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La vie la nuit. Robert Élie et l'esthétique catholique de «La Relève», entre modernité et antimodernité (1934-1950)

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La vie la nuit

Robert Élie et l’esthétique catholique de La Relève, entre modernité et antimodernité

(1934-1950)

par Cécile Facal

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse présentée à l’Université McGill

en vue de l’obtention du grade de Ph. D. en langue et littérature françaises

Août 2013 © Cécile Facal, 2013

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RÉSUMÉ / ABSTRACT

Cette thèse propose d’expliciter les relations complexes et parfois paradoxales qui s’établissent, chez les auteurs associés aux revues La Relève et La Nouvelle Relève (1934-1948), entre l’adhésion à la modernité esthétique et les manifestations d’une farouche antimodernité. La réflexion esthétique de ces auteurs demeure l’objet principal de la thèse, indissociable toutefois de leurs positions philosophiques, politiques et religieuses, dont il est aussi tenu compte. Après un chapitre consacré aux penseurs européens dont La

Relève s’inspire et se réclame, parmi lesquels figurent Jacques Maritain, Emmanuel

Mounier et Daniel-Rops, l’analyse s’appuie principalement sur les écrits publiés et inédits de Robert Élie, collaborateur régulier et animateur de la revue. Les chapitres consacrés à Robert Élie permettent i) d’exposer les valeurs sous-jacentes au développement de son esthétique et de préciser de quelle façon elle s’inscrit dans une pensée « politique » et répond à une volonté d’engagement ; ii) d’étudier l’évolution de son rapport à la modernité formelle et sa façon de composer avec l’épineux problème des rapports entre l’art et la morale, incontournable en régime esthétique catholique ; et enfin iii) d’évaluer l’application à sa propre œuvre littéraire de ces principes esthétiques et des difficultés qui s’ensuivent. Il apparaît au terme de ces analyses que le fervent catholicisme d’Élie et les aspects antimodernes de sa pensée qui en découlent pourraient avoir favorisé son adhésion à des formes poétiques modernes et à la non-figuration en peinture, tout en nourrissant un malaise vis-à-vis du roman, malaise qu’Élie aura en partie surmonté en écrivant La fin des songes, roman publié en 1950.

This thesis aims to explain the complex and sometimes paradoxical relations between the defense of modern aesthetic manifestations and a fierce opposition to many aspects of modernity among writers associated with La Relève and La Nouvelle Relève

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(Montreal, 1934-1948). While the aesthetic reflection of these authors is the principal object of this thesis, their philosophical, political and religious positions—inseparable from their aesthetics—are also widely discussed. The first chapter is devoted to the European thinkers, from whom La Relève draws its main inspiration—including Jacques Maritain, Emmanuel Mounier and Daniel-Rops. The rest of the thesis concentrates on the writings of Robert Élie, a regular contributor and member of the journal’s founding team. The chapters dedicated to Robert Élie allow us to i) put forth the values underlying his aesthetics and specify the part they play in Élie’s “political” thought; ii) follow the evolution of his relationship with formal modernity and study his ways of coping with the thorny and unavoidable problem of the morality of art; and iii) evaluate, through a reading of Élie’s first novel, short stories and essays, how he sought to apply these aesthetic principles to his own creative writing. It appears that Élie’s fervent Catholicism and the anti-modern aspects of his thought that ensue may have fostered his approval of modern poetic forms and of non-figurative painting, while causing some uneasiness with regards to the novel as a literary form. This was partly overcome in his novel, La fin des

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REMERCIEMENTS

Je remercie avec chaleur Yvan Lamonde qui a dirigé et suivi toutes les étapes de ce travail avec érudition, bienveillance, patience et une extraordinaire disponibilité.

Cette thèse a pu être préparée grâce à l’aide financière du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill qui m’ont généreusement accordé des bourses d’études. Je souligne aussi l’apport de la Chaire James McGill d’histoire littéraire et culturelle comparée du Québec (Yvan Lamonde) et du projet de recherche HBiC/HLIC (Histoire du livre et de l’imprimé au Canada), pour qui j’ai travaillé comme assistante de recherche.

Plusieurs professeurs côtoyés ou consultés aux différentes étapes de ma scolarité de doctorat, de la préparation du projet de thèse et de l’examen préliminaire, puis de la rédaction de la thèse ont contribué à l’avancement et à la maturation de ce projet : que soient chaudement remerciés Marc Angenot (McGill), Michel Biron (McGill), Pascal Brissette (McGill), Laurier Lacroix (UQAM), Gilles Lapointe (UQAM), Jean-Christian Pleau (UQAM), François Ricard (McGill) et Nathalie Watteyne (Sherbrooke).

Je remercie également Marie-Ève Isabel qui a participé au travail de numérisation des manuscrits de Robert Élie et Benoît Castelnérac qui a attentivement relu et judicieusement commenté la version finale de cette thèse.

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Je salue les compagnons de route Jonathan Livernois, Caroline Quesnel et Joseph Dunlop.

Je tiens également à souligner le travail exceptionnel des bibliothécaires et archivistes de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), sans qui une bonne part de ces recherches auraient été impossibles. La famille de Robert Élie a accepté avec générosité que ses écrits personnels soient reproduits ici ; que ses membres trouvent ici l’expression de ma reconnaissance.

Je remercie enfin avec émotion ma famille et mes belles-familles. Tout spécialement, le soutien et les encouragements de mes parents, José Facal et Martine Jeanrenaud, ont été indéfectibles. Benoît Castelnérac a fait tout le chemin à mes côtés et m’a donné la main pour les passages plus ardus. Sa présence et ses conseils furent tout simplement indispensables. Merci pour ces huit plus belles années.

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« Du doute, on en arrive très vite à la certitude que tout se trame dans la nuit et qu’il n’y a de vérité que dans l’ombre. Le mystère s’élève comme un brouillard noir et étouffe, les unes après les autres, les bougies des clercs, des esthètes et des philosophes. On n’y voit plus rien, la panique éclate et c’est le carnage.

À la faveur de la mêlée, on rallume les bougies et voici une autre révolution manquée. Pourtant, quelques-uns ont pu s’habituer à la nuit […]. Dans l’isolement, dans l’angoisse, ils ont tenu leurs yeux grand ouverts ; au risque de perdre la vue, ils ont subi la brûlure de ces rayons ultra-réels. […] Je ne crois plus qu’aux œuvres que l’on arrache

à la nuit. C’est la vie retrouvée. La religion, l’art, la philosophie, les sciences mêmes n’ont plus de sens qu’environnés de mystère. Le brouillard noir se lève. Cette fois, peut-être, après tant de catastrophes, la panique sera-t-elle évitée et plutôt qu’une révolte aurons-nous une révolution. »

R. Élie, « La vie la nuit », Ateliers d’arts graphiques, février 1949.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction... 1

Méthode et revue des travaux sur La Relève et Robert Élie... 13

1. Arrière-plan philosophique « antimoderne » d’une esthétique « moderne »... 27

Introduction... 27

1.1. Lecture de l’histoire : Moyen Âge, Renaissance, Monde moderne ... 33

A. La Renaissance, ou l’origine d’une division... 35

B. Le Moyen Âge, âge de l’unité... 40

C. Le monde moderne ... 44

Principes antimodernes : du matérialisme et de la rationalité... 46

Prises de positions antimodernes ... 50

D. Révolution à faire... 59

1.2. Matière et esprit : une unité ... 69

A. Unité du matériel et du spirituel dans l’homme : personnalisme... 71

La personne entre l’individualisme et le collectivisme... 73

La personne incarnée... 74

La personne, libre en dieu... 77

La vocation créatrice de la personne : réaliser l’incarnation ... 84

La personne subjective... 88

B. Unité du matériel et du spirituel dans le monde : réalisme spirituel ... 90

Entre faussaires et fuyards... 91

La réalité spirituelle ... 94

Intelligence et raison ... 98

C. Unité du matériel et du spirituel dans l’art : la création ... 102

Quelques définitions et leurs corollaires ... 103

Création et poésie... 106

L’unité par l’art... 113

L’art… religieux ? ... 120

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A. L’art moderne : dangereuses promesses... 122

