• Aucun résultat trouvé

Unité du matériel et du spirituel dans l’art : la création

Telle que nous l’avons exposée au début de cette section, l’idée de vocation créatrice de la personne n’a aucun lien nécessaire avec la création artistique. Les positions des réformateurs chrétiens des années 1930 les mieux connues et les plus discutées jusqu’ici par les spécialistes sont d’ailleurs celles qui concernent l’engagement social322. Elles sont aussi au cœur de l’ouvrage de Jacques Maritain le plus connu et le plus diffusé au Québec, Humanisme intégral323 ; elles répondent au premier chef à la volonté de « spiritualiser le temporel » exprimée tant par Maritain que par Mounier ou Berdiaeff.

D’autres voies permettent de spiritualiser le temporel et de réaliser la vocation créatrice de l’humain. Si son action est plus discrète, l’art apparaît comme une façon privilégiée de répandre l’esprit dans le monde, refaisant à sa mesure l’unité d’un monde déréglé, déchu et divisé. Présenté comme l’un des remèdes aux maux de la modernité, l’art est, paradoxalement, l’un des lieux de la pensée où cette modernité trouve grâce, du moins en partie : en effet, à certaines conditions, l’art dit « moderne » peut, selon les auteurs qui nous intéressent, contribuer à ce sauvetage324. Ces conditions découlent de la conception que se font de l’art les penseurs qui nous intéressent – Jacques Maritain étant,

322 C’est sur cet engagement social que l’accent est mis dans les travaux concernant l’héritage québécois de ces penseurs, notamment É.-M. Meunier et J.-P. Warren, Sortir de

la « Grande noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, 2002, de

même que M. Gauvreau, Les origines catholiques de la Révolution tranquille, 2008 [2005]. Les études sur la branche esthétique de ce mouvement intellectuel sont beaucoup plus récentes (J.-P. Warren, L’art vivant. Autour de Paul-Émile Borduas, 2011 ; F. Gugelot, C. Vanderpelen-Diagre et J.-P. Warren (dir.), L’engagement créateur.

Écritures et langages des personnalismes chrétiens au XXe siècle, COnTEXTES, 2012).

323 Lors de sa grande tournée canadienne-française de l’automne 1934, Maritain livre sous forme de conférences l’essentiel de cet ouvrage qui paraîtra deux ans plus tard (cf. Y. Lamonde et C. Facal, « Jacques et Raïssa Maritain au Québec et au Canada français : une bibliographie », Mens, automne 2007, 159-160 et 200-213).

324 Le paradoxe n’est peut-être qu’apparent, dans la mesure où l’opposition farouche à certains aspects de la modernité philosophique et sociale paraît réunir plusieurs défenseurs et praticiens de la modernité esthétique. C’est ainsi qu’A. Compagnon peut écrire : « L’antimodernité, c’est-à-dire la modernité esthétique, se présente à la fois comme le symptôme et la résolution de la crise moderne » (« Après les antimodernes », dans La polémique contre la modernité. Antimodernes et réactionnaires, 15).

de loin, l’auteur dont l’esthétique est la plus élaborée325 – ; c’est pourquoi nous reprendrons dans un premier temps les définitions de plusieurs notions essentielles : que sont l’art, la beauté, la création, etc. ? Ces conditions dessinent aussi, au même moment, les frontières de ce qui mérite le nom d’art, de création artistique, d’art vivant, diront certains326, à l’aune de quoi s’applique l’esthétique et se formulent les jugements artistiques.

Quelques définitions et leurs corollaires

Maritain commence, dans Art et scolastique, par établir une distinction entre les beaux-arts – littérature, peinture, sculpture, musique, danse – et les arts en général. Ce faisant, il donne aux beaux-arts une importance qu’ils n’avaient pas chez les scolastiques327 ; d’autre part, il établit que l’essentiel de son propos s’appliquera aux beaux-arts réunis, indifféremment de toute discipline particulière.

