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Ces positions sur la Renaissance et le Moyen Âge ont été élaborées dans un cadre d’une réflexion portant sur le présent. Les inspirateurs de La Relève considèrent l’histoire de l’époque moderne, de la Renaissance aux années 1930, comme celle d’une graduelle dégradation, au bout de laquelle ce présent – le monde moderne – prend une apparence des plus sombres. Courante dans leurs écrits sans être employée de façon systématique, l’expression monde moderne désigne le monde contemporain61 tout en permettant de souligner le fait qu’il est issu des valeurs philosophiques de la Modernité62 et s’inscrit dans la continuité de la Renaissance.

L’histoire moderne obéit, selon Maritain et Berdiaeff, à une « dialectique » qualifiée de « tragique63 ». Il est possible de dire qu’ils ont de la dialectique une compréhension apparentée à celle de Hegel64, d’une part parce qu’ils l’appliquent à l’histoire, d’autre part parce qu’elle désigne un processus par lequel une idée-phare caractéristique d’une époque – ici l’humanisme –, peut se développer en suivant des directions opposées, et ainsi évoluer jusqu’au triomphe d’idées et de structures radicalement opposées à son esprit premier. Si l’humanisme de la première Renaissance

61 D. de Rougemont, Penser avec les mains, 36. Les auteurs diront aussi, par exemple, « notre monde » (E. Mounier, « Refaire la Renaissance », 148 ; Daniel-Rops, Éléments de

notre destin, 1939, 47).

62 C’est pourquoi l’utilisation de l’adjectif « moderne » est fréquente. Quelques occurrences : « l’homme moderne » apparaît chez E. Mounier (« Révolution personnaliste », 182), N. Berdiaeff (Un nouveau Moyen Âge, 4) et Daniel-Rops (Le

monde sans âme, 28-29, 61, 145, 149-150 et 198 ; Éléments de notre destin, 47 et 96) ;

« l’histoire moderne » est évoquée par N. Berdiaeff (Un nouveau Moyen Âge, 6, 20, 29, 103, 112, 118, 133, 142, etc.) et J. Maritain (Humanisme intégral, 585). On trouve également « l’âge moderne » (ibid., 382 entre autres), la « civilisation moderne » (ibid., 318), la « culture moderne » (ibid., 329) et « l’esprit moderne » (D. de Rougemont,

Penser avec les mains, 148).

63 N. Berdiaeff évoque « la dialectique tragique de l’histoire moderne » (Un nouveau

Moyen Âge, 38). Dans la section IV du chapitre I d’Humanisme intégral, intitulée « La

dialectique de l’humanisme anthropocentrique », Maritain identifie trois « tragédies » de la modernité, que nous détaillons plus loin (326-333).

64 Ni Maritain ni Berdiaeff ne se réclame nommément du philosophe allemand, que Maritain critique vertement. Leur façon d’asseoir leur philosophie sur une lecture de l’histoire et l’intégration à cette lecture d’un mécanisme de succession des différentes époques historiques, sans faire d’eux des héritiers de Hegel, permet néanmoins d’inscrire leur pensée, si antimoderne soit-elle, dans le mouvement de la philosophie moderne.

était animé d’un désir, reconnu somme toute comme légitime, de réhabilitation de l’homme terrestre par opposition à l’homme spirituel65, il aura donné naissance, par une série de dégradations successives, floraisons envahissantes du germe éclos à la Renaissance, à un monde où la valeur de l’homme est niée, oubliée, anéantie66. Soucieux de nourrir d’exemples précis cette continuité historique, Maritain détaille les étapes de cette décadence dans trois domaines distincts qui constituent autant de tragédies. De la « fière personnalité anthropocentrique » des débuts de l’âge moderne, image de l’homme qui demeure, malgré son ignorance de dieu, « hautaine et splendide, […] finalement bonne par essence », la « tragédie de l’homme » aboutit à « une dispersion, à une

décomposition définitive » ouvrant sur l’idée que « la personne individuelle […] est mûre

pour abdiquer au profit de l’homme collectif67 ». La « tragédie de la culture » voit le passage d’une simple valorisation de la nature à une volonté exclusive de « maîtris[e] de la nature extérieure », pour conduire enfin à une subordination de l’homme à des « nécessités […] techniques68 ». La troisième tragédie concerne l’idée que l’homme se fait de dieu, et repose sur une lecture des doctrines philosophiques dont l’évolution, au XIXe et au XXe siècles, se solde par la « mort de Dieu69 ».