La modernité artistique selon Maritain... 122

Espoir et méfiance ... 123

L’art dans le monde moderne ... 124

B. Responsabilités et écueils ... 125

Libertés ... 125

De la technique à l’éthique ... 128

Renouvellement et éternité... 131

Art, morale et liberté ... 137

C. Engagement du créateur ... 141

L’agir en chrétien et la littérature engagée... 142

Engagement envers le beau... 145

Responsabilité morale ... 145

L’artiste, un saint, ou : « purifier la source »... 148

La critique engagée ... 155

Valeurs esthétiques, valeurs morales ... 156

Conclusions. De l’antimodernité philosophique à la modernité esthétique. Cohérences ... 158

Fonctions du créateur dans le monde moderne ... 160

Éviter le moralisme par la non-figuration ? ... 164

2. Valeurs, ancrage philosophique et thématique des écrits de Robert Élie ... 169

Introduction ... 169

2.1. Une antimodernité affirmée... 172

A. Antimodernité : division moderne ... 172

B. Contre le rationalisme ; contre le matérialisme ... 179

C. Révolution à faire ... 182

Quelle révolution nécessaire ?... 182

L’éducation mise au ban... 187

2.2. Refaire l’unité ... 193

A. Vie et réalité. Vers une définition spirituelle du réel ... 195

Le thème de la vie... 195

Réalité et réalisme ... 198

Saisir le réel : intelligence et raison... 200

La compréhension du réel... 201

Réalité et vérité... 203

B. La personne... 205

Définition de la personne... 205

Personne et liberté... 207

La véritable liberté : liberté intérieure... 210

La véritable liberté : liberté sociale ... 214

Vocation de la personne et engagement ... 215

La personne subjective ... 224

C. Nature et fonction de la création ... 229

Un certain classicisme ... 229

Fin de l’art... 230

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Idée-forme – vers un art de l’unité ... 239

Idéal rationnel de l’esthétique classique... 242

Retrouver l’unité par l’art... 244

Le processus de création ... 245

L’œuvre... 252

La perception de l’œuvre... 255

L’art dans la révolution spirituelle... 256

Figures du poète ... 259

Le poète dans le monde moderne ... 262

L’art vivant... 265

L’artiste engagé... 272

La valeur communautaire de l’engagement artistique... 274

L’art, la religion et la tragédie du poète moderne ... 278

3. L’art dans et contre le monde moderne ... 281

Introduction... 281

3.1. Parcours vers la non-figuration ... 283

A. Contre un réalisme « matérialiste »... 283

B. Antirationalisme : contre l’idéalisme et l’abstraction... 289

Abstraction ... 292

Cézanne ... 299

Dessin, forme et couleur ... 304

Autres voies : le vers libre... 310

Autres voies : intuition et spontanéité... 314

Autres voies : l’obscurité ... 316

Le passage vers l’abstraction... 319

Le passage vers l’abstraction : lectures et rencontres ... 321

Le passage vers l’abstraction : derniers glissements ... 327

Le passage vers l’abstraction : point de « rupture » ?... 335

3.2. Les conflits de l’art et de la morale : une « poussée » vers l’abstraction ? .... 342

A. Art et morale ... 343 Refus du moralisme... 343 Moralisme d’Élie ... 347 Romantisme ... 347 Psychologisme ... 350 Art et morale... 353 B. Élie et le roman... 357 Oscar Wilde... 360 Marcel Proust... 362 Marcel Jouhandeau ... 365 Julien Green ... 369

André Malraux et André Gide... 373

Henry de Montherlant... 381

Premières conclusions : une critique romanesque empêchée ?... 382

C. Lectures publiques... 385

La critique romanesque dans La Relève et La Nouvelle Relève ... 385

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Robert Charbonneau : l’art pour connaître l’homme

et le roman comme genre-roi ... 391

Robert Charbonneau : fidélité à sa vérité ... 393

Robert Charbonneau : fidélité à la vérité... 395

Robert Charbonneau, juge des personnages ... 400

D. La morale hors du roman... 406

Le sujet en peinture ... 407

La leçon des incroyants ... 408

Baudelaire ... 409

Rimbaud ... 411

Reverdy... 414

Éluard... 417

Conclusion : de l’incroyance à la création ... 421

Borduas ou le geste difficile... 433

4. Robert Élie, créateur... 443

4.1. Devenir soi-même créateur... 443

A. La lecture comme création... 444

Une lecture engagée ... 445

Une critique engagée... 446

Un polygraphe à sa façon... 447

B. De l’esthétique à l’œuvre... 449

Un projet de recueil de nouvelles, 1937 ... 449

La fin des songes ... 452

4.2 Les apories de l’esthétique élienne ... 461

L’aporie de l’impossible roman ... 461

L’aporie du silence ... 462

L’aporie du silence dans La fin des songes ... 468

4.3. Questions au roman – réponses d’Élie, romancier... 475

Formation du créateur... 476

Le personnage selon Élie... 478

Laisser vivre les personnages : les aléas d’une narration ... 486

Fermer l’œuvre ou ouvrir l’œuvre ?... 489

4.4. L’essai comme création... 494

Regard d’Élie sur l’essai ... 494

Élie, essayiste ? ... 496

Les formes de la certitude ... 501

Entre dualisme et incarnation... 505

Accompagner jusqu’à l’extrême bord de la rupture. Conclusion... 509

Bibliographie ... 527

1. Sources primaires... 527

1.1. Sources manuscrites et audiovisuelles ... 527

1.2. Sources imprimées ... 528

1.2.1. Œuvres de Robert Élie ... 528

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b. Textes publiés de façon posthume... 536

1.2.2. La Relève et La Nouvelle Relève... 536

a. Textes collectifs... 536

b. Textes d’autres collaborateurs ... 537

1.2.3. Sources et contemporains québécois et européens ... 541

2. Études ... 548 Annexe – Inédits de Robert Élie ...I

The Picture of Dorian Gray...I

Seconde nature II ... III L’amour et l’instinct – Baudelaire ...IX Les signes parmi nous ... XV [La liberté spirituelle]...XVII [La littérature]...XXII Le meilleur des mondes...XXV [Note autobiographique]...XXVIII [Rien n’est plus beau]...XXX Les jardins de l’enfance sous le soleil levant ou

considérations sur Les grands cimetières sous la lune ... XXXVIII Art moderne... XLVIII Satan ...XLIX Cézanne ...LV Robert Élie à Saint-Denys Garneau, 15 avril 1940...LIX Borduas... LXV

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INTRODUCTION

À l’été 1949, Robert Élie rend publique sa volonté d’aller « Au delà du refus » clamé un an plus tôt par Paul-Émile Borduas et les automatistes1. Ce texte est emblématique de la réaction à Refus global de la part d’un certain nombre d’intellectuels catholiques « libéraux », enthousiastes devant les derniers développements de l’« art vivant » et proches des artistes d’avant-garde2. Ils sont l’incarnation dans le milieu artistique d’une famille intellectuelle que plusieurs ont appelée « personnaliste », et qui aurait préparé la Révolution tranquille de l’intérieur du catholicisme3. Quand Élie se propose d’aller « au delà », il annonce la présentation d’une esthétique visant à corriger et à dépasser la tonitruante proclamation automatiste. Certes, aujourd’hui, le texte apparaît plutôt comme la tentative de tenir en bride une monture emballée ; cela, comme

1 R. Élie, « Au delà du refus », Revue dominicaine, juillet-août et septembre 1949, dans

Œuvres, 1979, 587-599. Le système de référence retenu est le suivant. Nous donnons en

note le nom de l’auteur et, à la première occurrence, le titre entier du texte cité, le titre de la revue ou de l’ouvrage collectif s’il y a lieu, et la date de publication suivie du folio. Lors des notes subséquentes, nous donnons seulement le nom de l’auteur et un abrégé du titre suivi du folio. Les adresses bibliographiques complètes figurent en bibliographie. 2J.-P. Warren a récemment donné une vue d’ensemble de cette configuration intellectuelle catholique et de ce qui la relie à Borduas dans L’art vivant. Autour de

Paul-Émile Borduas, 2011. Un colloque a été consacré à l’étude du versant littéraire de la

même configuration, dépassant toutefois son incarnation québécoise (F. Gugelot, C. Vanderpelen-Diagre et J.-P. Warren (dir.), L’engagement créateur. Écritures et

langages des personnalismes chrétiens au XXe siècle, COnTEXTES, 2012).

