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À l’instar de beaucoup d’intellectuels canadiens-français de son époque et des réformateurs français des années 1930, Élie pose un regard très critique sur le « monde

13 R. Charbonneau, « Henrik Ibsen » (R, mai 1934, 56-62) ; id., « François Mauriac » (R, septembre 1934, 62-75) ; id., « Dostoievsky [en 3 livraisons] » (R, janvier 1935, mars 1935 et 1935, 168-171, 203-204 et 242-244).

14 Pour ces années, nous avons un cahier non daté (cahier 34), un cahier que l’on peut dater de 1942 (cahier 40), et les cahiers où se trouvent les manuscrits des romans, inédits (Les naufragés, rédigé entre 1942 et 1945) ou publiés (La fin des songes, rédigé à partir de 1944), dans lesquels se trouvent aussi quelques notes et réflexions.

moderne » dont il dénonce le « désordre établi », d’après une expression chère aux auteurs de la Jeune Droite, de l’Ordre Nouveau et d’Esprit15.

La « civilisation moderne », le « monde moderne » et l’« homme moderne », que les textes d’Élie invitent dans un premier temps à définir comme la civilisation, le monde et l’homme contemporains, sont pris à partie tant dans ses essais politiques que dans les textes inédits. Le monde, tel qu’il est, est inacceptable : c’est la toile de fond commune à tous ses textes dits « politiques », qui cherchent à expliquer ce désordre et à indiquer des voies vers un renouveau qui ne se trouve ni dans le repli vers le passé, ni dans la fuite en avant. Dans le détail, la critique de la modernité telle que formulée par Élie se moule sur celle des réformateurs français des années 1930 en se rattachant au matérialisme et à la rationalité, deux « erreurs » qui sont au cœur de la civilisation moderne et responsables, selon lui, de sa défaillance.

On peut préciser le sens donné par Élie à l’adjectif « moderne » en remarquant qu’il s’applique à la période historique allant de la Renaissance au présent. Essentiellement, il définit cette période par un ensemble d’idées philosophiques sur lesquelles reposent les institutions et les systèmes politiques et économiques contemporains. Les balises de l’époque historique « moderne » sont définies à partir de différentes sources des idées et principes qui ont orienté l’histoire et façonné le monde contemporain. Tantôt, la Renaissance avec son « anthropocentrisme orgueilleux » est désignée comme point de rupture (« Le sens poétique », Œ, 11)16. Tantôt, « les “lumières” de Descartes et de la philosophie allemande » sont prises à partie pour avoir « mis à découvert » les « abîmes »

15 « Rupture », Œ, 23 et 25. Voir aussi L

A DIRECTION, « Positions », R, mars 1934, 3.

E. Mounier utilise l’expression dès l’avant-propos de Révolution personnaliste et

communautaire, dans Œuvres, tome I, 133. J.-L. Loubet del Bayle, qui attribue la formule

à Mounier, s’appuie sur le commun refus du « désordre établi » pour rapprocher les trois mouvements de jeunes (Les non-conformistes des années 30. Une tentative de

renouvellement de la pensée politique française, 1969, 183 et 243). Selon É.-M. Meunier,

l’expression remonte à Péguy (Le pari personnaliste. Modernité et catholicisme au XXe

siècle, 2007, 139-140).

16 C. Hurtubise identifie la même rupture : « Le monde atteint, en 1935, le fond de l’abîme qu’il se creuse depuis le commencement de la Renaissance […] » (« Primauté de la souffrance », R, 1935, 172).

où plonge le monde présent17. Ailleurs, Élie prend soin d’adapter cette lecture de l’histoire. Il se place alors dans un contexte strictement canadien et fait remonter la « rupture » à la Conquête britannique et à l’instauration du « libéralisme d’Angleterre » (« Rupture », Œ, 24)18.

Ces trois points de rupture ont en commun d’avoir instauré ou aggravé le règne de la raison et de la matière. En plaçant l’homme sensible et rationnel au centre de ses préoccupations et en proclamant sa souveraineté, la Renaissance l’a progressivement

coupé de ses racines spirituelles et de ses contacts avec une réalité qui n’est accessible ni

aux sens, ni au raisonnement. À partir de cette idée de coupure, Élie dira de l’homme moderne qu’il est divisé : en voulant « libérer la matière du spirituel », « on a divisé l’homme, multiplié les désirs » (« L’art dans la cité », Œ, 16)19. « Vie privée » et « vie publique », notamment, sont désaccordées pour former un monde tissé de « contradictions » (« Rupture », Œ, 23). Pour expliquer cela, Élie soutient que la Conquête a provoqué une dissociation entre les fins matérielles, gérées par l’État, et les fins spirituelles, domaine de l’Église. Résultat : « Sur aucun plan l’homme entier n’existait. Cette rupture se manifesta en l’homme, et la soumission au charnel devint une nécessité […] » (« Rupture », Œ, 23).

