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Les écrits des réformateurs chrétiens des années 1930 qui nourrissent le groupe de

La Relève sont généralement le lieu d’un renversement de la leçon habituelle de l’histoire

moderne où Moyen Âge et Renaissance se succèdent en un passage de l’ombre à la lumière. L’usage de formulations en apparence opposées, telles que « refaire la Renaissance » et « un nouveau Moyen Âge », dissimule l’unité de leurs points de vue. Tous s’entendent pour affirmer que la Renaissance ne peut continuer à servir de phare pour le présent : sa splendeur et sa vivacité ne doivent pas faire oublier la faille qu’elle institue, à partir de laquelle le monde s’est progressivement dégradé. Leur regard sévère sur ce que tous considèrent comme le point de départ de l’époque moderne annonce assez bien le caractère antimoderne de leurs écrits. Définir cette antimodernité consiste à se munir d’outils pour comprendre ensuite les aspects modernes de leurs propositions, et ainsi de celles de La Relève. Si La Relève est un foyer de la modernité littéraire au Québec, il faut bien voir de quelle façon ce feu a été attisé.

Dire qu’on a épuisé ou « détourné20 » la Renaissance implique la reconnaissance, plus ou moins appuyée selon les auteurs, de l’importance de cette époque dont Maritain a pu dire qu’elle fut « humainement grandiose, riche de beauté, d’intelligence, de force

véritable, de vertu […]21 ». Pour Berdiaeff cependant, c’est la proximité du Moyen Âge chrétien qui explique l’abondance de « sève créatrice » et l’extraordinaire « confiance en soi-même » qui caractérisent la première Renaissance22.

Le regard sur la Renaissance est somme toute peu approfondi par la plupart des auteurs, qui y consacrent peu de pages23. Leur lecture de l’histoire a ceci de commun de faire d’elle, ne serait-ce que par quelque mention hâtive, un point à partir duquel tout se dénoue et à partir duquel leur appréciation du monde moderne prend sa source. Daniel- Rops, Berdiaeff, Mounier et Maritain affirment ensemble que la Renaissance s’achève en atteignant, au tournant des années 1930, sa dernière crise : c’est dire qu’il y a pour eux continuité – une continuité essentiellement négative – entre la Renaissance et le présent24. Cela explique le titre donné par Berdiaeff à la première partie de son livre – « La fin de la Renaissance » –, consacrée à dresser le portrait du monde moderne25. Pour Mounier, l’humanisme de la Renaissance s’écroule en affrontant un autre humanisme issu de lui : l’humanisme soviétique26. Daniel-Rops écrira dans le même esprit : « Avec la

21 J. Maritain, Humanisme intégral, dans Œuvres complètes, volume VI, 1984 [1936], 469.

22 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 24 et 8-9.

23 Paradoxalement étant donné le titre de son essai, E. Mounier évoque à peine la Renaissance dans « Refaire la Renaissance ». Maritain est celui qui approfondit le plus sa lecture de la période ; malgré tout, dans les pages d’Humanisme intégral consacrées à « La tragédie de l’humanisme » (chapitre I, 305-334), Maritain citera au banc des accusés Luther et Molina, mais aussi des philosophes plus tardifs tels Descartes, Rousseau, Hegel et Comte. Toujours chez Maritain, des trois figures de la « rupture » identifiées dans Trois

Réformateurs – ruptures qui, par la suite, vont s’aggraver, se développer, pour permettre

la dégénérescence que connaît le monde moderne –, une seule, celle de Luther, appartient vraiment à la Renaissance (J. Maritain, Trois Réformateurs. Luther – Descartes –

Rousseau, dans Œuvres complètes, volume III, 1984 [1925], 429-655). On pourra consulter un excellent résumé analytique de cet ouvrage dans É.-M. Meunier, Le pari

personnaliste […], 68-76.

24 L’idée que la crise de l’homme moderne trouve ses origines à la Renaissance est aussi relevée chez plusieurs auteurs « non-conformistes » par J.-L. Loubet del Bayle (Les non-

conformistes des années 30 […], 91 et 266).