3 Plusieurs travaux ont donné forme à cette hypothèse, tels ceux de C. Roy (« De La

Relève à Cité libre : avatars du personnalisme au Québec », Vice versa, décembre

1986-janvier 1987), J.-P. Warren et É.-M. Meunier (Sortir de la « Grande noirceur ».

L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, 2002), M. Gauvreau (Les origines catholiques de la Révolution tranquille, 2008 [2005]), ou encore L. Bienvenue

(Quand la jeunesse entre en scène : l’action catholique avant la Révolution tranquille, 2003), suivis par un nombre important de publications.

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l’inévitable référence à l’au-delà de l’univers religieux, tend à jeter un voile sur une volonté de dépassement pourtant bien réelle4, et dont témoigne un texte comme « La vie la nuit », auquel cette thèse emprunte son titre5. Or, cet « au delà » que souhaite Élie oblitère également l’antériorité d’une réflexion esthétique qui prend racine à La Relève au milieu des années 1930 et qui cherche précisément à émuler le dépassement moderne tout en faisant l’économie d’une rupture avec l’héritage religieux.

Du parcours de cette réflexion, nous avons voulu suivre le tracé en donnant une étude détaillée de la manière dont Robert Élie a développé son esthétique. Ce personnage relativement effacé apparaît, sur la scène de l’histoire intellectuelle, littéraire et artistique québécoise, successivement dans « l’ombre » d’Hector de Saint-Denys Garneau et de Paul-Émile Borduas. Il fut néanmoins un critique particulièrement perspicace – admirateur, comme on sait, des vers de son ami, mais aussi lecteur d’Éluard dès le milieu des années 19306 et le premier à consacrer un ouvrage à la peinture de Borduas7. Son œuvre est emblématique des tensions vécues par plusieurs intellectuels québécois des années 1930 à 1950 entre leur foi catholique et leur attirance vers un art d’avant-garde qui tend à évacuer la religion, et que l’on pourrait qualifier d’écrivains de la transition – tels Robert Charbonneau, Jean Le Moyne, Guy Sylvestre et jusqu’à Pierre Vadeboncœur8. Elle représente un pan de l’histoire littéraire et intellectuelle québécoise qui, jusqu’à

4 F.-M. Gagnon a bien compris la position d’Élie sur ce point : concluant à son propos que ses convictions religieuses ont bloqué son adhésion à Borduas, il relève cependant la « perspective de “dépassement” » dans laquelle se place le critique (Chronique du

mouvement automatiste québécois (1941-1954), 1998, 968).

5 « La vie la nuit », Ateliers d’arts graphiques, février 1949, Œ, 666-667.

6 A.-G. Bourassa présente Élie comme un passeur de certaines œuvres de surréalistes ou de leurs précurseurs (Surréalisme et littérature québécoise. Histoire d’une révolution

culturelle, 1986, 104 et 140).

7 R. Élie, Borduas, 1943, dans Œuvres, 571-580.

8 Soulignons quelques études récentes sur des intellectuels de cette famille : M.-C. Lalande, « La revue Gants du ciel (1943-1946) : une esthétique littéraire de l’unité », 2004 ; plusieurs chapitres de Y. Lamonde, La modernité au Québec, 1. La Crise de

l’homme et de l’esprit, 1929-1939, 2011 ; J. Livernois, Un moderne à rebours. Biographie intellectuelle et artistique de Pierre Vadeboncœur, 2012 ; F. Ouellet (dir.), Décliner l’intériorité. Le roman psychologique des années 1940 et 1950 au Québec,

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récemment, était resté relativement dans l’ombre9. Cela ne l’a pas empêché d’exercer une autre « influence » que celle des étoiles de la modernité poétique et picturale dont il est proche, puisqu’il occupa divers postes clés dans l’administration de la culture au cours des années 1950 et 196010.

Ce parcours, qui culminera pour les fins de notre étude avec la publication de La fin

des songes en 1950, se dessine suivant une série de légers glissements plutôt que par

grandes enjambées ou revirements spectaculaires. En suivant son cours tranquille, un lecteur verra se mettre en place des principes et un vocabulaire esthétiques indissociables d’une réflexion politique et théologique. Ces principes sont aussitôt soumis à l’épreuve des œuvres lues ou vues, épreuve qui fait cheminer la réflexion esthétique tout en révélant ses apories. Au gré de la réflexion spéculative et des réactions aux œuvres, apparaît par quels détours s’est accomplie la transition d’une conception mimétique de l’art à l’accueil enthousiaste de la non-figuration, et par quels raisonnements Élie cherchait à la justifier. De même, au carrefour de la spéculation et de la critique, cohabitent et se confondent des visions du poète moderne, révolutionnaire et tragique. Dans cette critique, picturale ou littéraire, ne cessent jamais d’intervenir des préoccupations morales qu’il s’agit de définir et de qualifier, car elles peuvent dévaloriser les audaces formelles tout autant que les favoriser ou, ailleurs, réduire le critique au silence.

Nous abordons l’œuvre d’Élie à partir de ses contributions à La Relève, où sa pensée s’est formée. Nous suggérons régulièrement des chemins de traverse pour la relier, l’opposer ou la faire dialoguer avec celle d’autres collaborateurs de la revue11. Nous

9 Élie figure néanmoins en bonne place dans la lecture du discours social de 1937 à 1953 proposée par P. Popovic dans La contradiction du poème. Poésie et discours social au

Québec de 1948 à 1953, 1992, 47-250, où l’auteur reprend l’essentiel de l’article intitulé

« Les prémices d’un refus (global) » (Études françaises, 1987, 19-30).

10 Élie sera successivement directeur de l’École des beaux-arts de Montréal, puis de la province de Québec (1957-1961), attaché culturel de la délégation du Québec à Paris (1962-1966), président du Conseil des Arts du Canada (1970-1972).

11 Ces chemins de traverse vont de la simple note (entre autres les notes 16, 57, 89, 112, 117, 167, 255 et 284 du chapitre 2 et les notes 4, 63, 108, 198, 307 et 368 du chapitre 3) au développement de plusieurs pages (voir par exemple au chapitre 2, les passages situés aux pages 231-232, 254-255 et 275-278, et au chapitre 3, aux pages 287-288, 380-381 et 389-406). Nous nous expliquons plus bas sur les limites du corpus étudié (19-21). Pour

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avons fait le pari cependant de chercher à suivre le développement de la pensée d’Élie et de faire apparaître sa cohérence, ses transformations et ses paradoxes de l’intérieur et

pour elle-même, et non uniquement à partir de la revue qu’elle représente. Nous avons

imposé à notre étude des balises temporelles (1935 à 1950) permettant de nous attarder à ce passage et d’en révéler les résistances, laissant de côté une partie de l’œuvre de maturité d’Élie12.

Une telle approche n’est pourtant pas garante de cohérence. Cette difficulté se laisse apercevoir dans l’orientation de plusieurs travaux consacrés à La Relève et à La Nouvelle

Relève, qui suivent deux tendances adverses. Les uns mettent à mal les prétentions

révolutionnaires de la revue pour donner l’image d’un organe travaillé par les forces conservatrices13, voire, plus récemment, comme une instance censoriale14. Les autres voient La Relève comme un lieu d’émergence de la modernité culturelle québécoise et d’une subjectivité délivrée du « nous », et si plusieurs nuancent le mot de Gilles Marcotte – « La Relève, c’est le loup dans la bergerie15 » –, la majorité lui donne raison en dernière analyse16. Si personne ne manque de relever l’orientation catholique de la revue, peu en des comparaisons entre les positions d’Élie et celles de la revue en général, voir les pages 177-179, 376-377 et 385-388.

