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Cohérente avec ce qui précède et toujours à rebours de la doxa moderne, la peinture du Moyen Âge par les réformateurs chrétiens des années 1930 est essentiellement positive. La division introduite à la Renaissance vient ruiner ce qui fait pour eux la grandeur du Moyen Âge : son unité. Cette unité avant tout spirituelle, qui attache de façon indivisible l’homme et le monde à dieu, leur permet de qualifier cette époque d’âge chrétien.

L’image de l’époque médiévale, ici encore appuyée sur peu de références concrètes et d’exemples précis43, nous parvient à travers le prisme de l’idée d’unité. Cette Europe d’avant la Réforme est avant tout caractérisée par une unité de foi et de doctrine, doctrine définie et gardée par les docteurs de la Sorbonne44. On sent chez Maritain un certain regret de cette unanimité médiévale, dont pourtant il sait et accepte qu’elle est à jamais révolue. Berdiaeff veut retenir que le Moyen Âge fut une époque de haute spiritualité : « les temps médiévaux furent éminemment religieux, […] ils allaient entraînés par la nostalgie du ciel [et] […] toute la culture […] était dirigée vers le transcendant et l’au- delà45 ». Maritain insiste également sur l’unité politique médiévale, incarnée pour lui dans le Saint Empire romain germanique46, qui réalise la coïncidence entre la société

43 Maritain, encore une fois, est celui qui donne le plus de justifications à ses jugements ; on lira en particulier, dans Humanisme intégral, la section I du chapitre I et la section III du chapitre IV, consacrés à la chrétienté médiévale. Mounier ne dit pratiquement rien du Moyen Âge. Quant à D. de Rougemont, il fait entendre une note discordante en affirmant : « Jamais l’Europe catholique [du Moyen Âge] n’a connu l’espèce d’unité que certaine polémique primaire reproche à la Réforme et à la Renaissance d’avoir rompue » (Penser avec les mains, 1936, 57). Si D. de Rougemont dresse un portrait des maux du monde moderne analogue à celui de ses contemporains réformateurs, il ne partage pas leur lecture de l’histoire : il identifie d’autres points de rupture, sur lesquels nous nous attarderons peu, puisqu’ils ne paraissent pas avoir retenu l’attention d’Élie et de son entourage.

44 J. Maritain, Humanisme intégral, 458-459.

45 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 139 (nous soulignons).

46 « [E]mpire d’Europe centrale [centré à l’origine sur l’Allemagne et l’Italie du Nord] fondé en 962 par Othon Ier le Grand et dissous en 1806[, qui] a connu diverses appellations au cours des siècles ». L’une des particularités du Saint Empire est « la compénétration du pouvoir politique et du pouvoir spirituel », laquelle prit différentes formes au gré des tensions entre ces deux pouvoirs (« Saint empire », dans M. Mourre,

temporelle et la société religieuse, et où le temporel peut être mis au service du sacré par « l’emploi de l’appareil institutionnel de l’État pour le bien spirituel des hommes et l’unité spirituelle du corps social lui-même47 ».

La conception médiévale de l’homme, telle que décrite par les réformateurs chrétiens des années 1930, contraste avec leur portrait de l’humanisme renaissant. Ainsi, les hommes du Moyen Âge ne se méprenaient pas sur la nature humaine : « On étonnerait beaucoup la plupart de nos contemporains, écrit Daniel-Rops, en leur disant que le plus misérable des paysans du moyen âge avait un sens de l’homme plus élevé que celui de notre civilisation tout entière48 ». Ce « sens de l’homme », que l’essayiste appelle plus loin « sens de l’être49 », renvoie, pour un catholique, à l’origine divine de cet être. C’est à partir du Moyen Âge que Maritain introduit la notion de personne : « Pour la pensée médiévale […], l’homme n’était pas seulement un animal doué de raison […], l’homme était aussi une personne », soit, précise-t-il, un « univers de nature spirituelle », au-dedans duquel dieu « est et agit » tout en « respect[ant] sa liberté50 ». Cette définition de l’homme admet la liberté humaine, mais maintient en même temps l’idée que dieu agit sur l’homme par le biais de la grâce. L’homme, tel que conçu au Moyen Âge, « est libre quand il agit sous la grâce divine », écrit Maritain51, relayé par Daniel-Rops : « L’Homme ne se croyait pas, comme aujourd’hui, libre de tout contrôle, évadé de toute limite religieuse ou morale : mais il savait que dans cette limitation même résidait le secret de son destin, et, l’acceptant, il était libéré52 ». Pour ces deux auteurs, l’homme médiéval est inséparable de dieu jusque dans sa liberté.

Le rapport médiéval au réel est caractérisé par son rattachement au monde spirituel ; pourtant, concevoir le monde de façon métaphysique ne conduit guère, selon Daniel- Rops, au mépris du matériel.

47 J. Maritain, Humanisme intégral, 461. 48 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 99. 49 Ibid., 163.

50 J. Maritain, Humanisme intégral, 306. 51 Ibid., 308.

L’exemple du moyen âge […] est là pour nous montrer par où s’accordent et

se touchent le sens aigu d’une réalité connue de la façon la plus familière et la

soumission à une vérité transcendante. […] Dans le plus humble des travaux existait cette “tension métaphysique” que donnent à la fois la connaissance précise du réel et le sentiment de sa signification surnaturelle53.