De ces trois tragédies, Maritain conclut que l’époque moderne est « tragique », et ce, pour deux raisons. Les « vérités » qu’elle apporte, ses innovations positives – revalorisation de la vie humaine, conscience de soi, progrès scientifique, progrès social – s’autodétruisent sous l’effet des « faussetés » qui les ont accompagnées dès le principe. D’autre part (mais peut-être cela revient-il au même), on a oublié que les valeurs ayant

65 Voir notamment N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 13 et 38.

66 Un mouvement dialectique analogue est décrit par D. de Rougemont à propos de la raison, principe central selon lui de la culture bourgeoise qui s’affirme à partir de la fin du Moyen Âge : bonne en son principe, mais contenant les germes de sa propre destruction, la raison succombe à une « double fatalité » matérialiste et rationaliste (Penser avec les

mains, 32-36).

67 J. Maritain, Humanisme intégral, 326-329 (nous soulignons). L’image de la décomposition est aussi utilisée par E. Mounier, qui évoque la « moisissure du monde moderne » (« Refaire la Renaissance », 149).

68 J. Maritain, Humanisme intégral, 330-331.

69 Ibid., 333. L’auteur renvoie ici à la philosophie de Nietzsche et à l’athéisme contemporain, marxisme en tête.

favorisé l’éclosion de ces nouveautés positives ont jailli d’une source catholique70. Cette double critique fournit le matériel permettant de rejeter le mouvement d’ensemble du monde moderne tout en encensant, à volonté, certains de ses aspects. Il n’est nulle « vérité », pour ces penseurs profondément religieux, qui ne soit de source divine. En dégageant les fondements de ce raisonnement, nous pouvons apercevoir sur quoi repose ce constat tragique. L’analyse des grands principes que les réformateurs chrétiens voient à l’œuvre dans le monde contemporain s’accompagne dans leurs écrits d’un jugement sur sa marche quotidienne et sur les propositions concrètes qui y sont offertes aux hommes.

Principes antimodernes : du matérialisme et de la rationalité

Lorsqu’en 1932, Daniel-Rops intitule son essai Le monde sans âme, il expose un constat largement partagé sur le monde moderne. Les crises politiques et économiques des années 1930 sont considérées par la famille de penseurs qui nous intéresse comme les manifestations d’un drame plus profond71. Dans « Refaire la Renaissance », Mounier appelle avant tout à la « prise de conscience d’un désordre spirituel72 ». Cette carence spirituelle, ramenée par les uns à un problème de morale73 et ayant trait, pour les autres, davantage à une question philosophique74, est mise en évidence par leur interprétation de

70 Pour J. Maritain, l’humanisme occidental puise à des « sources religieuses » et « transcendantes » (Humanisme intégral, 301).

71 N. Berdiaeff affirme que toute crise historique se prépare par une crise de l’esprit, et précise : « Il y a eu quelque chose d’ébranlé et de détruit dans l’âme de l’homme moderne avant que ne s’ébranlassent et ne se détruisissent ses valeurs historiques » (Un nouveau

Moyen Âge, 4).

72 E. Mounier, « Refaire la Renaissance », 142.

73 Daniel-Rops, devant les misères et les menaces auxquelles fait face le monde contemporain (guerres, révolutions et crise économique), en appelle à la responsabilité de chacun : « La signification de cette misère et de cette déception est claire. L’explication est inscrite dans notre cœur. À la racine des antagonismes nationaux ou des conflits économiques, la même trahison se retrouve : la trahison de la charité. […] Replié sur soi, décidé à tout ramener à son égoïsme, l’homme moderne ne sait plus que c’est dans le don de soi que réside la plus haute expression de la personne humaine » (Éléments de notre

destin, 47). La vraie menace, ajoute-t-il plus loin, est donc « intérieure » (ibid., 49).

74 Les trois tragédies décrites par Maritain dans Humanisme intégral font état de cette crise spirituelle. Pour D. de Rougemont, le problème du monde moderne réside dans la

deux principes fondateurs de la modernité philosophique : le matérialisme et la rationalité. Principes opposés par ce qu’ils valorisent – matière ou raison, homme charnel ou homme intellectuel –, ils se rejoignent dans un commun refus du mysticisme et de l’indémontrable.

