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La modernité artistique selon Maritain

Les arts modernes se caractérisent, selon Maritain, par une prise de conscience de soi jamais égalée. La poésie prend conscience de ses capacités spirituelles, de « son pouvoir de connaître, et du mouvement mystérieux par lequel […] elle s’approche des sources de l’être401 ». Elle prend conscience d’elle-même comme poésie au sens défini plus haut. S’il fallait dater l’avènement de la modernité artistique ainsi conçue, Maritain remonterait à la seconde moitié du XIXe siècle. Baudelaire est présenté comme « le poète

maudit à qui l’art moderne doit d’avoir repris conscience de la qualité théologique et de la

spiritualité despotique de la beauté402 ». Maritain, suivi en cela par Marcel Raymond403, fait de Baudelaire l’un des fondateurs de l’art moderne tel qu’il voudrait le voir se développer et s’épanouir : un art moderne au fait de ses qualités métaphysiques et spirituelles, et qui s’engage en conséquence. Le philosophe fait preuve de cohérence, en tant que la modernité artistique qu’il définit est associée aux autres modernités qui

401 J. Maritain, Situation de la poésie, 849. Voir aussi ibid., 839.

402 J. Maritain, Art et scolastique, 650. La citation est reprise dans Situation de la poésie ; « beauté » y est remplacé par « poésie » (846).

403 Pour M. Raymond, Baudelaire est à l’origine de ce mouvement de prise de conscience de soi de la poésie moderne comme « moyen de connaissance métaphysique » (De

Baudelaire au surréalisme, 1952 [1933], 11). Le mouvement est étudié chez lui dans une

perspective non religieuse. Élie lit l’introduction de De Baudelaire au surréalisme en 1936 (cahier 7 (juin-septembre 1936), FRÉ 02-1385, 02-1393 et 02-1401) et s’y réfère dans « Voies nouvelles de la poésie » (NR, septembre 1943, Œ, 68-69).

trouvent aussi leur origine dans un mouvement de prise de conscience de soi. Le caractère exceptionnel de la connaissance de soi acquise par l’art tient à sa spiritualité, là où, ailleurs, dominait l’anthropocentrisme404. En art, des prises de conscience antérieures sont reconnues par Maritain, mais, uniquement formelles, elles sont sévèrement jugées. Ainsi, la poésie de la Pléiade est bien le lieu d’une certaine prise de conscience ; mais « la conscience que la poésie prend d’elle-même est alors une conscience de grammairien […], qui respire à vrai dire la haine de la poésie ». La poésie comme poésie est alors sacrifiée « à l’art, devenu, sous ce regard rationaliste, l’artifice405 ».

Espoir et méfiance

La position des réformateurs chrétiens des années 1930 vis-à-vis de l’art moderne reste complexe et prudente. La prise de conscience de soi de la poésie fonde un grand espoir : il paraît de plus en plus admis que l’art est l’une des manières de saisir la lumière spirituelle dont est pétri le monde sensible. L’attitude vis-à-vis des artistes contemporains est généralement sympathique et ouverte406. L’objectif explicite de plusieurs écrits sur l’art de Maritain est de réhabiliter, au moins en théorie, l’art actuel aux yeux des milieux catholiques particulièrement scrupuleux407. Cependant, on conserve à l’égard de l’art et

404 L’art tend, inconsciemment parfois, à réaliser la « conscience de soi évangélique » espérée par Maritain pour succéder à l’anthropocentrisme moderne (Humanisme intégral, 377).

405 J. Maritain, Situation de la poésie, 842-843. Nous verrons au fil des pages d’autres exemples où Maritain exporte dans l’art ses jugements sévères à l’endroit de la Renaissance.

406 Évoquons ici les amitiés de Jacques et Raïssa Maritain, qui réunirent à leur résidence de Meudon, certaines années, plus d’un artiste d’avant-garde, parmi lesquels Jean Cocteau, Max Jacob, Éric Satie et Gino Severini (F. Ripoll, Les grandes amitiés de

Jacques et Raïssa Maritain, album photographique, 1995).

407 En 1920, tel est l’objectif d’Art et scolastique (cf. M. Bressolette, « Préface I », dans J. Cocteau et J. Maritain, Correspondance […], 16 ; H. Serry, Naissance de l’intellectuel

catholique, 199-201). On trouve dans Frontières de la poésie une invitation claire faite

aux catholiques, en particulier aux clercs (« ceux qui ont le soin des âmes », 723), à « être patients avec les poètes » (724), car en eux, malgré « des flottements, des troubles, des zones dangereuses », Maritain voit « l’espérance de biens futurs » (723). Le père M.- A. Couturier, qui exercera une importante influence dans les milieux de l’art visuel québécois au début des années 1940, adopte une attitude analogue.

des artistes une certaine méfiance, justifiée par la conscience qu’on leur prête de leur « pouvoir ». De ce pouvoir, on redoute les abus, d’autant plus nombreux que l’artiste moderne est plongé dans un monde hostile dont plusieurs tendent à adopter les travers. À l’extrême, les positions contrastées de Berdiaeff illustrent cette méfiance. L’« art contemporain » en général, ou « art moderne », depuis l’impressionnisme jusqu’au cubisme et au futurisme, est conspué par l’auteur d’Un nouveau Moyen Âge, qui voit son évolution comme une conséquence de la perte du sens spirituel et, plus récemment, de la mécanisation de la vie. Dans l’art moderne « s’est imprimé ce morcellement de l’unité organique » ; en lui, « dirigé exclusivement sur le futur et adorant le futur, sont voués au déchiquettement le corps de l’homme et ses formes éternelles408 ».

L’art dans le monde moderne

Aux yeux de nos réformateurs, le monde tel qu’il est autour de 1930 semble peu propice au développement des arts. Dominé par les valeurs de l’argent et par l’utilitarisme, quelle place peut-il faire à une activité jugée inutile ? L’art sera réprouvé409 ou se heurtera à l’indifférence410. Les valeurs modernes rendent par ailleurs le public inapte à recevoir l’œuvre :

La plupart des hommes sont devenus si étrangers aux choses de l’art, si bassement (et inconsciemment) esclaves du mauvais goût officiel et de leur vision utilitaire du monde, que l’artiste authentique semble voué à l’impossibilité de jamais rencontrer un large public, ou contraint de sacrifier, pour l’atteindre, à la médiocrité411.

408 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 51-55. 409 J. Maritain, Art et scolastique, 655.

410 Soit parce la misère coupe les hommes des préoccupations artistiques, soit parce que la « course au profit » les occupe entiers (E. Mounier, « Préface à une réhabilitation […] », 256).

411 Ibid., 262. Ce « goût petit-bourgeois », répandu à force de publicité, se caractérise par sa facilité et son inauthenticité (ibid., 256-257).

Les hommes d’« aujourd’hui » « ne regardent pas, n’écoutent pas, n’assimilent pas, et alors rien n’est personnel et rien n’est mystérieux412 ». Pour Daniel-Rops, « une civilisation où société, foi et mœurs sont également en voie de dissolution » peut difficilement susciter de grandes œuvres413.