25 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 3-83.

26E. Mounier, « Refaire la Renaissance », 158. Voir aussi id., « Révolution communautaire » (Esprit, janvier 1935), Œuvres, tome I, 184.

Renaissance a commencé une autre crise, qui atteint aujourd’hui sa plus grande violence […]27 ».

Ce grand reproche adressé à la Renaissance, cette rupture initiale, peuvent être résumés en un seul mot : la division. Par un oubli ou un mépris de la transcendance, la Renaissance aurait introduit dans tous les domaines, selon nos auteurs réformateurs, les germes de la division. Mais précisons. D’une part, l’homme, la nature et la cité sont, à partir de la Renaissance, séparés de leur principe divin ; d’autre part, une fois la donnée spirituelle ou divine mise de côté, la division s’installe progressivement entre le monde des choses et celui des idées, entre le matériel et le rationnel. La récurrence du lexique associé à la division est particulièrement frappante dans Un nouveau Moyen Âge : « rupture [de l’homme] avec son centre religieux28», mais aussi séparation,

dédoublement, scission, arrachement, puis à terme décomposition de l’homme.

L’humanisme renaissant et ses développements – « humanisme » étant ici entendu non pas au sens du retour à l’étude des textes anciens, mais dans ce qu’il signifie du côté de la définition et de la valorisation de l’être humain29 – sont plus précisément pointés du doigt. Chez Maritain, ce sont les questions des rapports entre la liberté et la grâce et de la définition de l’homme qui servent à cerner les positions des différentes branches de l’humanisme issu de la Renaissance30. Il soutiendra par exemple que l’oubli de dieu

27 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 51-52. Il reprend plus loin la même idée : « La civilisation machinique a accéléré une évolution dont les premiers symptômes peuvent être notés au quinzième siècle » (ibid., 107).

28 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 40.

29 La définition générale de l’humanisme selon Maritain indique bien que la notion doit être entendue en ce sens : « l’humanisme tend essentiellement à rendre l’homme plus vraiment humain et à manifester sa grandeur originelle en le faisant participer à tout ce qui peut l’enrichir dans la nature et dans l’histoire […] » (Humanisme intégral, 298). La notion est comprise de façon semblable par Berdiaeff : l’humanisme renaissant, écrit-il, « était […] un nouveau sentiment de la vie et un nouveau rapport avec l’univers », et non seulement « un mouvement des sciences et des arts » (Un nouveau Moyen Âge, 7).

30Elles sont réunies par Maritain sous l’appellation d’« humanisme classique » (J. Maritain, chapitre I, section II : « L’humanisme classique et le double problème de l’homme et de la liberté », et section III : « L’humanisme classique et l’attitude pratique de la créature en face de sa destinée », dans Humanisme intégral, 313-326).

s’insinue dans la théologie catholique au XVIe siècle, lorsque Luis Molina31 diffuse des thèses voulant que l’homme prend dans l’action une part d’initiative absolue et première, alors que pour la théologie médiévale, l’homme a la libre initiative de ses actes, mais une initiative seconde – dieu, par la grâce, gardant la première initiative32. Poussant à l’extrême cette idée voulant que la liberté et la grâce divine sont incompatibles, la « théologie du rationalisme » (sont cités Rousseau, Comte et Hegel) affirmera la liberté absolue de l’homme en mettant définitivement de côté la grâce33. Maritain relève également la conception de l’homme comme un être de pure nature et le transfert sur cette nature de toute transcendance34, autre façon de contribuer à l’évacuation philosophique de dieu. En définitive, ces différents « humanismes » issus de la Renaissance sont qualifiés par Maritain d’« anthropocentrique[s] », car ils oublient dieu en voulant mettre l’homme au premier plan de leurs préoccupations : l’humanisme classique est un « humanisme inhumain », parce que basé sur une fausse conception de l’homme35.