On est frappé de lire chez Mounier que le matérialisme désigne tout ce qui éloigne l’homme de l’esprit75. Cette critique du matérialisme, dont l’esprit se retrouve chez tous les auteurs ici étudiés, s’appuie dans un premier temps sur les développements graduels des sciences naturelles modernes. Parce que la physique, la chimie, la biologie et l’astronomie se basent essentiellement sur l’observation de phénomènes mesurables, leurs progrès sont conçus, plutôt que comme un élargissement des connaissances, comme une entreprise de rétrécissement du réel, lequel se voit coupé de son versant spirituel76. Tout en concédant que les progrès techniques issus des sciences naturelles constituent un bienfait pour l’humanité, ils peinent à voir, dans la vaste entreprise de mensuration du monde physique et de ses phénomènes qui précède et prépare cette modernisation, autre chose qu’une mise de côté définitive de l’esprit. Par ailleurs, il est bien entendu que le matérialisme au sens plus courant de valorisation exclusive et excessive des biens matériels et des satisfactions charnelles n’échappe pas à leurs critiques – nous y reviendrons dans un instant.

« [L]ieu commun fondamental » et « norme de vérité et d’action » de la société bourgeoise selon Denis de Rougemont77, le rationalisme est fustigé tout autant que le

séparation de l’âme et du corps plus que dans une déspiritualisation (c’est le propos

général de Penser avec les mains).

75 « Nous appelons matérialismes toutes tentatives de l’homme pour renoncer à une de ses trois missions d’être spirituel », écrit-il dans « Refaire la Renaissance », 153. Nous reviendrons sur ces missions spirituelles de l’homme.

76 À propos de Descartes, Mounier suggère : peut-être « exprima-t-il seulement en philosophie la faute qu’une civilisation commettait à côté de lui », mais « il a coupé la matière de l’esprit, […] a livré [l’univers], vacant, à la puissance des mathématiques. De l’étoffe du monde elles n’ont gardé que la surface mesurable et les jeux chiffrés […] » (« Refaire la Renaissance », 154).

77 D. de Rougemont, Penser avec les mains, 31. Notons ici que dans ce volume, de Rougemont dirige ses critiques non pas contre le monde, la société ou la civilisation

modernes, mais bourgeoises. Légèrement décalée par rapport à celle de ses

matérialisme. La raison des modernes, dans l’œil de nos réformateurs, se définit comme « la fonction mentale du raisonnement ou du discours », la « pure et simple puissance de raisonner, soit à faux, soit selon le vrai », écrit Maritain78. La raison ainsi conçue s’adonne au calcul ou à la déduction de pure logique, sans être ordonnée ou reliée à la connaissance de dieu et de la Vérité, qui est la fin de la Raison telle que la conçoivent les scolastiques ; de ce point de vue, la raison moderne s’occupe à des exercices jugés stériles. Le rationalisme est la valorisation de cette seule « raison » moderne au détriment de la « vraie » Raison79, faculté octroyée par dieu à l’homme et dont la fin dernière reste toujours la connaissance de dieu80. Ils refusent l’opposition établie par les modernes entre la raison et l’acte de foi : elle réduit, soutiennent-ils, le champ d’investigation de l’homme en excluant le mystère et l’intuition81. À cette raison moderne attachée au démontrable, qui usurpe son vrai sens au terme « raison », ils accolent des adjectifs qui se veulent dépréciatifs, tels que raison « logique », raison « discourante », raison « raisonnante, méfiante et organisatrice82 ». La critique de la raison moderne s’accompagne d’un reproche adressé à l’abstraction qu’elle favorise. Cette raison mathématique qui travaille à partir de figures ou de formules est détachée, sortie, abstraite du réel. De ce point de vue, le rationalisme est conçu comme le strict opposé du matérialisme, tout en étant aussi fautif que lui. À partir de cette opposition, un rien schématique, entre la raison logique et présent à partir de la montée de la bourgeoisie plutôt qu’à partir de l’anthropocentrisme de la Renaissance ; ses diagnostics cependant recoupent en plusieurs points ceux d’un Maritain et plus encore, d’un Mounier, avec qui il collabora à la revue Esprit.

78 J. Maritain, Antimoderne, dans Œuvres complètes, volume II, 1987 [1922], 942.

79 Daniel-Rops désigne le rationalisme comme une dégénérescence de la raison : « la raison abâtardie, séparée du réel, se dégrade en rationalisme, puis en rationalisation » (Éléments de notre destin, 78, nous soulignons).

80 J. Maritain, Antimoderne, 939. Rappelons avec G. Lurol que la remise en question du rationalisme n’est pas propre aux réformateurs chrétiens, et qu’elle occupe au début des années 1930 une large place dans les débats philosophiques : Bergson, Bachelard, Brunschwig, entre autres, y participent (G. Lurol, Emmanuel Mounier. Le lieu de la

personne, 15).