Cette association entre le dualisme de l’homme moderne et la séparation des pouvoirs spirituel et temporel instaurée par la Conquête (« Rupture », Œ, 25) invite-t-elle à rapprocher Élie de l’orthodoxie catholique et nationaliste québécoise, dont tout le discours de La Relève prétend se distancer20 ? Il faut prendre la peine de souligner combien rare est, dans le corpus élien, ce recours à l’histoire canadienne-française. Il est vrai cependant que la revue est loin d’avoir l’apanage de l’antimodernité dans le Québec

17 « Le Christ et l’ouvrier », R, avril-mai 1937, Œ, 39.

18 Élie inscrit alors son discours dans la continuité d’une tradition québécoise, reprenant le grand récit historique canadien-français qui sera, plus tard, utilisé par Borduas dans Refus

global (P. Popovic, « Les prémices d’un refus (global) », Études françaises, 1987, 26-27).

19 Le thème de l’homme divisé est présent chez d’autres collaborateurs de La Relève et on le retrouve notamment dans C. Hurtubise, « Saint François d’Assise », R, 1934, 99.

20 C’est grosso modo la lecture d’A.-J. Bélanger dans L’apolitisme des idéologies

des années 193021. Généralement avare de commentaires sur les écrits de ses compatriotes, Élie a laissé quelques notes sur Lionel Groulx qui permettent d’examiner de plus près ce possible rapprochement et, plus généralement, sa réception de la doctrine groulxiste. Mentionné dans la version publiée de « Rupture », Orientations de Lionel Groulx donne lieu à des notes et commentaires dans les cahiers22. Ce recueil d’essais a vraisemblablement fourni la matière historique permettant à Élie d’esquisser sa version canadienne de la division moderne, un élément qui ne figurait pas dans les plans et ébauches du texte précédant cette lecture23. Les notes d’Élie permettent en outre de s’interroger sur ses idées, au tournant de 1936, sur les rapports entre l’Église et le temporel : est-il nostalgique de ce régime français où « [l]’Église avait voix aux conseils et [où] la justice se rendait selon son esprit » (« Rupture », Œ, 23) ? Les passages d’Orientations où Groulx affirme que l’Église doit guider les peuples, les gouvernements et les États24 ne donnent lieu à aucun commentaire, qu’il soit positif ou négatif, de la part d’Élie – alors que d’autres affirmations du chanoine sont discutées ou contestées. Or, dans ces passages où le pouvoir spirituel est réputé devoir régir le temporel, Groulx fait reposer son argumentation sur des propos de Maritain – cités sans source, mais sans doute reconnus par Élie. Cela n’est pas anodin. Notre analyse a fait apparaître l’aspect « théocentrique », mais non cléricaliste des propositions de Maritain : le philosophe milite pour qu’une intention spirituelle régisse le temporel sans défendre l’ingérence de l’Église

21 On rencontre plusieurs exemples de cette antimodernité québécoise dans les présentations synthétiques réunies dans G. Gagné (dir.), L’antilibéralisme au Québec au

XXe siècle, 2003. J.-P. Warren donne un rapide aperçu de l’omniprésence des jugements

négatifs sur la modernité au Canada français entre la fin du XIXe siècle et 1950 (« Petite typologie philologique du “moderne” au Québec (1850-1950). Moderne, modernisation, modernisme, modernité », Recherches sociographiques, 2005, 510-512).

22 « Orientations de Lionel Groulx », cahier 2 (novembre-décembre 1935), FRÉ 02-1004- 1013, suivi de « Position personnelle », cahier 2 (novembre-décembre 1935), FRÉ 02- 1013-1018. Nous ne tenons pas compte ici de tous les aspects de la réception de Groulx par Élie, sur laquelle nous reviendrons.

23 On trouve plusieurs ébauches de « Rupture » dans le cahier 2 (novembre-décembre 1935) : FRÉ 02-0963-0965 ; 02-0977 ; 02-0988 ; 02-1002-1003. Elles sont centrées sur le diagnostic posé sur le monde moderne et la figure du bourgeois, en plus de présenter une importante interrogation sur le chômage, laquelle disparaîtra de la version publiée.

