages qu’il consacre à la définition de la personne, il se concentre sur « les suites communautaires de la personne » (Penser avec les mains, 234).

D’autre part, la personne est distinguée formellement de l’individu, figure essentielle du libéralisme. Tantôt « individu » est synonyme de « citoyen » et compris comme l’« abstraction juridique » établie par la Déclaration des droits189, tantôt il désigne un être refermé sur lui-même, sur sa raison ou sur ses sensations par son refus de la transcendance190, et tantôt il qualifie chacune des représentations de soi construites par un être humain pour mieux fuir son être réel191. Toutes les descriptions de l’individu sont accompagnées d’images de l’enfermement ou de la séparation : confinement dans une seule des deux dimensions de la personne ou séparation de celles-ci. Il est question de « limitation » chez Daniel-Rops, de « diffusion » et de « dispersion » chez Mounier, qui conclura, au mépris de l’étymologie la plus élémentaire : « l’individu, c’est, tout court, la dissolution de la personne192 ». La personne y répond, unifiante et incarnée, car, peut-on comprendre, il n’y a pas de vrai individu sans la personne qui la fait vivre.

La personne incarnée

L’image centrale de la synthèse recherchée par les réformateurs chrétiens des années 1930 est, en ce qui concerne la conception de l’homme, celle de l’incarnation ; elle sera transposée à tous les domaines. Premier dogme et premier mystère du christianisme, l’incarnation de dieu dans le Christ, esprit et chair réunis pour sauver l’humanité193, voilà l’icône dont on peut dire qu’elle structure toute leur vision194. Malgré

189 E. Mounier, « Révolution personnaliste », 177-179.

190 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 55-56 et 142 ; E. Mounier décrit l’individualisme comme « la métaphysique de la solitude intégrale » (« Refaire la Renaissance », 158- 159). Sur l’opposition entre individu et personne voir aussi N. Berdiaeff, Un nouveau

Moyen Âge, 37-38 et 112-114 et J. Maritain, Trois Réformateurs, 451-452.

191 « Mon individu, c’est cette image imprécise et changeante que donnent par surimpression les différents personnages entre lesquels je flotte, dans lesquels je me distrais et me fuis » (E. Mounier, « Révolution personnaliste », 176).

192 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 143 ; E. Mounier, « Révolution personnaliste », 176-177.

193 Jésus à la fois « vrai Dieu et vrai Homme », voilà ce que la théologie elle-même nomme « “le paradoxe des paradoxes” », selon J. Lyon, Les 50 mots-clés de la théologie

moderne, 1970, 61.

194 Parlant de la nécessaire incarnation de la pensée, dont la séparation d’avec l’action constitue pour lui la ruine du monde bourgeois, D. de Rougemont évoque ce modèle

toutes les méfiances vis-à-vis du matérialisme et toutes les critiques adressées au monde moderne sous ce rapport, affirmer l’incarnation de la personne est une reconnaissance de la valeur de la matière et une assurance contre un spiritualisme excessif. « Ma personne est incarnée. Elle ne peut donc jamais se débarrasser entièrement, dans les conditions où elle est placée, des servitudes de la matière195 », écrit Mounier.

Chez Maritain, l’humanisme intégral est aussi appelé « humanisme de l’Incarnation196 ». Pour saisir le sens ici donné à l’incarnation, revenons au modèle christique : Jésus, être humain né et vivant ici-bas, est aussi porteur de l’harmonie, de la perfection, de « cette nature divine qu’il a en commun avec le Père et l’Esprit197 ». En ce sens il incarne les valeurs parfaites et la spiritualité divine, c’est-à-dire qu’il les fait descendre sur terre et leur donne réalité. Maritain invoque l’héritage du Christ pour enjoindre à chaque être humain, fut-il laïc, de suivre son exemple au lieu de déléguer le domaine religieux aux clercs :

L’Évangile a profondément changé [la distinction entre le sacré et le profane] en intériorisant dans le cœur de l’homme […] la vie morale et la vie de sainteté. […] Dès lors le profane ne s’oppose plus au sacré comme l’impur au pur, […] [e]t l’homme engagé dans cet ordre profane ou temporel d’activités peut et doit […] tendre à la sainteté198.

Paradoxalement, c’est en accentuant la différentiation entre le spirituel et le temporel que Maritain accentue aussi l’exigence spirituelle envers le chrétien dans sa vie

temporelle. Le temporel et le spirituel sont déclarés indépendants de façon nette à partir

de la parution de Primauté du spirituel en 1927199. Ces deux pôles de la vie humaine sont christique : « Et la pensée même de Dieu ne s’est point soustraite à cette loi […]. C’est en s’y soumettant qu’elle se révèle à l’homme, lorsqu’elle s’incarne dans le Fils pour agoniser sur la Croix, qui est le signe de la condition humaine déchirée entre le temps et l’éternité » (Penser avec les mains, 243).

