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i. Une société très majoritairement rurale

La première moitié du XIXème siècle est marquée par une rapide augmentation de la population : en l’espace de 45 ans, la France voit sa population s’accroître de 25%38. Cette évolution est principalement due à l’allongement de l’espérance de vie et à la diminution de la mortalité infantile. Nourrir cette population en expansion est un défi pour l’agriculture qui doit, parallèlement au phénomène, augmenter ses productions pour fournir les aliments nécessaires.

La population vit alors en grande majorité dans les campagnes39 et la majorité des français pratiquent l’agriculture (à plus ou moins grande échelle). Ainsi, au moment de l’instauration du suffrage universel en 1848, les paysans représentent près de 75% de la population, ce qui leur confère un poids politique considérable, et amènera les différents courants politiques à tenter de récupérer leurs votes (qui se tourneront en grande partie vers

38 La population française passe de 29 millions d’habitants en 1801 à 36,5 millions en 1846 (Risse, 1994). 39 Au milieu du siècle, moins de 10 millions de personnes vivent en ville (Risse, 1994).

l’Empire). Les années 1850 marquent toutefois le début d’un exode rural massif : les populations (commerçants, artisans, ouvriers agricoles surtout) s’éloignent de leur vie à la campagne en quasi-autarcie pour échapper à leur condition difficile ou pour profiter des nouvelles opportunités qu’offrent la ville et l’industrie (Mayaud, 2007). L’exode rural contribue à l’industrialisation du pays en fournissant aux usines une main d’œuvre importante et accélère l’urbanisation par l’arrivée de nouveaux ouvriers.

Le service militaire, rendu obligatoire en 1872, joue un rôle de catalyseur dans l’évolution des campagnes, en faisant se rencontrer des jeunes ruraux et urbains, et en forçant leur éloignement du cadre familial. « Catapultées hors de leurs villages à 20 ans, les jeunes recrues découvraient avec stupeur que le monde ne s’arrêtait pas à 6 lieues de la ferme paternelle ou du presbytère, qu’ailleurs on vivait autrement et que chez soi on pouvait vivre mieux » (Risse, 1994 : 138). La mobilité et le brassage des populations contribuent à la diffusion d’aspirations à d’autres modes de vie chez les populations rurales. À la fin du siècle, les conditions de vie s’améliorent progressivement dans les campagnes, notamment avec le progrès des communications et l’arrivée du train.

Malgré le départ vers les villes de certains d’entre eux, les paysans restent très majoritaires en France, tout au long du XIXème siècle : en 1911, ils représentent encore 55% de la population (Ibid.). Cependant, au début du XXème siècle, l’agriculture ne représente plus l’unique facteur de production du pays face à une industrialisation en plein développement. La population urbaine continue inexorablement de croître et son influence culturelle commence à pénétrer les campagnes. Progressivement, donc, le monde agricole se retrouve pris en tension entre le monde industriel et le monde urbain, tous deux en plein développement et berceaux de la « modernisation » dont on vante les mérites, et dont l’agriculture veut aussi sa part.

ii. L’âge d’or de l’agriculture

Le XIXème siècle est également un siècle de transformations agronomiques considérables. En productions végétales, par exemple, de nouvelles cultures se développent (dont la pomme de terre, le maïs, la luzerne), la jachère recule, les premiers engrais, à base de guano, sont produits, et les batteuses à vapeur font leur apparition. L’élevage se transforme

également : le développement de la zootechnie40, autour de 1850, entraine des changements de pratiques en alimentation des animaux, gestion de l’hygiène et logement du bétail. Des races bovines, ovines et équines sont spécialisées, voire crées, pour être plus productives : le rôle des animaux dans la fonction alimentaire grandit progressivement. Tous les types d’élevage voient leur cheptel augmenter. Pour Eric Baratay (2011 : 147), « l’époque constitue ainsi l’une des apogées de la présence et de l’utilisation des animaux domestiques autour des hommes ». Il explique cette explosion numérique par la modernisation industrielle et par un enrichissement progressif des agriculteurs, qui se retrouvent avec les moyens techniques et financiers de nourrir et de garder leurs animaux en meilleure santé. Ce sont finalement des relations centrées autour du travail qui se développent au cours de ce siècle entre les humains et les animaux domestiques.