24 Voir notamment L. Groulx, Orientations, 1935, 19 et 24 (il retient l’appel à une « civilisation à empreinte théologique »).

dans les affaires temporelles. S’il est possible d’interpréter ses écrits de cette manière25, d’autres analyses ont démontré de façon convaincante que la pensée de Maritain donna lieu à une grande variété d’interprétations, des plus conservatrices aux plus libérales26. On est peut-être en présence de l’un de ces cas où la pluralité des lectures de Maritain fait apparaître le consensus. L’anticléricalisme affiché dans les écrits personnels d’Élie, sur lequel nous reviendrons, interdit à notre avis de lire ses essais politiques comme une reformulation du discours de l’orthodoxie.

Par ailleurs, si le sujet précis des rapports entre pouvoir spirituel et vie temporelle ne paraît pas préoccuper Élie au moment de rédiger « Rupture », il formule des critiques senties contre le rapport au passé qu’instaure la doctrine groulxienne. L’appel à la survivance se heurte à une volonté et à une conviction, celle de vivre, au présent.

Et maintenant qu’un ligueur du bon langage vienne me dire : Monsieur, n’est- ce pas que l’on survit ?

Je lui répondrais : Je ne sais pas, j’ai tel âge, serait-ce bête mais j’ai la certitude de vivre. Survivre à quoi, à qui27 ?

Nous sommes ramenée au thème de la division, car l’idée de survivance s’enracine dans une lecture de l’histoire. Or, le type d’histoire construite par Groulx28 n’obtient pas l’aval d’Élie, qui notera plus tard laconiquement, en guise de sous-titre à une « Lettre à l’abbé Groulx » : « La dialectique de l’histoire, ou distinguer pour désunir », formule où se

25 C’est cette interprétation qui, à terme, prévaudra au Québec, selon M. Gauvreau : le personnalisme québécois qui se développera dans les années 1940 et 1950 […] veut, tout en diminuant le cléricalisme, mettre la religion au centre de la vie (Les origines

catholiques de la Révolution tranquille, 2008 [2005], 60 passim).

26 Y. Cloutier souligne dans un autre contexte que « l’ambiguïté de la thèse maritainienne se prête à des usages très divers, voire opposés » (« L’influence de Maritain : un déterminant de la réception de Vatican II au Québec », 1997, 399). Analyser finement le sens donné par chacun à la « primauté du spirituel » permet de départager où se situent les divers acteurs du monde intellectuel de l’époque (Y. Lamonde, La modernité au Québec,

1. La Crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, 2001, 21-23 et 47).

27 « Position personnelle », cahier 2 (novembre-décembre 1935), FRÉ 02-1014. Voir aussi « Lettre à l’abbé Groulx », cahier 14 (avril-août 1937), FRÉ 03-0050-0055.

28 L’histoire telle que pratiquée par Groulx est décrite par Élie comme une « une recherche d’apologétique, d’édification », dans « Politique et histoire », cahier 3 (janvier- février 1936), FRÉ 02-1059.

dessine l’opposition entre deux maîtres, Groulx et Maritain29. Le souvenir de l’unité vécue sous le régime français peut certes servir d’« aiguillon de vie », mais l’utilisation des « ancêtres » et du « patrimoine » à la manière d’un « héritage » à faire fructifier replonge dans les manières bourgeoises et reproduit la division30. L’histoire, si elle n’est conçue, comme chez les réformateurs chrétiens, comme l’occasion d’une synthèse révélatrice et rénovatrice, ne serait que l’instrument d’une division plus grande. Cette ébauche de pensée historique reste néanmoins largement informulée chez Élie. Malgré la brève tentative, dans « Rupture », d’intégrer son appel au renouveau à une réflexion historique, ses recherches ne s’orienteront pas de ce côté31.

Il importe de souligner que les réserves d’Élie vis-à-vis de la doctrine de Groulx ne font pas leur chemin jusqu’aux cahiers de La Relève ; par ailleurs, on ignore si la lettre adressée à Groulx fut envoyée. Le chanoine est mieux traité dans les pages de la revue, où Jean Chapdelaine consacre une étude attentive et très admirative à son œuvre32, et où

Orientations fait l’objet d’un compte rendu fort sympathique de la part de Paul

Beaulieu33. Contrairement à Élie, Beaulieu ne relève pas l’idée de survivance, pas plus qu’il ne peint Groulx comme un homme tourné vers le passé : sa recension se clôt au contraire sur une citation où il appelle à « l’audace de vivre », après avoir mis l’accent sur sa compréhension de la jeunesse. Le nationalisme groulxien, envisagé ici comme la mission naturelle des Canadiens français et ouvert sur la possibilité d’un État