195 E. Mounier, « Révolution personnaliste », 178. 196 J. Maritain, Humanisme intégral, 376 et 563.

197 J. Lyon, Les 50 mots-clés de la théologie moderne, 61. 198 J. Maritain, Humanisme intégral, 432.

199 Le volume paraît un an après la condamnation papale de L’Action française de Paris et cherche à éloigner les catholiques du « politique d’abord » de Charles Maurras et de sa revue ; il s’agit aussi, comme voudra le faire plus tard Mounier (« Refaire la Renaissance », 141), de désolidariser la religion de la politique partisane quelle qu’elle soit. Sur cette période et ces débats chez Maritain, voir J.-L. Barré, Jacques et Raïssa

loin cependant d’être séparés. Maritain cherche à redéfinir la place qu’occupe le monde temporel dans l’univers du chrétien : le temporel n’est pas « purement et simplement [sous] le règne de Satan », ni ne peut être « déjà réellement et pleinement sauvé » ; encore moins est-il « purement et simplement le règne de l’homme et de la pure nature, sans aucun rapport au sacré », comme le veut la philosophie moderne. Le monde temporel est « le royaume à la fois de l’homme, et de Dieu, et du diable. […] La tâche du chrétien dans le monde est de disputer au diable son domaine […]200 ». C’est pourquoi le rôle du chrétien est de toujours, partout, tout le temps, tâcher à spiritualiser le temporel201, ce que Maritain prend bien soin de distinguer d’un travail visant à promouvoir l’Église et sa doctrine.

L’incarnation se réalise ainsi dans une manière d’être au monde qui, en définitive, impliquera aussi une action sur le temporel, politique ou autre. Pour Mounier, « l’engagement [de la personne est la] reconnaissance de son incarnation202 ». Cette action ne va pas dans n’importe quelle direction : elle est orientée en fonction d’une fin, laquelle est plus ou moins mobile selon la plus ou moins grande orthodoxie de chacun des penseurs.

Maritain, les mendiants du ciel. Biographies croisées, 1995, 338-365 ; P. Chenaux, Entre Maurras et Maritain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), 1999, 133-

161 ; B. Doering, Jacques Maritain and the French Catholic Intellectuals, 6-36 ; H. Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, 2004, 267 passim. Sur la réception de

Primauté du spirituel au Québec, en particulier dans l’entourage de L’Action française de

Montréal, voir Y. Lamonde, La modernité au Québec […], 18-23 ; id., Histoire sociale

des idées au Québec, II : 1896-1929, 2004, ch. VIII ; C. Pomeyrols, « Les échos de la

condamnation de l’Action française au Québec », dans L’action française et l’étranger.

Usages, réseaux et représentations de la droite nationaliste française, 2001, 77-93 ; id.,

« Les intellectuels nationalistes québécois et la condamnation de l’Action française »,

Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 2002, 83-98.

200 J. Maritain, Humanisme intégral, 409, 411, 414 et 415. Le spirituel « doit vivifier et surélever l’ordre temporel », écrit encore Maritain (ibid., 404).

201 É.-M. Meunier met en évidence cet appel de Maritain à l’incarnation et le relie à

Primauté du spirituel : « Reconnaître la primauté du spirituel, […] c’est reconnaître la

véritable mission de la religion qui est de relier (religare) l’humanité à sa transcendance, c’est appeler chaque catholique à incarner dans ses actions l’espérance et à témoigner des promesses de la foi » (Le pari personnaliste […], 83-84).

Nous appellerons […] incarnation un acte qui ne sera réductible ni à un conformisme, ni à une évasion, et qui de plus – c’est capital, – naîtra d’un élan de la pensée vers une fin qu’elle invente ou qu’elle a vue. Car la pensée qui agit, c’est celle qui sait où elle va203.

Tout acte, pour de Rougemont, repose ainsi sur un « a priori éthique » plutôt que de « commence[r] dans l’ignorance et dans le doute » comme le veut la pensée cartésienne204.

La personne, libre en dieu

Les changements philosophiques affectant la conception de la liberté humaine constituent, pour les réformateurs chrétiens des années 1930, l’un des points d’origine de la séparation amorcée à la Renaissance. Or, la notion de personne est fermement amarrée à celle de liberté. En témoigne notamment la définition de la personne formulée par Maritain dans Humanisme intégral :

Une personne, c’est un univers de nature spirituelle doué de la liberté de choix et constituant pour autant un tout indépendant en face du monde, ni la nature ni l’État ne peuvent mordre sur cet univers sans sa permission. Et Dieu même, qui est et agit au-dedans, y agit d’une façon particulière et avec une délicatesse particulièrement exquise, qui montre le cas qu’il en fait : il respecte sa liberté, au cœur de laquelle il habite cependant ; il la sollicite, il ne la force jamais205.