325 J. Maritain développe son esthétique dans Art et scolastique (1920), Frontières de la

poésie (1935) et Situation de la poésie (1938). Nous ne tenons pas compte de L’intuition créatrice dans l’art et dans la poésie (1953) et de La responsabilité de l’artiste (1960),

parus après la période la plus intense de réflexion critique et d’écriture d’Élie. Même si, selon P. Aron, « [i]l serait […] vain de chercher une “théorie littéraire” articulée et cohérente dans les écrits [de Mounier] » (« Un roman personnaliste presque parfait : La femme de Gilles (1937) de Madeleine Bourdouxhe », COnTEXTES, 2012, § 1), les éléments d’une esthétique « coule[nt] comme un flot ininterrompu » dans toutes ses œuvres (J. Charpentreau et L. Rocher, L’esthétique personnaliste d’Emmanuel Mounier, 1966, 14). Les positions esthétiques d’Esprit sont par ailleurs énoncées dans le numéro spécial d’octobre 1934 consacré à « L’art et la révolution spirituelle ». Nous convoquerons ces positions, comme celles des autres auteurs abordés dans ce chapitre. 326 Nous gardons pour plus tard la discussion de la notion d’art vivant, pour la simple raison que, même si l’expression circule en France à l’époque qui nous intéresse, il semble qu’elle ait eu au Québec une postérité plus marquante. Nous y revenons donc au chapitre 2 (264-271).

327 Cette distinction n’existe pas chez les scolastiques, où « les arts » désignent l’activité de l’artisan, du logicien, du grammairien, etc. (J. Maritain, Art et scolastique, 638). Dans la suite de ce chapitre, il ne sera plus question des arts en général (dits « arts serviles »), aussi nous utiliserons le terme « art » pour désigner les beaux-arts.

En affirmant que l’art a pour fin de produire une œuvre belle328, Maritain assigne à l’art une fin supérieure à celle de la plupart des activités humaines : en effet, « le beau appartient à l’ordre des transcendantaux […]. Comme l’un, le vrai et le bien, il est l’être même pris sous un certain aspect » plutôt qu’une qualité, qu’« un accident surajouté à l’être […]329 ».

La beauté est définie dans Art et scolastique comme « le resplendissement d’une

forme sur […] [une] matière330 ». Quant à la forme, elle désigne « un vestige ou un rayon de l’Intelligence créatrice imprimé au cœur de l’être créé331 ». Créer en art de la beauté, c’est donc faire apparaître au cœur de la matière un je-ne-sais-quoi d’origine divine.

L’entreprise de création artistique autant que la perception de la beauté demandent et provoquent un contact avec l’être, indissociable de dieu dans la pensée catholique. L’intelligence, dont on a vu qu’elle tendait vers dieu, est en effet la faculté apte à saisir les transcendantaux : « [l]a beauté est essentiellement objet d’intelligence, car ce qui

connaît au sens plein du mot, c’est l’intelligence, qui seule est ouverte à l’infinité de

l’être332 ». Mais puisque l’intelligence humaine est déchue, la beauté « tombe aussi […] sous les prises des sens, dans la mesure où chez l’homme ils servent l’intelligence […]333 ». L’intelligence et la perception sensorielle travaillent donc ensemble dans la perception de la beauté, ce qui est déjà une manière de faire le pont entre les deux pôles de l’être humain.

328 « Dans les beaux-arts la fin générale de l’art c’est la beauté » (J. Maritain, Art et

scolastique, 665). Nous soulignons dans le texte ces deux mots juxtaposés, œuvre belle,

car s’y trouve déjà l’essentiel du propos que nous allons mettre en lumière : opposées et réunies, la matérialité de l’œuvre et l’immatérialité de la beauté.

329 J. Maritain, Art et scolastique, 648. 330 Ibid., 643.

331 Ibid., 642. Par « Intelligence créatrice », Maritain désigne l’intelligence telle qu’elle existe en dieu.

332 Ibid., 641.

333 Ibid., 641. En toutes matières, la scolastique propose des définitions touchant l’ordre transcendantal, l’ordre des essences – l’art, la beauté, l’intelligence à l’état pur, qui doivent toujours être ensuite adaptées – non sans contradictions, comme nous le verrons – pour tenir compte des conditions d’existence selon lesquelles elles se réalisent ici-bas. On comprend que l’existentialisme se soit développé en réaction à cette philosophie en quelque sorte déchirée entre des essences dont elle continue d’affirmer la vérité, et l’existence venant à tout moment en contrarier le pur dessein.

Au nombre des activités humaines, l’art paraît privilégié aux yeux des réformateurs chrétiens qui nous intéressent par sa capacité à court-circuiter le raisonnement et la discursivité.

