• Aucun résultat trouvé

v. Un processus créatif de transformation des normes

Les sociologues étudiant les controverses les présentent également comme des processus entraînant un changement : elles font évoluer les acteurs, les normes et les connaissances. Ce sont des processus d’apprentissage, à la fois individuel pour les parties prenantes et collectif pour la société dans son ensemble. Ainsi, « les disputes sont créatrices dans la mesure où elles produisent des déplacements, des changements de repères et contribuent à modifier durablement les prises sur le monde » (Chateauraynaud, 2004 : 199). Chaque collectif en affrontement dans la controverse réalise une définition précise de ses demandes et causes à défendre. Ces visions du monde sont, en même temps qu’elles se construisent, confrontées à celles des autres acteurs pour définir ce qui est certain et ce qui pose problème.

Dans cette perspective, la conception de l’acteur et de sa capacité d’action dans la controverse deviennent centrales. Michel Callon et Bruno Latour (2006 : 14) définissent un acteur comme « un élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre. (…) [Il impose] une temporalité en disant ce qui appartient au passé et de quoi est fait l’avenir, (…) et

en dessinant des chronologies. L’espace et son organisation, (…) les valeurs et les étalons, les enjeux, les règles du jeu, l’existence même du jeu, c’est lui qui les définit ou se les laisse imposer par un autre plus puissant ». Ainsi, les acteurs s’attribuent au cours de la controverse des rôles sociaux, à travers la construction de trames narratives identifiant les victimes et les bourreaux, les dominés et les dominants, les enjeux prioritaires, les acteurs légitimes, les arguments rationnels, etc. La controverse est donc un processus de construction des identités et de récits narratifs (Callon, 1981).

Au cours de la controverse sont aussi créés des réseaux sociaux. Par la mise en confrontation d’acteurs aux intérêts divergents, à l’intérieur des forums hybrides, la controverse engendre de nouveaux liens d’interconnaissance, des brassages culturels et des ajustements de positions qui modifient la manière dont les acteurs perçoivent le monde, et se perçoivent mutuellement. Ces relations font notamment évoluer les points de vue des uns sur les autres. Ainsi, « la controverse permet de dépasser l’opposition élémentaire entre les défenseurs de l’intérêt général et les défenseurs d’intérêts égoïstes, les représentants du progrès et les thuriféraires d’un mode de vie passéiste » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 : 63). La controverse amène les acteurs, qui parfois entrent en contact pour la première fois pendant son déroulement, à s’allier pour défendre une cause qu’ils découvrent être commune ou qu’ils ajustent, pour en intensifier la portée, ou à négocier avec les adversaires et, par-là, à nuancer leurs opinions. Chaque controverse devient « un nouveau chantier ; où sont testées des formes d’organisation et des procédures destinées à faciliter les coopérations entre spécialistes et profanes, mais également à rendre visibles et audibles des groupes émergents dépourvus de porte-parole officiels » (Ibid. : 66).

Pour ces auteurs, la place que joue l’incertitude au sein d’une controverse amène naturellement les acteurs à investiguer de nouveaux champs de connaissance, à rechercher des preuves appuyant leurs arguments et à les diffuser en justifiant leur interprétation des faits. La mise en lumière des incertitudes, opérée par la controverse, ouvre de nouveaux champs de recherche et facilite la réalisation de projets scientifiques autour de l’enjeu en question13. Le forum hybride crée un brassage de connaissances théoriques et pratiques qui vont enrichir la manière dont le problème est perçu collectivement. Outre la mise en relation d’acteurs, la controverse engendre donc aussi la mise en relation de connaissances et de problèmes. Les

différents types d’acteurs qui s’impliquent dans la controverse, avec leurs rationalités propres, leurs intérêts et leurs objectifs particuliers, construisent progressivement une définition de la situation, ainsi que des enjeux multiples que soulève le problème (Beck, 1986). Elle contribue de la sorte à l’émergence de pistes de solutions complexes mariant les enjeux scientifiques, technologiques, politiques et sociaux. Selon Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001), ce « triple inventaire » – des acteurs, des problèmes et des solutions – engendré par la controverse favorise l’établissement de diagnostics approfondis, l’exploration de mondes possibles multiples et finalement l’enrichissement des solutions. Ainsi, « la controverse permet de concevoir et d’éprouver des projets et des solutions qui intègrent une pluralité de points de vue, de demandes et d’attentes. Cette prise en compte, qui passe par des négociations et des compromis successifs, enclenche un processus d’apprentissage » (Ibid. : 61).

Dans cette perspective, la controverse est un processus de transformation des normes. En effet, en amenant les acteurs à ajuster leurs positions, leurs attentes et leurs actions, elle procède par une série d’évènements, que les sociologues ont appelé « épreuves »14, permettant de nouveaux consensus qui participent à la construction de sens commun. La controverse est donc un processus qui, d’une remise en question d’une thèse dominante, aboutit à la transformation des normes sociales. Ce changement se produit au gré des épreuves, c’est-à-dire par les différentes prises de décision des acteurs, modifications de pratiques, transformation des normes règlementaires, etc., et s’effectue par tâtonnements et ajustements réciproques.

Concernant l’élevage, la controverse procède donc d’une mise en relation d’acteurs et de connaissances dont l’enjeu est la modification de normes. Elle est liée à un travail en cours, par différents acteurs de la société, d’affectation de sens à l’activité de production animale et, plus globalement, à l’émergence de nouvelles façons de penser l’élevage et l’animal. Quelles sont les normes qui sont transformées par la controverse sur l’élevage ? Par qui et par quel(s) procédé(s) le sont-elles ? Quelles sont les nouvelles normes en devenir ? Autant de questions qui seront étudiées au cours de ce travail.

14 Voir notamment Francis Chateauraynaud (1998), Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001)

et Bruno Latour (1989) qui définissent l’épreuve comme une situation particulière entrainant un changement et au cours de laquelle les acteurs doivent s’engager.

B. Les enjeux d’une controverse