L’idée de liberté structure également, à l’échelle plus large de la civilisation, l’idéal historique nouveau proposé dans le même volume : la liberté est « l’étoile » qui « orienterait d’en haut » l’« humanisme nouveau » qui constitue l’armature de cet idéal historique. Retenons la formule, aussi brève qu’évocatrice, par laquelle Maritain qualifie

203 D. de Rougemont, Penser avec les mains, 223-224. 204 Ibid., 197-199 (ici l’auteur se réfère à Kierkegaard).

205 J. Maritain, Humanisme intégral, 306-307. La personne est pour D. de Rougemont « l’homme renouvelé, […] l’homme rendu à la conscience de sa liberté » (« Préface à une littérature », Esprit, octobre 1934, 30. Voir aussi id., Penser avec les mains, 245). E. Mounier dit de la personne qu’elle « est une liberté d’initiative » (« Refaire la Renaissance », 162).

la liberté dont il parle : une « sainte liberté de la créature que la grâce unit à Dieu206 ». C’est pour donner à cette vraie liberté l’espace mondain dont elle a besoin pour s’épanouir que l’humanisme nouveau et la civilisation nouvelle doivent être instaurés ; c’est sur cette liberté que l’on compte pour en assurer la mise en place.

La réflexion sur la liberté des réformateurs chrétiens des années 1930, partie prenante de leur entreprise de redéfinition du vocabulaire philosophique, commence par une nette mise à distance par rapport à l’acception moderne de la liberté207. Abstraite, voire délétère, mais surtout illusoire : voilà comment ils qualifient ce que le monde moderne nomme « liberté » par une usurpation du « vrai » sens du terme208. Pour Daniel- Rops, « la liberté est devenue une notion abstraite, séparée de ce qui lui donne sa réalité charnelle, la responsabilité209 ». Le même auteur juge toxique la liberté gagnée sous le règne de l’anthropocentrisme moderne, car l’oubli de dieu augmente le fardeau de chaque homme : « [notre civilisation] laisse [l’homme] dans une liberté qui a pour synonyme l’incertitude, […] [qui] enferme l’explication décisive du désarroi contemporain210 ». Cette liberté est enfin illusoire, en fait comme en principe. Le monde moderne, en particulier le libéralisme, se vante d’une liberté qui s’apparente plutôt à la loi du plus fort. Mounier l’affirme non sans ironie :

de quel cœur apaisé je vais pouvoir démontrer à ce chômeur que c’est par libre contrat de travail qu’il s’est chargé de nourrir avec 8 francs par jour la petite famille qu’un heureux sort lui a donné […]. Laissez faire, laissez

206 J. Maritain, Humanisme intégral, 475-476.

207 « Combien de fois, sous combien d’aspects, la liberté s’est-elle révélée à l’homme ? Valeur divine, mais qu’aucune réalisation n’épuise, et que quelques-unes déforment. Alors, si la liberté de la Renaissance et du XVIIIe siècle viennent à mourir aujourd’hui, vais-je […] me raidir dans la défense, tout compromettre pour tout sauver ? Nous sommes dans une de ces époques, […] vraiment divines, où […] chaque valeur éternelle [est] à

reprendre dans sa pureté pour assurer, sans précipitation, son entrée dans une nouvelle

chair » (E. Mounier, « Confession pour nous autres chrétiens », 385, nous soulignons). 208 Le mot « liberté » est l’un de ceux qui ont perdu leur sens commun selon D. de Rougemont (Penser avec les mains, 70).

209 Daniel-Rops, Éléments de notre destin, 98 (nous soulignons). E. Mounier parle de « liberté sans orientation » dans « Refaire la Renaissance », 163.

passer : laissez faire, laissez passer le plus fort. Dans ce régime sans âme ni contrôle la liberté c’est le vol211.

Berdiaeff, quant à lui, relève le vide argumentatif sur lequel repose l’affirmation moderne de la liberté :

Les temps modernes ont voulu voir la liberté […] dans le droit, pour chaque homme et pour chaque sphère de culture, de se prononcer soi-même. On a été jusqu’à identifier le processus de l’histoire moderne à celui d’un affranchissement. Mais affranchissement de quoi et affranchissement pour quoi ? […] Je ne dis pas que la liberté de l’esprit ne fut point une conquête imprescriptible et éternelle. Mais […] [a]u nom de qui, au nom de quoi […] ? Au nom de l’homme, au nom de l’humanisme, au nom de la liberté […] ? […] On ne peut pas libérer l’homme au nom de la liberté de l’homme, l’homme ne pouvant être la fin de l’homme. Ainsi nous nous appuyons sur un vide total212.

La liberté du libéralisme est donc, ici, une simple « formule213 », là, une « caricature214 », voire une « dérision215 ».

La véritable liberté, cette « liberté substantielle216 », se situe quelque part entre le refus du déterminisme et l’inscription de la vie humaine dans un destin qui la dépasse. On rejette en effet l’idée que le monde ou l’homme sont déterminés, que ce soit, comme le