12 Ne sont pas à l’étude les textes écrits ou publiés après 1950, incluant le deuxième roman publié (Il suffit d’un jour, 1957), son œuvre dramatique (L’Étrangère, 1952 ; Les

époux solitaires, 1954 ; La jeune fille ravie, 1956, entre autres) et certains essais et prises

de position (introduction à L’école laïque, 1961).

13 A.-J. Bélanger soutient que La Relève reformule le discours politique de l’orthodoxie nationaliste (L’apolitisme des idéologies québécoises. Le grand tournant de 1934-1936, 1974, 163, 166 et 178-179) ; il est plus nuancé dans Ruptures et constantes. Quatre

idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la JEC, Cité libre, Parti pris (1977). Des

positions semblables sont défendues par J. Pelletier (« La Relève : une idéologie des années 1930 », Voix et Images du pays, 1972), R. Lahaise (Une histoire du Québec par sa

littérature, 1914-1939, 1998, 264-268) et, dans une moindre mesure, L. Robert

(« Sociocritique et modernité au Québec », Études françaises, 1987, 35).

14 P. Hébert et É. Salaün, Censure et littérature au Québec. Des vieux couvents au plaisir

de vivre (1920-1959), 2004, 128.

15 G. Marcotte, « Les années trente : de Monseigneur Camille à la Relève », dans

Littérature et circonstances, 1989, 63.

16 J. Allard, Traverses de la critique littéraire au Québec, 1991, 34-37. M. Biron relève la volonté « d’embrasser une culture problématique, […] dont la difficulté même devient source d’intérêt » (L’absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, 2000, 62). Pour P. Nepveu, les écrivains de La Relève, avec d’autres de leur génération, sont les

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font un véritable outil d’analyse, et en ressort l’impression que c’est en dépit du catholicisme que s’affirme la modernité de La Relève17. Parvenir à une compréhension fine des positions d’Élie et de La Relève interdit pourtant de dissocier le politique de l’esthétique, l’antimoderne du moderne, le laïc du religieux. Pierre Popovic l’a bien vu lorsqu’il écrit, non sans employer un certain jargon sociocritique : « Ce qu’il faut arriver à comprendre, c’est comment le groupe de Robert Charbonneau peut simultanément […] absorber tant de topoï et d’idéologèmes allotropiques18 ». C’est précisément la foi dans le catholicisme qui pousse les auteurs de La Relève vers une certaine modernité culturelle, qu’il s’agit de définir, non sans que cette mise à jour soulève ensuite un nombre important de problèmes.

Une patiente reconstitution du réseau lexical et sémantique puisant à tous les écrits d’Élie, y compris plusieurs inédits, fait apparaître la stupéfiante cohérence d’une pensée habitée par plusieurs paradoxes. Cette reconstitution est nécessaire, car avec les membres de La Relève, Élie reprend et continue une entreprise, consciente et revendiquée, de motivation sémantique au cours de laquelle les termes et les notions débattus dans les milieux intellectuels de l’époque – vie, réalité, personne, intégralité ; engagement, révolution, liberté ; raison, intelligence, abstraction – en viennent à désigner des réalités souvent bien différentes de ce qu’ils désignent habituellement pour des lecteurs non prévenus. Cette entreprise de remotivation, amorcée par leurs « maîtres » européens, est rendue nécessaire à leurs yeux par la dévaluation subie par le langage dans le « monde moderne ». Pour annoncer le nerf central de cette esthétique, disons que le discours sur l’art, tout en étant dans une large mesure « apolitique », puise au discours politique, et que la signification de la création artistique ne prend son sens que replacée dans une architecture théologique où il est question de repenser la place et le rôle joués par l’homme dans la Création – autrement dit, son engagement.

premiers à affronter la dichotomie opposant l’âme ou l’esprit français et le corps américain en se posant « la question de la culture du point de vue de la subjectivité elle-même » (Intérieurs du nouveau monde, 1998, 159).

17 Chez H. Poulin, par exemple, les jeunes collaborateurs de la revue, « emportés par un esprit de libération », doivent lutter contre les « valeurs religieuses catholiques […] [qui] s’étaient peu à peu insinuées dans leur âme, à leur insu » (« La Relève : analyse et témoignages », 1968, 12-13).

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Notre essai de reconstitution s’appuie sur un exposé assez détaillé des fondements de la philosophie générale et des positions esthétiques des auteurs européens qui fournirent à Élie et à La Relève les cadres de leur vision du monde et de l’art, exposé auquel nous consacrons un chapitre entier (chapitre 1). Ces « maîtres », groupés sous l’appellation de « réformateurs chrétiens des années 1930 », sont Jacques Maritain, Daniel-Rops, Emmanuel Mounier, Nicolas Berdiaeff, Denis de Rougemont et quelques autres, convoqués à l’occasion. L’inventaire des lectures établi à partir des cahiers de notes d’Élie vient ici confirmer une parenté que les études des réseaux transatlantiques de la revue avaient établie19. Ces recherches précieuses, effectuées dans le champ sociologique plus que littéraire, devaient être complétées par l’étude détaillée des idées mises en circulation20. Ce vide interprétatif, auquel les études fondatrices sur la revue n’avaient qu’en partie remédié, demande à être comblé en ce qui concerne les idées esthétiques21. Peut-être ces thèses paraîtront-elles évidentes aux spécialistes qui ont suivi la production de ces auteurs depuis les années 1940 et une compréhension, au moins partielle, des problèmes et enjeux soulevés par un Jacques Maritain allait peut-être de soi pour les chercheurs des années 1960 et 1970. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et nous n’avons pas trouvé d’explication suffisamment complète pour répondre aux besoins de notre enquête. La partie de notre thèse consacrée aux réformateurs est une façon d’en prendre acte, en même temps qu’elle tâche d’offrir aux chercheurs qui suivront un moyen de remédier à cette méconnaissance.

19 S. Angers et G. Fabre, Échanges intellectuels entre la France et le Québec,

1930-2000 : les réseaux de la revue Esprit avec La Relève, Cité libre, Parti pris et Possibles,

2004 ; S. Angers-Fabre, « Le versant canadien-français de la génération “non-conformiste” européenne des années trente : la revue La Relève », Recherches

sociographiques, 2002, 133-148 ; Y. Cloutier, « De quelques usages québécois de

Maritain : la génération de La Relève », dans Saint-Denys Garneau et La Relève, 1995, 59-79.

20 S. Angers-Fabre s’en tient à une exposition juste, mais très peu développée, du contenu des échanges entre La Relève et la génération non-conformiste des années trente (« Le versant canadien-français […] », 143). S. Angers et G. Fabre vont un peu plus loin dans

Échanges intellectuels […], 17-46.

21 Ces études fondatrices sont : J.-C. Falardeau, « La génération de La Relève », dans

Notre société et son roman, 1967, 101-117 ; A.-J. Bélanger, L’apolitisme des idéologies québécoises […] ; id., Ruptures et constantes […] ; J. Pelletier, « La Relève : une

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Ce passage par la pensée des réformateurs a le désavantage de produire un certain effet de miroir avec les chapitres consacrés à Élie et à La Relève. En revanche, du point de vue méthodologique, il offre l’avantage de fournir une base permettant d’éclairer certaines zones d’ombre propres à l’univers élien. En outre, l’étude des textes d’Élie révèle plus qu’une reprise de la pensée de ses maîtres : les apports de la pensée réformatrice se greffent aux enjeux et discours locaux – que ce soit le discours de Lionel Groulx, le problème de l’enseignement clérical (chapitres 2.1 et 2.2), ou encore celui de la censure littéraire (chapitre 3.2). Au terme d’une confrontation entre les « maîtres » d’ici et ceux de là-bas (en opposant Groulx à Maritain, par exemple) – ce que les inédits révèlent, tout en laissant apparaître la frontière séparant le pensable du publiable –, prendra forme à

La Relève un engagement culturel bien particulier, qui n’a que peu à voir avec ce que l’on

a cru bon d’appeler « littérature engagée », et auquel il faut peut-être donner plutôt le nom de « vocation culturelle » (chapitre 2).

