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1. Arrière-plan philosophique « antimoderne » d’une esthétique « moderne »

1.1. Lecture de l’histoire : Moyen Âge, Renaissance, Monde moderne

Chercher à définir les relations entretenues par les réformateurs chrétiens des années 1930 à la modernité et au moderne ne peut faire l’économie d’un survol de leur lecture de l’histoire. Maritain et Berdiaeff, autant que de Rougemont, assoient leurs positions philosophiques et politiques sur une interprétation de l’histoire dont les éléments essentiels sont repris par Mounier et Daniel-Rops17.

Leur recours à l’histoire cristallise les paradoxes de leur rapport à la modernité. Tout en affichant leur volonté d’être antimodernes, ils font de l’histoire un usage moderne. En effet, lorsqu’ils mettent un place un système philosophique prétendant expliquer toute chose, ils s’appuient sur une narration historique. Voilà une posture qui ne se trouve pas chez Thomas d’Aquin ni chez les catholiques conservateurs18 et qui relève d’un rapport à l’histoire comme connaissance, propre à la philosophie des XIXe et XXe siècles. Hegel, Comte, Marx développent tous une philosophie de l’histoire, et Nietzsche veut dépasser l’histoire de la philosophie telle qu’elle se pratique : froide, positive, « progressiste ». Maritain est bien de son temps – n’est-ce pas un des sens de « moderne » ? – lorsqu’il entreprend de réfuter ces philosophes en travaillant avec les

17 Remarquons que Daniel-Rops poursuivra sa carrière, à partir des années 1940, comme historien de l’Église, entre autres avec une Histoire sainte en deux tomes (Le peuple de la

Bible [1943] et Jésus en son temps [1945], distribués à Montréal en temps de guerre par

les Éditions Variétés), puis L’histoire de l’Église du Christ, en 10 tomes, parus entre 1948 et 1965 (cf. C. Sorrel, « Daniel-Rops et l’Histoire de l’Église du Christ (1948-1965) »,

Revue d’histoire de l’Église de France, 2000, 669-684).

18 On trouve chez É.-M. Meunier un exemple du peu de cas que, pendant longtemps, le catholicisme fit de l’histoire : l’histoire de l’Église n’est enseignée dans les séminaires qu’à partir de 1880 (Le pari personnaliste […], 41, n. 11). On aurait craint auparavant, en rappelant l’existence d’une évolution dans la structure de l’Église comme dans l’interprétation du dogme, d’affaiblir la conviction de son infaillibilité. Meunier montre le contraste entre ces positions conservatrices et l’importance nouvelle accordée à l’histoire dans l’éthique personnaliste au tournant du XXe siècle, sous l’influence du positivisme (« L’exégèse historique du père Lagrange : jalons d’une rénovation théologique », dans

ibid., 37-52). En résumé, l’« exégèse historique » proposée par Lagrange consiste à

acquérir une connaissance historique scientifique des Anciens afin de pouvoir interpréter les textes avec les outils de ceux qui les ont écrits (ibid., 47). S’il s’agit ici d’exégèse biblique et d’histoire religieuse, et non d’histoire générale comme chez les auteurs qui nous occupent, Meunier néanmoins montre bien que l’importance accordée à l’histoire dans la pensée catholique du XXe siècle, qui ne fut pas sans susciter une forte opposition, participe d’une modernisation de cette pensée.

mêmes armes. Or, le militantisme de leur position vient problématiser leur usage de l’histoire. Les réformateurs des années 1930 aspirent à une connaissance sérieuse et assurée du passé tout en réaffirmant inlassablement la persistance et la vérité de valeurs immuables19. Ils ont vis-à-vis de l’histoire une posture relativement systématique, tout en refusant en général la systématicité de la pensée, insistant sur le fait que la raison doive être assez souple pour accommoder la foi. L’articulation d’une réelle volonté de penser l’histoire et d’une conception de l’histoire où l’agir humain n’est pas seul en cause, puisqu’il partage l’initiative avec la volonté divine, obéit à une logique du progrès spirituel qui demeurera problématique, et qui illustre bien la position en porte-à-faux de la pensée des réformateurs chrétiens des années 1930 vis-à-vis de la pensée moderne.

L’interrogation historique des réformateurs chrétiens n’est pas cependant une interrogation « historienne ». Il s’agit pour eux, dans les ouvrages qui nous occupent, d’utiliser l’histoire pour asseoir une réflexion sur le temps présent, sur le « monde moderne ». La lecture de l’histoire proposée par ces penseurs doit bien être comprise comme un outil pédagogique servant à expliquer les sources d’un état présent jugé intenable. Au début des années 1930, les traditions et l’ordre sont bousculés par une modernisation dont pourtant la crise économique contribue à révéler plus cruellement les failles essentielles. Or, certains idéaux de la modernité philosophique ont peut-être pénétré suffisamment pour rendre impossible, aux yeux de ces intellectuels, un repli vers le passé, vers cette tradition et vers cet ordre. En revanche, la crise, spirituelle autant qu’économique, a assez mis en évidence les insuffisances d’une pensée tournée exclusivement vers l’avenir et dirigée par l’idée de progrès. Pour chercher une voie médiane, il faut maintenant regarder le présent, le soumettre à une évaluation sévère et proposer des voies qui peuvent en partir.

19 La même tentative de conciliation entre la science et la religion se trouve chez le père Lagrange : « entre [l’]obstination [des catholiques conservateurs] à refuser l’apport de l’histoire et les dérives d’une science [moderne] insensible aux vérités du dogme, Lagrange propose une troisième voie : interpréter la Bible par les faits historiques tout en respectant scrupuleusement les dogmes » (É.-M. Meunier, Le pari personnaliste […], 45).

Ils cherchent à le faire en situant chaque époque et ses évolutions sur un axe allant de l’unité à la division, deux notions centrales pour ces auteurs. L’unité, dont la figure emblématique est le Christ incarné, est la valeur cardinale qui dirige l’effort pour franchir le fossé entre une modernité oublieuse de l’esprit et une religion ayant trop tendance à renier le monde. Faire de l’histoire, pour ces penseurs, c’est partir à la recherche de l’unité perdue en décortiquant les raisons de sa perte et se donner les outils pour la rebâtir. Conception de l’histoire dont on voit bien les inextricables liens avec la foi chrétienne, puisqu’il s’agit non seulement de découvrir et d’analyser ce qui fut et ce qui est – le passé, le présent – mais plus encore de promouvoir et de préparer ce qui devrait être et ce qui est

annoncé par les textes bibliques.