29 « Lettre à l’abbé Groulx », cahier 14 (avril-août 1937), FRÉ 03-0050 (Élie souligne). La formule renvoie à un titre de Maritain, Distinguer pour unir, ou Les degrés du savoir. 30 « Position personnelle », cahier 2 (novembre-décembre 1935), FRÉ 02-1014-1015. 31 Dans le plan d’un article qui n’a jamais été rédigé, Élie projette un appendice intitulé « D’une conception chrétienne de l’histoire » et ajoute, pour situer ce à quoi une telle conception s’oppose : « (Déficience de nos historiens : Groulx, Chapais) » (« Études [sur l’unité] », cahier 10 (décembre 1936-mars 1937), FRÉ 02-1601). Chapais est critiqué ailleurs pour « s’arrêter […] à une interprétation politique de l’histoire » (« Politique et histoire », cahier 3 (janvier-février 1936), FRÉ 02-1059). Témoin de ce que l’histoire est conçue de façon analogue aux réformateurs chrétiens des années 1930, mais aussi de ce qu’elle occupe une place seconde, l’appendice précédant de l’« Étude [sur l’unité] » est intitulé : « D’une juste critique du présent (enracinée dans le passé, mais surtout dans l’avenir. Sous le ciel des valeurs spirituelles et éternelles) » (cahier 10 (décembre 1936- mars 1937), FRÉ 02-1601).

32 J. Chapdelaine, « L’abbé Groulx », R, septembre 1934, 76-82. 33 P. Beaulieu, « “Orientations” », R, novembre 1935, 93-95.

indépendant, est présenté comme la doctrine d’un maître. Mais il semble que cette sympathie nationaliste, partagée par Robert Charbonneau34, s’estompe par la suite. Un an après la recension d’Orientations par Beaulieu paraissent les « Préliminaires à un manifeste pour la patrie », où l’équipe éditoriale prend ses distances par rapport à l’action nationale35. Groulx demeure, même à ce moment, intouchable. C’est ce que les cahiers d’Élie font apparaître. En effet, s’y trouvent des ébauches, de sa main, de larges passages du texte des « Préliminaires ». Or, les critiques nominales de Groulx présentes dans ces ébauches sont gommées du texte publié. Du texte rédigé par Élie :

La doctrine de l’abbé Groulx et de tous ceux qui le suivent, et même poussent jusqu’en ses conséquences ultimes cette doctrine, dit ceci : soyons maîtres économiquement et politiquement de Québec, puis après nous grandirons nous arriverons à cet âge d’or où des valeurs spirituelles, culturelles et vitales seront si bien établies que le monde rayonnera de notre grandeur. Voici un renversement de valeurs assez sordide […]36,

dans les « Préliminaires », on passe à :

Une doctrine qui dit : “Soyons maîtres de l’économique et du politique dans le Québec, et alors nous établirons solidement les valeurs spirituelles et culturelles”, est une doctrine de négation du spirituel qui risque de précipiter notre peuple dans le matérialisme37.

34 Charbonneau avait adhéré aux Jeune-Canada, lancés en décembre 1932 (cf. M. Ducrocq-Poirier, Robert Charbonneau, 1972, 26-30) ; il faut certes éviter de confondre le nationalisme des Jeune-Canada et celui de Groulx, tout en constatant que le mouvement, sans entrer dans le jeu partisan, est plus proche que La Relève de la politique active (voir Y. Lamonde, « Les Jeune-Canada ou les “Jeune-Laurentie” ? La recherche d’un nationalisme (1932-1938) », Les cahiers des Dix, 2009, 175-215). Le nationalisme de Charbonneau, pour qui l’indépendance du Québec est envisageable, est sensible dans les derniers paragraphes de « Notes sur la jeunesse. Jeunesse et régime », R, décembre 1935, 102-103.

35 R. Charbonneau et al., « Préliminaires à un manifeste pour la patrie », R, septembre- octobre 1936, 1-31.

36 « Nationalisme [ébauche des Préliminaires] », cahier 8 (sept.-déc. 1936), FRÉ 02-1413. 37 R. Charbonneau et al., « Préliminaires à un manifeste […] », 9.

Les critiques se font si discrètes qu’un certain J.-Conrad Lemieux peut réagir aux « Préliminaires » en chantant la gloire de la Laurentie et de « notre maître à tous, l’abbé Groulx38 ».