Par ailleurs, et cette fois du point de vue de la problématique, le chapitre que nous consacrons aux réformateurs chrétiens des années 1930 permet de préciser la nature du « pari » – pour évoquer le titre de l’ouvrage éclairant d’Éric-Martin Meunier22 – dont héritent Élie et ses amis de La Relève, et qui fonde l’étrange amalgame de modernité et de réaction qui se lit sous leur plume. Ce pari consiste à soutenir que la révélation divine, tout en demeurant immuable et éternelle, peut néanmoins prendre au fil du temps une infinité de formulations différentes. C’est un défi à l’entendement, mais aussi une véritable gageure que de contester l’étanchéité de la frontière entre temps et éternité, car le risque est réel de dévaluer cette dernière en cherchant à l’adapter aux temps toujours changeants, et a fortiori aux temps modernes23. Ce risque est pris en échange de l’investissement des hommes dans la lourde tâche de faire advenir la coïncidence, ou du moins le rapprochement, entre leur temps et le Royaume éternel.

22 É.-M. Meunier, Le pari personnaliste. Modernité et catholicisme au XXe siècle, 2007. Ce pari fonde le modernisme religieux, expression désignant plus précisément l’école historique proposant de lire la Bible dans cette perspective (cf. ibid., 37-52).

23 Là se trouve la principale critique adressée, de l’intérieur de l’Église, à cette branche du catholicisme née au début du siècle.

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Même si, telle quelle, cette articulation originale de l’histoire et de la parole révélée trouva peu d’écho dans les pages de La Relève, sa connaissance est indispensable à la compréhension de la notion d’engagement dont hérite le groupe de jeunes intellectuels. Le pari consistant à concilier éternité et renouveau conduit à tenter de se « bricoler », contre le « monde moderne », une révolution dont les arts seront chez Élie, sinon le seul moteur, du moins un véritable fer de lance, parce qu’ils sont capables d’unifier ce que le monde moderne a divisé. La poésie vient ainsi se greffer au champ lexical de l’unité et de l’intégralité24. Ce thème d’origine religieuse, où la poésie est synonyme d’unité retrouvée et d’intégralité authentique, structure la compréhension de tout un lexique – celui de la réalité, de la vie et de la personne, notamment ; en face, son pôle dysphorique, la division, marque une compréhension de la rationalité, de l’abstraction et du matérialisme qui chemine de la pensée philosophique et politique jusqu’aux jugements esthétiques. Il faut retenir que, ainsi spiritualisés, les arts ne peuvent pour autant se priver de modernité, entendue ici au sens de renouvellement, dont dépend la préservation de leur pouvoir unificateur.

La problématique que nous présentons rejoint par tant de voies la question du moderne qu’il importe d’ouvrir ici une parenthèse. La définition de la modernité et du lexique qui y est associé fluctue selon les disciplines ; les points de jonction et les différences doivent être mises en relief, puisque ces sens seront convoqués tour à tour25. L’adjectif « moderne » désigne d’abord tout ce qui est nouveau, contemporain, « de son temps26 ». La connotation positive que reçoit ce « moderne » dans les milieux libéraux valorisant le progrès ne va pas de soi ; cela est sensible dans plusieurs milieux québécois de la première moitié du XXe siècle. Ce moderne contemporain peut être distingué de « l’époque moderne », périodisation historique dont les balises et les interprétations

24 F. Dumont a montré combien le thème de l’unité traverse les discours sur la fonction de la poésie dans l’immédiat après-guerre (Usages de la poésie. Le discours des poètes

québécois sur la fonction de la poésie (1945-1970), 1993, 7-56).

25 Nous sommes redevable au « ménage conceptuel » entrepris par J.-P. Warren dans « Petite typologie du “moderne” au Québec (1850-1950). Moderne, modernisation, modernisme, modernité », Recherches sociographiques, 2005, 495-525.

26 Y. Lamonde, « “Être de son temps” : pourquoi, comment ? », dans Constructions de la

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varient27 ; mais pour Élie, à la suite des réformateurs chrétiens des années 1930, l’époque moderne se confond partiellement avec le contemporain, considéré comme l’aboutissement d’une déchéance dont le début de l’époque moderne avait marqué le point de départ. L’idée d’une déchéance moderne, largement répandue au Canada français entre 1850 et 195028, s’appuie sur un autre sens du moderne, celui de la Modernité philosophique, désignant les idéaux des Lumières, en grande partie dérivés de la philosophie cartésienne, pour laquelle la raison individuelle est le seul principe immuable – le cogito. L’individualisme, le matérialisme et le rationalisme en forment les lignes directrices, desquelles découlent les idées d’autonomie du sujet, de liberté, de progrès et de séparation des pouvoirs. La modernisation désigne enfin la transformation de la société, des institutions et des industries suivant l’évolution de la science – la mécanisation de l’industrie, par exemple29. Élie vit et écrit dans un Québec dont la modernisation est déjà bien amorcée30. Proche du moderne au sens de « contemporain », puisqu’il s’agit d’introduire du nouveau, la modernisation doit cependant en être distinguée, car qui reconnaît ses bienfaits n’adhère pas nécessairement à tout ce qui est « de son temps ».

Au cœur de cette nébuleuse, il importe de situer le modernisme, notamment en art. « [Ê]tre au diapason de son temps », selon le mot du peintre Adrien Hébert, qui prend le parti de peindre la modernisation de Montréal plutôt que les scènes intemporelles du Québec rural31, ne participe pas de la même démarche que la volonté de révolution permanente qui anime le modernisme des avant-gardes. L’artiste d’avant-garde, en cherchant à repousser constamment les limites de son art, se projette au-delà d’un monde

27 La plus fréquemment admise est celle de la prise de Constantinople en 1453 (cf. A. Lalande, « Moderne », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1991 [1926], 640). D’autres font commencer l’époque moderne avec la Révolution française et l’associent à la démocratie et à la naissance du sujet moderne, individu libre, autonome et investi de droits (cf. A. Nouss, La modernité, 1995, 78 et 82-87).

28 J.-P. Warren, « Petite typologie du “moderne” […] », 510-513.

29 Dans le même ordre d’idées, M. Fournier parle de « modernisation de la culture » québécoise en désignant « la spécialisation et la professionnalisation de savoirs », dans

L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec, 1986, 10.

30 P.-A. Linteau et al., Histoire du Québec contemporain, t. II : le Québec depuis 1930, 1989, notamment 11-12 et 43-44.

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contemporain qu’il s’agit de dépasser ou de « continuer à faire évoluer32 ». Depuis l’époque des « avant-gardes historiques33 », cet aspect moderniste de l’art moderne ne peut être ignoré. Toute modernité artistique ne se confond pas cependant avec le culte de l’avancée continuelle. Telle que l’entend Baudelaire, elle se nourrit du moderne contemporain sans s’y arrêter, et rappelons-en la célèbre formule : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable34 ». Modernisme et modernité baudelairienne ont en commun de prendre les traits d’une certaine antimodernité, de ne pas se contenter de célébrer le présent35. Quant à Maritain, s’il est bien, par plusieurs aspects, antimoderne, la modernité artistique et poétique telle qu’il la conçoit s’élabore en référence à un autre Baudelaire, celui des correspondances36. Faisant peu de cas de la nécessité de chercher l’éternel dans le

transitoire, Maritain retient, comme critère discriminant de la « poésie comme poésie »

(une qualité applicable à tous les arts), la « qualité […] théologique37 » qui la rend capable de relier le monde et l’au-delà, et définit la modernité artistique comme la prise de conscience accrue de ce pouvoir38.