En présence d’une œuvre belle […], l’intelligence jouit sans discours. Si donc l’art manifeste ou exprime dans une matière un certain rayonnement de l’être, une certaine forme, une certaine vérité […], il n’en donne pas dans l’âme une expression conceptuelle et discursive. C’est ainsi qu’il suggère sans faire proprement connaître, et qu’il exprime ce que nos idées ne peuvent pas signifier334.

Ce caractère non discursif concerne la perception de l’œuvre autant que l’œuvre elle- même. Cette dernière obéit à une logique qui lui est propre, opposée à la « pseudo logique des idées claires, […] de la connaissance et de la démonstration », une logique « toujours mystérieuse et déconcertante, celle de la structure du vivant, et de la géométrie intime de la nature335 », vivant et nature étant entendus ici au sens spiritualisant que l’on a vu plus haut appliqué au réel. Ainsi,

dans un ordre qui n’a plus rien de rationnel, d’où l’idée est délibérément évincée pour faire place à la seule architecture du rêve, Pierre Reverdy aussi est logique, d’une logique nocturne inconsciente d’elle-même, incarnée dans la spontanéité du sentiment336.

À la rationalité se substitue – ou, pourrait-on dire, s’ajoute, pour la distinguer de la « raison discourante » – un instinct qui n’a rien d’animal, ayant plutôt sa source dans les régions les plus hautes de l’âme humaine. Ainsi Maritain peut bien affirmer, fidèle au thomisme, que « [l]a raison est le premier principe de toutes les œuvres humaines » ; il précise aussitôt : « – la raison seule quand il s’agit d’œuvres humaines à la mesure de l’homme, la raison surélevée par un instinct d’origine divine quand il s’agit d’œuvres

334 J. Maritain, Art et scolastique, 678. 335 Ibid., 670.

336 Cet exemple prend la suite de plusieurs autres : Virgile, Racine, Poussin, Shakespeare, Baudelaire, Mallarmé, Claudel sont ainsi qualifiés de « logiques » (ibid., 670-671, note *).

humaines réglées selon une mesure supérieure337 », ce qui est, comme nous venons de le voir, le cas de l’art.

Création et poésie

L’homme est appelé à se montrer créateur en prenant l’initiative de contribuer à faire du monde ce que dieu a voulu en faire en le créant. Le discours sur la création artistique est l’occasion de réaffirmer cette exigence tout en précisant le sens du mot

création et en y adjoignant un lexique propre aux arts.

En créant, l’artiste imite dieu ; en créant des choses belles, il « touche à la noblesse des choses absolues ». De là vient l’ascendant de l’artiste parmi les hommes338. La création artistique paraît être pour Maritain la forme la plus haute de création humaine339 ; elle est présentée comme analogue à la création divine. Analogue ne signifie pas équivalente, car la création divine et la création artistique sont aussi éloignées l’une de l’autre que l’intelligence divine et l’intelligence humaine. La création divine est sui

generis, elle est capable de « tirer [une forme] tout entière de son esprit créateur » ;

semblable à cela à dieu, elle veut une chose, et la chose est. Quant à l’artiste, limité par sa condition humaine, il ne peut créer qu’en « puis[ant] […] dans l’immense trésor des choses créées [par dieu], de la nature sensible comme du monde des âmes, et du monde intérieur de son âme à lui340 ». Plusieurs créateurs tendent à surestimer leur pouvoir en se

337 J. Maritain, Art et scolastique, note 101, 755 (nous soulignons). Cet instinct d’origine

divine, ailleurs qualifié d’« inspiration réelle » (ibid., 687), fait de l’artiste une sorte d’élu

à qui dieu souffle sa partition. Nous y reviendrons en apportant des nuances. 338 Ibid., 703-704.

339 Cette prise de position, que Maritain maintient en faveur des artistes « modernes », est plus importante qu’il n’y paraît, dans un contexte où l’orthodoxie catholique regarde généralement avec une grande suspicion les milieux artistiques. Elle lui sera d’ailleurs abondamment reprochée (sur les réactions suscitées par l’entourage « artistique » des Maritain, voir « Préface I » de M. Bressolette, dans J. Cocteau et J. Maritain,

Correspondance […], 18 et 30).