Moins précis dans ce qu’ils avancent, d’autres auteurs vont dans le même sens. Pour Berdiaeff, c’est l’humanisme lui-même, poussé à la limite de ses conséquences logiques, qui a tué l’humanisme : « À travers son auto-affirmation, l’homme s’est perdu au lieu de se trouver36 ». Un Daniel-Rops dira qu’à travers la culture humaniste, la notion d’homme a été remplacée par celle de l’humain, « cette monstrueuse abstraction » aux fins exclusivement terrestres37.

31 Jésuite, Luis Molina (1536-1600) déclencha la controverse au sein de l’Église en 1588 avec ses travaux sur les rapports entre le libre arbitre et la grâce divine. Ses écrits furent condamnés par Rome (« Molina », dans G. Reynal (dir.), Dictionnaire des théologiens et

de la théologie chrétienne, 1998, 320-321).

32 J. Maritain, Humanisme intégral, 315-317.

33 Ibid., 318. Maritain aborde aussi cette question de l’incompatibilité de la grâce divine et de la liberté humaine dans la doctrine protestante (ibid., 313-314). Pour Berdiaeff, « toute l’histoire […] des temps modernes » – époque, précise-t-il auparavant, fondée à la Renaissance – « fut l’expérience de la liberté humaine […] sans le secours d’en haut » (Un nouveau Moyen Âge, 11).

34 J. Maritain, Humanisme intégral, 313-322.

35 Ibid., 326. G. Lurol relève les différences sur ces questions entre Mounier, Maritain et Berdiaeff, et explique les influences croisées des deux aînés sur le fondateur d’Esprit (Emmanuel Mounier. Le lieu de la personne, notamment 75-83).

36 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 8. 37 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 226.

L’on serait porté à penser que les réformateurs chrétiens souhaitent tout oublier de la Renaissance. Ce serait une erreur. Ces penseurs partagent la même attitude à l’égard de l’histoire. Jamais avares de critiques, ils croient néanmoins que tout développement de l’histoire est porteur d’une signification, qu’ils chercheront à dégager et à mettre au jour, afin de s’en servir pour orienter la suite des choses. É.-M. Meunier fait de ce rapport à l’histoire l’une des trois composantes essentielles de l’« éthique personnaliste » qui caractérise le catholicisme du XXe siècle. Remplaçant l’« affirmation de l’existence d’un

ordre naturel, immuable, objectif, vrai, portion visible et temporelle de l’ordre éternel

créé par Dieu lui-même », l’éthique personnaliste soutient que « [d]ans et par l’histoire, Dieu se révèle encore aux hommes et [que] ceux-ci doivent être attentifs aux moindres signes des temps38 ». À une pensée fondamentalement hostile à la modernité s’intègre une des composantes de celle-ci, la prise en compte du mouvement, du changement.

Ainsi, Maritain ne s’oppose pas à la « réhabilitation de la créature » et du temporel opérée par la doctrine protestante et par l’humanisme renaissant39. Seulement, pour lui, cette mise en valeur de l’être humain n’a pas à se faire au détriment de la religion40. Elle aurait même été, écrit-il, « conforme aux lois de développement de l’histoire », et aurait été bonne, si les efforts et les progrès – car il y en a eu, surtout en ce qui concerne la « prise de conscience de soi » – avaient été faits « sous le signe de l’unité » et non de la division41. Berdiaeff cherche, de son côté, à donner un sens à cet « échec » de la Renaissance et de son humanisme :

[L]’apparition même de l’humanisme ne peut être considérée comme une pure défaite, comme un mal pur. Ce serait là un point de vue statique. L’expérience humaniste présente aussi une signification positive. Il était dans la destinée de l’homme qu’il la vécût. L’homme devait passer par la liberté et, dans la liberté, accepter Dieu. Là était le sens de l’humanisme42.

38 Pour les deux citations, É.-M. Meunier, Le pari personnaliste […], 27 et 30. 39 J. Maritain, Humanisme intégral, 324.

40 C’est ce qu’il précise dans l’introduction d’Humanisme intégral, 300. 41 Ibid., 323-325.