32 C. Greenberg, « Avant-garde et kitsch », dans Art et culture. Essais critiques, 1988 [1939], 11 (ici et pour toutes les citations, sauf mention contraire, les italiques sont de l’auteur). Greenberg insistera ensuite sur la réflexivité, i.e. le fait pour l’artiste de diriger son attention sur les moyens de sa pratique, qui caractérise l’art d’avant-garde (ibid., 12-13).

33 L’expression « avant-gardes historiques » désigne « les courants avant-gardistes de la première moitié du XXe siècle, à partir du futurisme », en les distinguant « de ceux naissant après 1945 » (M. Schwarze, « Y a-t-il une arrière-garde moderne ? Le cas de Georges Duhamel », dans La polémique contre la modernité. Antimodernes et

réactionnaires, 2011, 211, n. 2).

34 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans Œuvres complètes, 1961, 1163. 35 A. Compagnon fait de Baudelaire une des figures centrales de son ouvrage sur Les

antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, 2005. Pour Compagnon, les

antimodernes sont les seuls « vrais modernes » (ibid., 8). J.-P. Warren remarque par ailleurs « que l’on peut, sinon que l’on doit replacer les diverses formes du modernisme [artistique, religieux, politique] dans un effort de s’émanciper de la modernité » (« Petite typologie du “moderne” […] », 503).

36 C. Baudelaire, « Théophile Gautier », dans Œuvres complètes, 686.

37 J. Maritain, Situation de la poésie [1938], dans Œuvres complètes, vol. 6, 1982, 845-846.

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Mais qui plus est, nous verrons que l’exigence moderniste de renouvellement des arts présuppose une revendication de liberté et d’autonomie qui renvoie derechef à la Modernité philosophique et pousse les arts modernes à se développer pour une grande part soit en marge de l’institution religieuse, soit carrément en opposition avec elle. Cela n’a pas empêché Maritain, le plus esthéticien des réformateurs que nous abordons, de reconnaître la nécessité d’un renouvellement des formes. Il cherche à réconcilier l’autonomie qu’elle suppose avec l’hétéronomie religieuse (chapitre 1.2), en des termes repris par Élie, non sans que cet héritage se mélange, chez ce dernier, à des positions encore plus classiques, puisées par exemple chez l’intransigeant père Garrigou-Lagrange39 (chapitre 2.2-C). Les problèmes que posent cette réconciliation ne peuvent être contournés40. Or, c’est souvent dans la critique des œuvres qu’éclatent ces problèmes, qu’il est autrement plus facile d’écarter dans le discours théorique. Élie tenta à maintes reprises ce que Maritain fit peu du haut de sa chaire philosophique, à savoir mettre à l’épreuve des œuvres picturales, poétiques, romanesques ou théâtrales les principes de cette esthétique « catholique et moderne ».

Cette critique s’exerce tantôt dans l’espace privé de ses cahiers, tantôt dans les pages de La Relève. Voilà que l’application d’une esthétique en grande partie importée prend une certaine couleur locale : c’est au contact des œuvres qui lui sont disponibles – avec le retard que l’on sait, en particulier pour l’art pictural européen – qu’Élie forgera son goût et exercera son jugement. Remontant aussi loin que 1936 grâce à des

39 À ne pas confondre avec le P. Marie-Joseph Lagrange, dont l’exégèse historique est à l’origine de ce que É.-M. Meunier appelle le « pari personnaliste » (Le pari personnaliste

[…], 37-52), le P. Réginald Garrigou-Lagrange lutta contre les aspects plus « modernistes » de la pensée de Maritain – notamment ses prises de position politiques –, après avoir été son directeur spirituel au temps de sa collaboration à L’Action française de Maurras et de la fondation des cercles d’études thomistes de Meudon (J.-L. Barré,

Jacques et Raïssa Maritain, les mendiants du ciel. Biographies croisées, 1995, 221-222,

240-243 et 464-465).

40 C’est ce que font, trop souvent, les travaux consacrés à l’esthétique maritainienne, comme, de façon plus générale, au « personnalisme », qui se contentent de relever la volonté de conciliation entre modernité et catholicisme et minimisent les incompatibilités entre les « projets » religieux et artistique moderne. Les deux préfaces de M. Bressolette et P. Glaudes à la Correspondance [Cocteau-Maritain] (1923-1963) avec la Lettre à Jacques Maritain et la Réponse à Jean Cocteau (1926) (1993, 9-33 et 35-53) en donnent un bon exemple : le premier tombe dans ce piège que le second évite.

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« critiques » d’expositions inédites consignées dans les cahiers de notes, nous suivons le parcours qui prépare, à partir de toiles figuratives, mais aussi par l’intermédiaire des lectures poétiques et de la réflexion sur la poésie, l’adhésion enthousiaste à la proposition non-figurative de Borduas (chapitre 3.1).

D’autre part, en nous attachant cette fois principalement aux lectures romanesques, nous verrons prendre corps dans l’œuvre d’Élie, comme dans plusieurs textes de La

Relève que nous convoquerons, l’épineux problème moral posé par la conciliation entre

l’acceptation religieuse d’une hétéronomie et la revendication, moderne, d’une totale autonomie (chapitre 3.2). De ce problématique accommodement résulte une esthétique partiellement autodestructrice dès lors qu’elle n’est pas fermée sur elle-même, c’est-à-dire dès lors qu’elle aborde des œuvres étrangères à l’univers catholique. Car, d’une part, il apparaît au terme d’une analyse de la critique romanesque parue dans La Relève et La

Nouvelle Relève, que la critique publiée issue d’une telle esthétique se révèle souvent, en

définitive, moralisatrice, quoique accueillante en principe à des formes modernes irréductibles à la morale : elle paraît pratiquement incapable d’encenser sans arrière-pensée l’œuvre non catholique. D’autre part, ce système esthétique apparaît autodestructeur en ce que les pouvoirs unificateurs conférés aux arts sont constamment minés par l’exigence d’humilité découlant de l’hétéronomie, qui se matérialise en un rappel incessant de leur impuissance et du caractère illusoire de leur quête.

Élie n’est dupe qu’en partie de ce système qu’il fait sien. Il n’en contestera jamais les bases, pas même lorsqu’il deviendra à son tour créateur. Pourtant, la dynamique de publication et de non-publication de ses essais et critiques donne à penser qu’il était conscient de certains écueils et qu’il a voulu les éviter. L’adhésion sans partage à la non-figuration automatiste pourrait avoir été l’une des façons de manœuvrer dans cet étroit chenal (chapitre 3) ; si les essais d’Élie ne furent peut-être pas le lieu d’une mise en doute de cette pensée où la foi occupe une grande place, la pratique de l’art romanesque aurait fourni l’occasion de réaffirmer toute une esthétique, tout en faisant face à ses apories (chapitre 4).

Au terme de ce parcours menant des sources de l’esthétique de Robert Élie à l’évaluation de sa propre production artistique, il est possible de soutenir qu’il fut un

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avocat sincère et intelligent de la foi catholique et de la modernité esthétique. La reconnaissance des paradoxes qui habitent sa pensée, loin d’en causer la destruction immédiate, laisse apercevoir l’effort et les enjeux d’une pensée parfois ingénue, mais toujours franche, parfois soumise à l’autorité religieuse, mais toujours prompte à en dénoncer les limites et les excès. En reconstituant la recherche d’Élie sur le fond de ces problèmes, nous avons pu constater que bon nombre des contradictions qu’il manifeste sont en réalité les pièces motrices de sa pensée, et qu’en suivant les termes de ces contradictions, il est possible de découvrir un écrivain qui n’est pas dépourvu de générosité et d’une profondeur de vues qui fait un contrepoids indispensable au Refus

global, pour qui s’intéresserait à comprendre une partie de son origine, le contexte de son

apparition, et ceux qui étaient à même d’en saisir toute la signification pour la société de l’époque.