340 J. Maritain, Art et scolastique, 680. Voir aussi J. Maritain, Réponse à Jean Cocteau, 316-317. On retrouve une analogie proche de celle-ci chez F. Mauriac, pour qui le romancier crée de façon analogue à dieu, à la différence près que ce dernier crée à partir de rien, alors que le romancier crée à partir de l’observation des autres et de soi-même (Le

croyant seuls auteurs de leur œuvre, en oubliant qu’ils ont puisé, pour la faire, à la création divine341. S’il oublie cette « vérité », l’artiste pèche par un cruel manque d’humilité, une valeur essentielle à laquelle Mounier et Maritain renvoient. Pour Mounier, l’artiste moderne « s’est laissé agréablement persuader qu’il est seul à créer […] en démiurge absolu. […] D’avoir voulu […] ignorer [son objet et ses servitudes], il a

déraciné un juste orgueil et l’a lancé dans les voies insensées342 ». La même humilité fonde, pour Maritain, la supériorité de l’artiste médiéval sur le créateur de la Renaissance : l’artiste médiéval participe en tant qu’artisan à une création qui le dépasse et met l’accent sur le respect des règles plutôt que sur l’expression de soi. « On créait des choses plus belles alors [au Moyen Âge], et on s’adorait moins. La bienheureuse humilité où l’artiste était placé exaltait sa force et sa liberté343 ».

Examinant en détails les mécanismes de la création artistique, Maritain y distingue deux aspects, deux moments non nécessairement consécutifs, que nous appellerons le temps de la vision et celui de la fabrication. Ces deux moments correspondent à deux parties du phénomène artistique, soit d’une part la posture de l’artiste, et d’autre part sa production concrète, son œuvre.

Le temps de la vision est examiné avec force détails dans les ouvrages esthétiques du philosophe. Créant à partir des choses créées, l’artiste se distingue par la qualité de sa perception de leur réalité spirituelle : « il est d’abord et avant tout un homme qui voit plus

Romancier et ses personnages, dans Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, 1978 [1933], 839).

341 L’art « ne crée pas », écrit Maritain sur un ton polémique afin de rappeler la distance séparant la création artistique de la création divine : « notre art ne tire pas de lui seul ce qu’il donne aux choses ; il répand sur elles un secret qu’il a d’abord surpris en elles, dans leur substance invisible ou dans leurs […] correspondances sans fin » (Frontières de la

poésie, 699). Maritain réagit ici, comme dans plusieurs autres passages de cet essai, à

l’esthétisme d’Oscar Wilde (ibid., 690, note 2, 698, 706, 732). Il s’élève ailleurs contre la « revendication d’indépendance absolue, d’aséité » des artistes modernes (ibid., 693 ; J. Maritain, Art et scolastique, note 44, 737), l’aséité étant la « [q]ualité d’un être qui possède en soi-même la raison et le principe de sa propre existence » (A. Lalande,

Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 82-83), qualité réservée à dieu dans

la philosophie scolastique.

342 E. Mounier, « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste » (Esprit, octobre 1934), dans Œuvres, tome I, 261.

profondément que les autres, et qui découvre dans le réel des rayonnements spirituels que les autres n’y savent pas discerner344 ». Cette connaissance par laquelle les artistes « perçoivent dans les choses des formes et des secrets cachés aux autres et qui ne se profèrent que dans l’œuvre » est qualifiée de « connaissance poétique345 ». Dans

Frontières de la poésie et Situation de la poésie, Maritain reprend et précise cette notion

en introduisant celles de « poésie » et d’« esprit de poésie ».

Déjà décrite dans Art et scolastique sans recevoir de dénomination particulière, la poésie ne désigne pas, chez Maritain, un morceau de littérature en vers rimés ou libres. La « poésie […] comme poésie », écrit-il pour bien marquer la différence entre la poésie comme forme littéraire et cette qualité applicable à tous les arts, est la poésie en tant qu’elle est révélatrice des correspondances entre le monde et l’au-delà, la poésie en sa « qualité en quelque sorte théologique » et en sa « spiritualité despotique346 ». On pense évidemment, ici, à la théorie baudelairienne des correspondances ; elle reçoit l’adhésion de Maritain, qui cite abondamment dans Art et scolastique les écrits esthétiques de Baudelaire, dont le fameux passage du « Théophile Gautier » : « C’est cet […] immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel347 ». Si Maritain ne s’intéresse guère à la définition fondatrice de la modernité esthétique donnée dans « Le peintre de la vie moderne », les correspondances baudelairiennes nourrissent au premier chef la notion de poésie qu’il développe.

