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i. Singularité et complexité de la controverse autour de l’élevage

Le sujet de notre étude, l’élevage, en fait une controverse particulière. Nous ne sommes pas, ici, face à une innovation sociotechnique à proprement parler comme il en est question dans certains textes fondateurs de la sociologie des controverses (Akrich, Callon et Latour, 1988), ni face à un débat sur les connaissances scientifiques (Callon, 1986; Latour, 1989). L’élevage est loin d’être une innovation – son apparition remonte à la Préhistoire et son développement au Néolithique – et, même si l’on choisit de ne s’intéresser qu’à l’élevage dans les formes qu’il prend à l’époque contemporaine, ce n’est pas non plus un simple objet. Nous nous intéressons ici à une activité professionnelle, économique et culturelle conduite par des principes moraux, faisant intervenir une diversité d’objets (outils, machines, infrastructures,…) manipulés par des humains pour l’élevage des animaux, complétés par une multitude de pratiques et d’actions immatérielles. Les enjeux de ce débat ne s’inscrivent pas uniquement dans la sphère scientifique : l’élevage interroge aussi bien les rapports entre les humains et les animaux, l’aménagement du territoire, la dimension culturelle et patrimoniale de l’alimentation, etc.

Finalement, appliquée à l’élevage, la définition de la controverse énoncée précédemment permet d’identifier non pas un, mais trois types de controverses formés par des arguments, des acteurs, des publics particuliers :

- des controverses cristallisées autour de situations précises (publication de nouveaux résultats scientifiques, réflexions sur la réglementation agricole, agenda politique, etc.). Leurs enjeux sont délimités dans le temps, et correspondent à un changement social concret dû à une prise de décision politique, à un changement de pratique, ou encore à la stabilisation d’une connaissance. Ces controverses sont de nature variable : les publics, arguments et rapports de force entre acteurs sont différents d’une controverse

cristallisée à l’autre. Nous évoquerons ce type de controverse en tant que controverses « cristallisées », controverses « situées » ou controverses « singulières » ;

- des controverses localisées organisées autour d’un projet d’élevage d’agrandissement ou d’installation. Elles concernent donc exclusivement des débats inscrits dans un territoire et impliquent la communauté locale sur le développement de l’agriculture à l’échelle du territoire. Les controverses localisées sont donc une forme particulière de controverse cristallisée structurée autour d’un territoire. Comme on l’a vu, au travers de ces conflits opposant généralement un ou des éleveurs à d’autres acteurs locaux (riverains, élus, voisins,…), des incertitudes quant à l’impact de l’élevage sur les territoires sont exprimées et des questions d’attribution locale de la confiance entrent en jeu. Nous ferons référence à ce type de controverse en tant que controverses « localisées » ;

- une controverse générale, indépendante de toute situation ou territoire particulier, sur l’élevage en général, qui se déploie principalement sur la scène médiatique et où les rapports de force s’expriment plutôt à travers les inégalités de ressources entre les acteurs pour l’accès à ces médias. L’enjeu de cette controverse s’inscrit dans une temporalité longue beaucoup moins évidente à définir, puisque qu’il porte globalement sur l’avenir de l’élevage, sur la forme future qu’il prendra et le sens commun que la société lui attribuera. Nous évoquerons cette controverse en tant que controverse « globale » ou « controverse systémique ».

Toutes ces controverses ne sont pas indépendantes les unes des autres et semblent même s’imbriquer les unes dans les autres. Il apparait toutefois difficile, du moins à première lecture, d’établir des relations hiérarchiques ou temporelles entre les différentes controverses autour de l’élevage : quel sujet est apparu avant l’autre ?, quelle controverse englobe l’autre ?, etc. On a, en somme, des controverses dans la controverse (Prochasson, 2007) qui forment un tout organisé et dont les liens suggèrent davantage des formes de réciprocité et de rétroaction que de véritables causalités temporelles ou hiérarchiques (Figure 4).

- Des réservoirs dans lesquels sont stockés l’information, les matériaux ou l’énergie, et qui correspondent aux ressources du système (par exemple le noyau de la cellule contenant l’information génétique) ;

- Une frontière entre l’ensemble des constituants du système et leur environnement. Elle est plus ou moins fixe et perméable, i.e. évolutive et permettant (dans le cas de systèmes ouverts) ou non (pour les systèmes fermés) les échanges avec l’environnement (par exemple la membrane cellulaire).

Selon Edgar Morin (Morin, 1977; Morin, 2007), l’une des caractéristiques principales d’un système est d’être dynamique. Les flux (d’information, de matériaux ou d’énergie) relient les éléments du système ou l’environnement du système à ses éléments. Des boucles de rétroaction qui permettent à des centres de décision de gérer ces flux pour ajuster le fonctionnement du système et assurer son autorégulation. Bernard Walliser (1977) précise cette définition en y intégrant les notions de systèmes (un système est constitué de sous-systèmes qui assurent la cohérence et l’autonomie de l’ensemble) et de permanence (le système subit des modifications dans le temps mais s’y adapte et persiste).

Selon Jacques Monod (1970) certaines propriétés du système résultent du fonctionnement global de l’ensemble et de la mise en relation des parties, et n’existent pas lorsque l’on considère ces parties isolément les unes des autres. Edgar Morin (2007 : 5) résume cette caractéristique d’émergence propre à tout système : « le tout est plus que la somme des parties ». Il ajoute que « le tout est aussi moins que la somme des parties », c’est-à-dire que certaines qualités des constituants sont inhibées par leur mise en relation avec les autres. Émergence et inhibition sont donc des propriétés inhérentes à l’organisation du système. « L’organisation considérée comme l’agencement de relations entre éléments produit une unité complexe ou système, dotée de qualités inconnues au niveau de ses éléments. Elle assure une solidarité relative à ces liaisons, donc une certaine pérennité au système, en dépit de perturbations. En d’autres termes, l’organisation transforme, produit, relie, maintient le système » (Lugan, 2009 : 46). Edgar Morin (2007) attribue également au système le principe hologrammatique (ou d’« implication mutuelle tout-partie »), selon lequel non seulement la partie est dans le tout, mais le tout se trouve également dans la partie : les différentes parties du système intègrent les propriétés de l’ensemble (par exemple, chaque cellule de l’organisme contient la totalité de l’information génétique nécessaire pour l’ensemble).

Selon Edgar Morin (2007), tout système est complexe par nature. Il attribue la percée du terme de « complexité » à l’Institut de Santa Fe qui l’emploie, à partir des années 1980, pour désigner des systèmes caractérisés par de très nombreuses interactions et à l’intérieur desquels ont lieu des processus difficiles à prédire et à contrôler. Par ailleurs, Jean-William Lapierre (1973) définit un processus comme un changement dans le temps (d’information, de matière ou d’énergie), et un système comme une mise en relation de différents processus.

Nous retiendrons donc de ces différentes approches qu’un système est constitué de différents éléments qui échangent les uns avec les autres, éléments pouvant prendre des formes variées y compris celles de processus ou de sous-systèmes, et dont la mise en relation et l’organisation fait émerger des propriétés que n’ont pas ces éléments pris indépendamment (dont celle d’autorégulation). Qu’en est-il lorsque l’on applique cette définition à une controverse ?