Son esthétique en est une de transition, située à la croisée des chemins entre un art moderne qui se veut autonome et un art catholique conservant forcément une forme d’hétéronomie. Les deux routes se croisent et pourtant n’ont pas la même destination, ce qui explique peut-être la postérité problématique des auteurs catholiques de cette génération : le lecteur d’aujourd’hui peut accompagner Élie et ses contemporains sur une partie du chemin, mais les quitte en définitive sans garder grand-chose de ce qui fait l’essentiel de leur conception de l’art, si ce n’est sous une forme laïcisée.

Méthode et revue des travaux sur La Relève et Robert Élie

Résumé de la manière la plus synthétique, le problème fondamental qui nous anime consiste à comprendre et à expliquer comment se conjuguent conservatisme et modernité esthétique dans la pensée de Robert Élie, et à quelle sorte de « modernité » cette rencontre donne lieu. Centrée sur une seule figure, notre étude prétend néanmoins éclairer les positions de La Relève relativement à ce problème et, par le fait même, contribuer à la compréhension d’une transition intellectuelle qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne consiste pas à passer d’une culture dont la dominante première est le catholicisme à une culture « affranchie » et laïcisée, mais en une transition entre deux façons d’articuler catholicisme et culture.

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Les écrits d’Élie se déploient sur un large spectre allant de la réflexion philosophique et « politique », en passant par la formulation de principes esthétiques et la critique des œuvres picturales autant que littéraires, et enfin jusqu’à la création. Ils permettent d’embrasser l’ensemble des enjeux posés par la question qui nous anime – l’inscription de l’esthétique dans une pensée « politique », le rapport à la modernité formelle, l’articulation des arts et de la morale, l’application des principes esthétiques pour la création littéraire –, et ce, à partir d’un seul « cerveau », de façon à éviter les mises au point continuelles exigées par les sensibilités d’auteurs différents41.

L’exceptionnelle disponibilité d’un corpus dont les œuvres publiées ne forment que la partie émergée donne à notre travail sa spécificité. Deux sources principales nous ont permis de constituer le corpus des œuvres d’Élie pour la période retenue. La plupart des textes publiés ont été reproduits ou répertoriés dans les Œuvres de Robert Élie, compilées après sa disparition en 1973 par les soins de Paul Beaulieu42 ; nous avons complété cette matière en dépouillant La Presse43 et Architecture, bâtiment, construction pour les années où Élie y est attaché. Notre corpus s’enrichit par ailleurs d’un grand nombre de textes inédits puisés au fonds Robert Élie (FRÉ) conservé à Bibliothèque et Archives nationales du Québec44, qui comprend pour la période qui nous intéresse plusieurs cahiers de notes regorgeant de commentaires sur les lectures littéraires et les visites d’expositions, quelques essais inédits et quelques lettres. Ce corpus d’inédits est complété par les lettres

41 Des chemins de traverse assurent toutefois quelques confrontations, notamment entre Élie et Robert Charbonneau (au chapitre 3, 383-400) et Élie et Saint-Denys Garneau (au chapitre 2, 250-251 et 270-274 et au chapitre 3, 283-284 et 375-376).

42 R. Élie, Œuvres, introduction de P. Beaulieu [« Re-découvrir Robert Élie »], Montréal, Hurtubise HMH, 1979. Nous renvoyons aussi souvent que possible à cette édition en utilisant le sigle Œ, suivi du folio ; nous ne répétons pas à chaque fois le nom de l’auteur, mais nous donnons entre guillemets le titre du texte cité et, à la première occurrence, les informations permettant de le situer dans le temps. Aux occurrences subséquentes, la référence se fait dans le corps du texte.

43 Élie signe dans La Presse des critiques d’art entre 1941 et 1943 sous le pseudonyme de Pierre Daniel.

44 Pour la plupart manuscrits, ces textes peuvent être consultés sur microfilm ; c’est pourquoi nous utilisons la pagination de la version microfilmée du fonds. Le format de nos références au fonds Robert Élie est le suivant : « Titre du fragment », numéro du cahier ou description du document et section du fonds (date), FRÉ numéro de bobine-numéro de cliché(s). Par exemple : « Orientations de Lionel Groulx », cahier 2 (novembre-décembre 1935), FRÉ 02-1004-1013.

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d’Élie à Borduas, conservées au fonds Paul-Émile Borduas du Musée d’art contemporain de Montréal45. Nous avons pris soin, dans nos développements, de citer des portions de textes inédits suffisamment importantes pour que la consultation du fragment entier ne soit pas systématiquement nécessaire. Nous offrons cependant en annexe, en guise d’aperçu du contenu du fonds Robert Élie, la transcription d’une dizaine de textes ou fragments46.

L’analyse de ce corpus permet de lever plusieurs ambiguïtés. Tantôt, plus de conservatisme et un catholicisme plus affirmé se cachent sous la ligne de flottaison ; tantôt, ce sont des critiques plus acerbes du régime en place ou des lectures d’œuvres plus novatrices. Alors que les textes publiés invitent à voir Élie passer successivement d’une écriture philosophico-politique (durant les premières années de La Relève) à une pratique de la critique littéraire et artistique (grosso modo à partir des années 1940), puis enfin à la fiction, la prise en compte des inédits permet d’analyser dans la synchronie les critiques et lectures d’œuvres et l’énonciation des grands principes philosophiques, politiques et esthétiques, avant de greffer la création sur cette trame. Pour la majeure partie des années 1930, la plupart des rencontres esthétiques importantes dont les cahiers gardent les traces ne donnent pas lieu à des textes publiés. Or, le caractère privé de cette partie du corpus n’invalide pas son étude, puisque justement nous cherchons à donner sens à la publication ou à la non publication des textes.

Élie nous intéresse à la fois comme essayiste critique et comme romancier, parce que les idées qui sont le matériau de ses essais forment un système cohérent, par-delà les hésitations et certaines confusions propres à des écrits de jeunesse, et malgré un refus

45 Les lettres d’Élie à Borduas sont classées dans le dossier 124 de la classification dite « Théberge ». La bibliographie de ces lettres a été établie par G. Lapointe (« Paul-Émile Borduas : édition critique d’un choix de lettres », 1994, 405-408), où l’auteur donne par ailleurs une belle lecture littéraire de cette correspondance que nous sollicitons peu (reprise dans G. Lapointe, L’envol des signes. Borduas et ses lettres, 1996, 137-181). Plusieurs extraits des lettres d’Élie à Borduas sont cités dans l’apparat critique des écrits de P.-É. Borduas : voir entre autres Écrits II, Tome 1 : 1923-1953 (1997, 236-237, notes 49, 50 et 54, 240, note 76) ; Écrits II, Tome 2 : 1954-1960 (1997, 574, note 22, 927, notes 121 et 123).

46 Nous indiquons la pagination de l’annexe lorsque nous nous référons à l’un des textes reproduits, sous la forme suivante : Annexe, numéro de page en chiffres romains.