La poésie est donc cette qualité de l’œuvre d’art qui, dans et par sa plasticité et sa matérialité, parvient à renvoyer à l’univers spirituel dont le monde est issu. Mais le lexique de la poésie rejoint également une attitude qui rend possible la connaissance

344 J. Maritain, Art et scolastique, 680. 345 Ibid., note 130, 765.

346 J. Maritain, Situation de la poésie, 845-846. Sur le fait que la connaissance poétique concerne toutes les disciplines des beaux-arts et non seulement la poésie, voir notamment

ibid., 869. En théorie, la notion de poésie s’applique également au roman ; nous verrons

toutefois le statut particulier de cette forme de création (voir les pages 150-153 de ce chapitre et la section Élie et le roman du chapitre 3).

347 Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, 1961, 686, cité par J. Maritain, Art et scolastique, 650. D’autres références à Baudelaire se trouvent dans les notes du même volume, entre autres aux notes 80 (749), 88 (752) et 148 (781-782).

poétique : la poésie est ainsi « cette divination du spirituel dans le sensible, et qui s’exprimera elle-même dans le sensible348 ». Maritain propose l’expression « esprit de poésie » pour désigner spécifiquement l’aptitude de l’artiste à saisir cette qualité poétique du réel :

[L]’esprit de poésie [...], c’est la mise en liberté d’un don spirituel de

perception et de disponibilité, ou de sensibilité à tous les sens invisibles dont

regorgent les choses, à leurs significations secrètes, aux « correspondances » dont parlait Baudelaire [...], bref à tout le spirituel immanent à la réalité et où nous avons le droit de reconnaître un vestige de son origine supra-sensible349.

Perception, disponibilité, sensibilité mettent bien l’accent sur une qualité de l’artiste qui

est avant tout celle d’un récepteur de cette réalité dont la spiritualité est immanente, et non uniquement transcendante. C’est déjà accorder au monde sensible une importance énorme – c’est déjà être « réaliste », si l’on garde au terme le sens défini plus haut. C’est aussi mettre en valeur l’artiste comme sujet, de même que ses perceptions et sa sensibilité propres en face de la réalité spirituelle.

Mais l’esprit de poésie est une notion double, qui désigne aussi un souffle extérieur à l’artiste : l’esprit de poésie « souffle où il veut350 ». En cela, la poésie est donnée et s’assimile à la grâce :

[La poésie] est à l’art ce que la grâce est aux vertus morales, et qui n’est pas le privilège des poètes, ni même des autres artistes, – elle peut aussi se trouver chez un garçon qui ne sait que regarder, et dire a a a comme Jérémie, […] sans avoir rien dit ni fait de toute sa vie351.

À ce stade – car n’oublions pas que nous n’en sommes qu’au premier moment de la création artistique –, cette façon de concevoir la poésie porte un caractère passif. La connaissance poétique procède d’un inconscient bien distingué de « l’inconscient freudien des instincts et des images », d’« un inconscient de type spécial, et avant tout spirituel :

348 J. Maritain, Frontières de la poésie, 699.

349 Ibid., 727 (nous soulignons, sauf pour « sens », souligné par l’auteur). 350 Ibid., 703.

[…] l’inconscient de l’esprit en source352 ». Cet aspect inconscient de la connaissance poétique, qui participe de cette passivité tout en éloignant la poésie de la raison discursive, est en quelque sorte garant de la pureté de la poésie perçue par l’artiste puis transmise par l’œuvre. S’il est trop conscient du don ou de l’inspiration qu’il reçoit, l’artiste risque de les pervertir :

L’inspiration n’est pas seulement un accessoire mythologique, il y a une inspiration réelle, qui ne vient pas des Muses, mais du Dieu vivant, […] par laquelle la première Intelligence donne, quand il lui plaît, à l’artiste un mouvement créateur supérieur à la mesure de la raison, et qui use en les surélevant toutes les énergies rationnelles de l’art, et dont il appartient du

reste à la liberté de l’homme de suivre ou d’altérer l’élan353. « Altérer l’élan » poétique reviendrait à « faire de la littérature ».