81 Pour D. de Rougemont, la raison du rationalisme bourgeois est « cette raison ennemie du singulier, et définie par son hostilité à tout ce qui se fonde sur le mystère » (Penser

avec les mains, 32). Selon Maritain, dès le XVIe siècle, « la raison du théologien de l’âge classique […] est devenue raison géométrique, ennemie du mystère » (Humanisme

intégral, 332). Voir aussi Daniel-Rops, Le monde sans âme, 188.

82 Dans l’ordre : Daniel-Rops, Le monde sans âme, 168 et 184 ; J. Maritain, Antimoderne, 943-945, 960, 962, 969 ; D. de Rougemont, Penser avec les mains, 32.

un réel complexe et changeant, on s’oppose aussi à une raison abstraite de ses conditions d’exercice, c’est-à-dire abstraite de cet ensemble de puissances et de cette hiérarchie qui devraient, dans l’esprit du croyant, gouverner la vie humaine. Une raison qui ne veut se fonder que sur elle-même pour poser des jugements, sans égards pour ces autres Raisons supérieures, cherche présomptueusement à s’abstraire. L’adjectif « abstrait » devient un reproche que l’on adresse à profusion83 ; il ne désigne plus un enrichissement de l’esprit humain par un affranchissement de la matière et par une autonomie accrue, mais une simplification et un appauvrissement.

Cette survalorisation par les modernes de la matière et de la raison et, par ricochet, leur dépréciation aux yeux des réformateurs chrétiens des années 1930 s’expliquent somme toute par la perte de l’esprit, qui pourrait unir ces deux éléments constitutifs du monde et de l’homme que sont la raison et la matière. Le monde moderne, expliqueront- ils, a perdu le sens des fins, perdu la notion de ce qui motive les actions et les entreprises humaines et de ce vers quoi elles sont dirigées84. Pour eux, la fin dernière de toute la vie

83 L’humanisme de la Renaissance et l’humanisme soviétique sont tous les deux abstraits selon E. Mounier (« Refaire la Renaissance », 158) et N. Berdiaeff (Un nouveau Moyen

Âge, 41-42) ; l’homme moderne, on le verra, est jugé abstrait pour toutes sortes de raisons

(Daniel-Rops, Le monde sans âme, 226 ; J. Maritain, Humanisme intégral, 382-383). 84 Chez D. de Rougemont, la notion de « commune mesure » permet de réactualiser l’idée des fins unificatrices d’une culture. Toute culture possède selon lui une « mesure » qui est comme un « rappel constant des fins que poursuit la culture » (Penser avec les mains, 49). La mesure de la culture bourgeoise est la raison (ibid., 45-47) : par la raison, elle poursuit sa fin qui est d’émancipation humaine. Or, toute mesure doit être, souligne partout de Rougemont, « commune », c’est-à-dire unificatrice de la pensée et de l’action, et embrasser « le tout de l’homme » (ibid., 44, 49-50, 62-63, 88, 115-116). La culture bourgeoise est en décadence précisément parce que la raison n’y est plus une mesure

commune. Les penseurs bourgeois se détachent de l’action, et qui plus est, conçoivent ce

détachement ou cette « distinction » comme une qualité, lorsqu’ils n’en font pas un dogme (ibid., 43-44). À l’inverse, on trouve normal que les questions spirituelles soient écartées par les hommes d’action (ibid., 18). Cette perte d’une mesure commune entre la pensée et l’action est reliée directement par de Rougemont à la perte du sens des fins : « La raison joue le rôle d’une force d’émancipation tant qu’elle met au service d’un idéal à conquérir [i.e. d’une fin] ses puissances conjuguées de critique et de mise en ordre ; mais une fois l’idéal conquis […], elle se dissocie fatalement, et l’ordre abstrait prenant le pas sur les facultés d’invention, il en résulte une tyrannie, qui s’appellera selon les cas rationalisation, rationalisme, raison d’état ou dictature » (ibid., 36). La fin bourgeoise d’émancipation partiellement atteinte, la raison s’est retournée contre l’homme : « tant qu’elle reste au service d’une fin qui comporte une unité vive, la raison [est] un

humaine, c’est-à-dire à la fois son terme et son orientation, est toujours spirituelle. En voulant rendre indépendants de la religion les domaines où s’exerce l’activité humaine, on a évacué leur sens ultime, qui devrait être l’élévation de l’homme vers dieu, et on a favorisé l’introduction de fins mauvaises, telles que le désir de jouissance ou d’avoir

raison85.