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affirmé de la systématicité rationnelle de la pensée. Son écriture romanesque vient s’inscrire à l’intérieur de ce système. La plupart des études faisant une place à Élie tiennent compte soit de sa production romanesque – le plus souvent à l’intérieur de synthèses interrogeant le roman québécois de divers points de vue47 –, soit de son œuvre d’essayiste, considérée alors tantôt pour sa participation à La Relève48, tantôt pour son implication comme critique auprès de Borduas49. Plus rares sont les études faisant le pont entre ces trois « moments » de la carrière d’Élie. Le livre de Marc Gagnon et l’excellent mémoire de Jean Fisette ont en commun le souci d’établir la cohérence de son œuvre en s’appuyant principalement sur les romans et le théâtre, œuvres de maturité. Tout en y jetant l’éclairage des certains essais publiés, ils structurent leur analyse à partir de thèmes fictionnels : la violence, le regard, le sacré (chrétien et orgiaque) chez Gagnon50, les différents types de personnages et leur cheminement chez Fisette51. Le souci d’inscrire Élie dans le parcours intellectuel de son époque ainsi que le croisement des esthétiques picturale et littéraire sont absents chez Gagnon ; Fisette par contre leur fait une place et, bien que la problématique de départ et le chemin parcouru soient différents, plusieurs de nos conclusions rejoignent les siennes. Plus récemment, Jacques Pelletier analyse les

47 J.-C. Falardeau, Notre société et son roman (108-109) ; R. Turcotte, « L’âpre conquête de la parole » [sur le journal intime dans le roman québécois], Voix et Images du pays, avril 1969 (18-19) ; A. Belleau, Le romancier fictif : essai sur la représentation de

l’écrivain dans le roman québécois, 1980 (82-84) ; J.-F. Chassay, « L’autre ville

américaine. La présence américaine dans le roman montréalais (1945-1970) », dans

Montréal imaginaire. Ville et littérature, 1992 (286-289). Les histoires littéraires

consacrent quelques pages au Élie romancier ; mentionnons la plus récente : M. Biron, F. Dumont et É. Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, 2007 (342-345). 48 Des textes d’Élie sont analysés par exemple dans les travaux sur La Relève d’A.-J. Bélanger (L’apolitisme des idéologies québécoises […], 164-166). Peu de chercheurs se sont arrêtés aux textes de critique littéraire ou artistique parus dans la revue.

49 F.-M. Gagnon, Chronique du mouvement automatiste […], notamment 70-71 et 501-504 ; J. Éthier-Blais, Autour de Borduas : essai d’histoire intellectuelle, 1979, 31-32, 35-36, 152 ; J.-P. Warren, L’art vivant […], notamment 29-32, 72-73 et 171-172. Dans son analyse de la correspondance Élie-Borduas, c’est surtout le rapport avec le peintre qui intéresse G. Lapointe (L’envol des signes […], 137-181) ; l’auteur projette sur ce rapport la lumière d’une autre relation épistolaire, celle qui avait uni auparavant Élie à Saint-Denys Garneau (ibid., 146-158).

50 M. Gagnon, Robert Élie, 1968.

51 J. Fisette, « La quête du réel dans l’œuvre de Robert Élie », 1971. L’auteur ne s’intéresse pas à aux liens entre l’esthétique d’Élie et la pensée des réformateurs chrétiens des années 1930.

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romans d’Élie à la lumière des positions de La Relève, sans revenir sur le jugement qu’il portait sur la revue en 1972 : la dénonciation du dualisme effectuée dans la revue camoufle, à ses yeux, le fait que le groupe soit au contraire promoteur d’un dualisme dont les romans d’Élie sont pétris52. Cécile Vanderpelen-Diagre lit en parallèle des textes sur Borduas et le roman La fin des songes : prometteuse et intelligente, son étude, inscrite dans une vaste synthèse, reste trop rapide pour aller au fond des choses53. Quant à Pierre Popovic, on retient son inspirante lecture parallèle d’un essai d’Élie paru en 1935 et de

Refus global54. De ces travaux, nous espérons synthétiser les réussites et revoir les imprécisions en tâchant de reconstituer l’univers intellectuel où Élie se situe afin d’éclairer sa façon de recevoir les œuvres et d’être lui-même créateur. Mieux que tout autre, le choix d’Élie invite à adopter une perspective interdisciplinaire puisque sa réflexion s’ouvre autant sur l’horizon littéraire que pictural55. Il nous serait apparu réducteur de limiter cette étude à l’une des deux disciplines en considérant que le pouvoir octroyé par Élie à la « poésie » concerne seulement la littérature en vers.

Nous l’avons dit, cette thèse se veut aussi une contribution à l’étude de La Relève. Comme c’est le cas pour l’œuvre d’Élie, La Relève et La Nouvelle Relève ont été étudiées et mises en contexte par un grand nombre d’ouvrages de synthèse, qu’il nous appartiendra de mieux évaluer au cours de cette thèse. L’histoire des revues québécoises56, de la

52 J. Pelletier, « La fin des songes et les contradictions internes du personnalisme chrétien », dans Décliner l’intériorité. Le roman psychologique des années 1940-1950 au

Québec, 2011, 77-94. Le même auteur donnait une lecture encore plus courte de La fin des songes dans « La Relève : une idéologie des années 1930 », 118-120.

53 C. Vanderpelen-Diagre, Mémoire d’y croire. Le monde catholique et la littérature au

Québec (1920-1960), 2007, 101-106.

54 P. Popovic fait le rapprochement entre « Rupture » d’Élie (La Relève, février 1936,

Œ, 23-26) et le « Refus global » de Borduas dans « Les prémices d’un refus (global) ». Le

même rapprochement est ébauché chez H. Poulin (« La Relève : analyse et témoignages », 71) et J. Fisette (« La quête du réel […] », 29).

55 Centrée, pour la période qui nous intéresse, sur Saint-Denys Garneau, l’étude d’A. Boisclair est remarquable par sa volonté de faire « l’histoire de la relation entre la poésie québécoise et la peinture » et d’étudier « la manière dont la peinture a pu nourrir l’esthétique ou les “manières de voir” des poètes québécois » (L’École du regard. Poésie

et peinture chez Saint-Denys Garneau, Roland Giguère et Robert Melançon, 2009, 19).

Quelques-uns de nos développements recoupent les siens.

56 A. Fortin, Passage de la modernité. Les intellectuels québécois et leurs revues, 1993, 118-119 et 135-138.

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critique littéraire57, de la poésie et des discours sur sa fonction58, les synthèses d’histoire des idées59, de la censure60, de l’édition61 et les analyses du discours social tiennent compte des positions de la revue. Le regard synthétique a les inconvénients de ses avantages : pour répondre à la question qui nous occupe, soit donner sens – en les analysant du point de vue de l’esthétique – aux contradictions qui semblent traverser le mouvement ou qui, du moins, peuvent donner lieu aux jugements contrastés évoqués plus haut, la plupart n’offrent pas de développements suffisants. Les méthodologies de certaines synthèses sont plus propres à marquer les continuités : ainsi le discours de La

Relève croise celui de L’Action nationale, de Cité libre et de l’Hexagone dans l’analyse

du discours social québécois entre 1937 et 1953 que propose Pierre Popovic62. Pour justes qu’elles nous aient paru de prime abord, les conclusions de telles analyses croisées demandent à être confrontées à une étude braquant la lunette sur la seule équipe de La

Relève.

Nous ne sommes du reste pas la première à le faire : des chercheurs ont consacré de longs développements ou des études entières à La Relève. La plupart, tout en proposant de divers points de vue des lectures valides des positions générales de la revue, l’ont abordée sous l’angle social et politique, et en tous cas sans s’interroger sur les prises de position esthétiques et les lectures des œuvres qui se déploient dans ses pages63. L’on tend à

57 J. Allard, Traverses de la critique littéraire, 1991, 29-53.

58 J. Blais, De l’ordre et de l’aventure. La poésie au Québec de 1934 à 1944, 1975 ; F. Dumont, Usages de la poésie […], 7-12.

59 Y. Lamonde, La modernité au Québec […], 91-96.

60 P. Hébert et É. Salaün, Censure et littérature au Québec […] (1920-1959).

61 La Relève et La Nouvelle Relève sont abordées par le biais des éditions de l’Arbre dans J. Michon (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle. Volume 2 : le temps des éditeurs (1940-1959), 2004, 33-41.

62 Après avoir annoncé la nécessité de dénouer les contradictions de La Relève, P. Popovic appuie son analyse sur des textes du début des années 1950. Roger Rolland, Gilles Marcotte, Ernest Gagnon et Gaston Miron sont sollicités pour construire un « symbolisme poétique à destination communautaire » dont La Relève, somme toute, paraît avoir donné la première « esquisse », « allusi[ve] et timide » encore, et non exempte de contradictions (La contradiction du poème […], 214-232 et notamment, pour les citations, 230 et n. 107).

63 Notamment A.-J. Bélanger, L’apolitisme des idéologies québécoises […] ; id.,

Ruptures et constantes […]. De même, H. Poulin ne consacre que quelques pages au

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