Le Moyen Âge représente, pour la plupart de ces auteurs, un idéal. Gardons-nous bien de l’affirmer sans explication : nous prenons ici le mot au sens que lui donne Maritain lorsqu’il forge, dans Humanisme intégral, la notion d’« idéal historique concret ». L’idéal historique concret se réalise à la jonction d’un « type spécifique de civilisation » – Maritain s’intéresse, bien entendu, aux civilisations chrétiennes – et d’un certain « âge de l’histoire54 ». Pour Maritain, une civilisation chrétienne porte jusque dans son organisation temporelle la marque du christianisme, mais elle peut prendre des formes diverses et se modifier au cours de l’histoire. « Il n’y a qu’une vérité religieuse intégrale », écrira-t-il ; « il n’y a qu’une Église catholique ; il peut y avoir des civilisations chrétiennes, des chrétientés diverses55 ». Le Moyen Âge constitue un idéal parce que l’une des formes possibles de civilisation authentiquement chrétienne s’y est réalisée.

Que le Moyen Âge soit un idéal ne signifie pas qu’il soit idéalisé. Sans surprise, Berdiaeff en rappelle le plus crûment les « aspects négatifs et vraiment ténébreux […] : la barbarie, la grossièreté, la cruauté, la violence, le servage, l’ignorance dans le domaine des connaissances positives de la nature, une terreur religieuse rythmée sur l’horreur des souffrances infernales56 ». Maritain, beaucoup plus discret sur les véritables zones d’ombres de cette époque57, identifie néanmoins, sans la présenter exactement comme un défaut, une lacune que la Renaissance aura cherché à combler, s’égarant en chemin. Le philosophe insiste beaucoup sur le fait que, par une sorte de « pudeur métaphysique »,

53 Daniel-Rops, Le monde sans âme, 209-210 (nous soulignons). 54 J. Maritain, Humanisme intégral, 437-438.

55 Ibid., 442.

56 N. Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, 139. Le « nouveau Moyen Âge » qu’il annonce est certes le retour à une période de haute spiritualité, mais c’est aussi le retour à une époque de barbarie (ibid., 72), dont le fascisme italien représente une des premières manifestations (ibid., 120-122).

57 Il évoque au passage les « conditions difficiles » de l’époque médiévale (J. Maritain,

Humanisme intégral, 382) ; sans le désapprouver en principe, il condamne les abus d’un

système où les forces du temporel peuvent servir à défendre – et donc, parfois, à imposer – la religion (ibid., 461).

l’homme médiéval détourne les yeux de la partie naturelle de soi-même, s’intéressant presque uniquement à sa partie surnaturelle58. Maritain voit partout la « même absence de regard délibérément réflexif de la créature sur elle-même » : ainsi, et pour ne prendre qu’un exemple, le mystère de la grâce et de la liberté et « la valeur propre […] de l’activité temporelle et “profane” » de l’homme ont été peu scrutés par les philosophes et théologiens du temps59. S’oubliant peut-être en étant « trop » tourné vers dieu, l’homme du Moyen Âge aurait pavé la voie à la réaction anthropocentrique de la Renaissance et de la Réforme.

Renaissance humaniste ; Moyen Âge héroïque, et dans cet ordre ! Ce défaut de réflexivité participe en effet, pour Maritain, de l’héroïsme du Moyen Âge, un héroïsme dont il faut bien comprendre qu’il se rapporte à la sainteté. Ainsi que le héros s’oubliant lui-même et mettant sa vie en danger pour sauver la veuve et l’orphelin, l’homme du Moyen Âge « s’oubli[e] pour Dieu », il est « ten[u] pour rien devant Dieu », et ce, afin de bâtir une société et une humanité entièrement sous le signe du sacré60. L’effort des réformateurs chrétiens des années 1930 sera de tenter, entre l’humanisme et l’héroïsme chrétien, d’ouvrir les voies d’une synthèse.

58 J. Maritain, Humanisme intégral, 307. 59 Ibid., 309.

60 Ibid., 312-313. Les écrivains catholiques de la première moitié du XXe siècle sont nombreux à inviter leurs lecteurs à choisir leurs héros parmi les saints, ou à assimiler les parcours spirituels à des « aventures ». Des dizaines de livres et d’articles sont consacrés à des figures contemporaines comme celles d’Ernest Psichari, du père de Foucauld, ou du lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey, ouvrages dont on trouve de multiples recensions dans La Relève (H. Ghéon, « Aventures “spirituelles” », dans Partis pris. Réflexions sur

l’art littéraire, 1923, 135-144 ; P. Beaulieu, « Ernest Psichari », R, mai 1935, 246-250 ;

C. Hurtubise, « Le père de Foucauld », R, février 1936, 187-188). D’autres mettent en scène des personnages fictifs comme celui de l’abbé Donissan dans Sous le soleil de

Satan de Bernanos (1926). Les mots de « passion », « violence », « lutte », « combat »

sont utilisés à foison lorsqu’il est question des grands saints tels François d’Assise ou Thomas d’Aquin (C. Hurtubise, « Saint François d’Assise », R, 1934, 98 ; id., « “Saint Thomas d’Aquin” de G.K. Chesterton », R, septembre 1935, 17).