Prises de positions antimodernes

Les critiques adressées par nos auteurs à leur époque prennent fréquemment une forme plus concrète. Sans nier qu’un avancement de l’humanité soit possible, le culte du progrès est fustigé. Dans leur présentation du système libéral, ils procèdent à un renversement des valeurs menant à présenter comme des dégradations ce que la modernité nomme ses progrès86.

L’attitude des réformateurs à propos de la modernisation n’est pas sans ambivalence. Leurs attaques contre le matérialisme, fondées philosophiquement comme nous l’avons vu, ne sont pas étrangères aux développements de la technique et de l’industrie. Ils constatent que la modernisation tend à déshumaniser l’homme. La machine a dégradé les conditions de son travail, plutôt que de les alléger, en permettant

instrument [nécessaire] » ; mais « si la vision de la fin s’efface », comme c’est le cas ici, « aussitôt la raison s’émancipe et bientôt nous rend ses esclaves. Elle poursuit, sans souci

des fins dernières de l’homme, son œuvre de division réelle et d’organisation abstraite »

(ibid., 46-47, nous soulignons. Voir aussi ibid., 72-73).

85 Par exemple, pour Daniel-Rops, la principale cause du « désarroi contemporain » est « la soumission à l’économique » : sans affirmer qu’un souci de régulation économique est mauvais en soi, il juge inadmissible qu’il « soit présent[é] comme le but définitif,

supérieur, auquel doit tendre l’humanité » (Le monde sans âme, 44-46, nous soulignons).

86 « Il va de soi que ce mythe du progrès qui a contribué à substituer la logique à l’intelligence, l’activité matérielle à la recherche des causes, le quantitatif au qualitatif, pour nous est jugé » (Daniel-Rops, Le monde sans âme, 141). « En quoi consiste le progrès moderne, au point de vue intellectuel ? À substituer l’activité toute matérielle, valant et croissant seulement en quantité, de la raison purement discourante […] à l’activité ordonnée, valant seulement par la qualité, de l’Intelligence et de la Raison, abaissées, dégradées, ruinées peu à peu » (J. Maritain, Antimoderne, 54-55).

l’introduction du travail à la chaîne87. Mais surtout, l’amélioration des mécanismes de production a alimenté, sans en être responsable, un système basé sur la production et la consommation. Le matérialisme prend alors la forme d’un productivisme qualifié d’abstrait parce qu’il ne cherche pas à accorder la production aux besoins réels88. « Il n’y a pas de place pour la personne réelle dans l’engrenage perfectionné du productivisme moderne89 », écrit Daniel-Rops ; la critique ici devient métaphore : le système libéral est lui-même une machine aux engrenages perfectionnés entraînant l’homme sans retour dans son mouvement impersonnel et impossible à arrêter. Cette inadéquation entre la production et les besoins crée des appétits tout en exacerbant une « exigence de satisfaction » qui devient le moteur de l’agir humain90. « Notre civilisation est matérialiste », déplore Daniel-Rops91. Néanmoins, les auteurs sont attentifs à ne pas se montrer réactionnaires vis-à-vis des avancées techniques92. En facilitant la vie humaine, en allégeant le travail, elles pourraient rendre l’homme plus disponible à la spiritualité93. Daniel-Rops comme Mounier vont jusqu’à soutenir que la machine « prouve l’Esprit » : la force d’invention qui propulse la technique moderne et permet l’utilisation de la nature est qualifiée de « métaphysique » et associée à « l’intervention divine94 ». Machines et techniques modernes doivent être mises « au service de l’homme », et non l’inverse ; elles

87 Daniel-Rops, Éléments de notre destin, 206-208. Aussi E. Mounier, « Note sur le travail » (Esprit, juillet 1933), dans Œuvres, tome I, 281-282.

88 Daniel-Rops, Éléments de notre destin, 213-214. 89 Ibid., 72 (nous soulignons).

90 Ibid., 59 et 55. « [L]a tentation matérielle », écrit-il ailleurs à propos de son époque, est élevée « à la hauteur d’une nécessité mondiale » (id., Le monde sans âme, 112). Voir aussi N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 124.

91 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 128.

92 « Ce serait une grave erreur de répudier la machine, l’industrie et la technique, qui sont bonnes en elles-mêmes, et qu’il faut au contraire utiliser pour une économie d’abondance » (J. Maritain, Humanisme intégral, 509-510). Voir aussi E. Mounier,