Les nouvelles pratiques d’élevage permettent une augmentation de la production, parallèlement à une augmentation de la consommation. L’année 1847 marque un tournant dans l’histoire agricole avec le passage d’une aire de pénurie à une ère d’excédent alimentaire (Digard, 1990). La faim ne justifiant plus les moyens, cette situation aurait pu constituer une occasion, pour la société, de questionner voire de repenser son modèle alimentaire. Ce n’est toutefois pas le cas, et la consommation de produits animaux progresse rapidement. À Paris par exemple, avec l’amélioration du niveau de vie et de la population, les consommations de viande et de lait sont multipliées par deux au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle. La consommation de viande, en particulier, est alors un marqueur social de réussite et de richesse, et l’augmentation de l’élevage d’animaux répond à une demande sociale.

Concomitamment à la modernisation des exploitations, l’ensemble du secteur agricole se structure. Par son administration tout d’abord. A la demande du monde agricole, qui souhaite accéder à un statut professionnel analogue à celui du secteur du commerce et de l’industrie, sont créés les Chambres d’agriculture en 185141. Elles ont pour mission la défense des intérêts agricoles devant les Conseils généraux des départements. Leurs membres sont élus par et au sein des Comices agricoles, lesquels sont en charge de la diffusion du « progrès » dans les fermes. Le ministère de l’Agriculture est créé trente ans plus tard. Il prend en charge

40 Voir plus loin.

41 Lois des 25 février, 10 et 20 mars 1851 sur l'organisation des comices agricoles, des chambres et du conseil général d'agriculture.

la gestion des services sanitaires, des questions administratives et législatives, des références statistiques et de l’enseignement agricole et vétérinaire. La loi de 188442, autorisant la libre association professionnelle, mène quant à elle à la création des syndicats agricoles43 qui ont pour mission l’étude et la défense des intérêts agricoles, et qui promeuvent la professionnalisation et l’intégration au marché de l’agriculture (Mayaud, 2007). Le secteur agricole se dirige donc progressivement vers une forme d’auto-organisation, avec des structures gestionnaires dont les membres sont eux-mêmes issus du monde agricole et qui ont en charge la coordination de la profession avec l’administration publique. Une forme d’organisation sans doute facilitée par le poids démographique des agriculteurs au sein de la population générale et par la forte représentation de la notabilité rurale dans le corps des élus de la Troisième République (Barral, 1972).

L’enseignement agricole se structure lui aussi. Dès le milieu du XIXème siècle, des fermes-écoles sont installées dans les départements et quelques fermes-écoles d’agriculture sont ouvertes en région : la volonté est à la diffusion du métier. L’Institut National Agronomique est créé en 1875 ; il forme les premiers « ingénieurs » en agriculture, ce qui marque l’inscription du secteur dans une perspective de développement se rapprochant de celle des domaines techniques. On observe donc, tout au long de cette période, un mouvement de professionnalisation de l’agriculture s’inspirant du modèle de l’industrie. La mission de ce nouveau corps d’ingénieurs est d’organiser le développement agricole : « Les sources du XIXème siècle, de quelque origine idéologique qu’elles soient, conservatrices ou progressistes, valident toutes cette représentation […] selon laquelle le développement agricole ne peut venir que d’une application descendante des lumières de l’agronomie et dans la dénonciation de l’autonomie paysanne gagnée dans la Révolution » (Mayaud, 2007 : 37). La pluriactivité des paysans, en particulier, encore très présente dans les campagnes, est perçue par les agronomes comme un épuisement de la force de travail freinant la diffusion de l’innovation technique et l’augmentation de la productivité dans les fermes.

Les différentes productions se répartissent progressivement sur le territoire français et le paysage agricole prend peu à peu le visage qu’on lui connait : bovins dans l’Ouest et le Massif Central, porcs dans le Sud-Ouest, l’Ouest et le Nord, canards dans le Sud-Ouest. Laiteries

42 Loi du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels (loi Waldeck-Rousseau).

43 Deux syndicats sont créés : la Société des Agriculteurs de France, plutôt conservateur et dans une logique de contre-pouvoir, et la Société Nationale d’Encouragement à l’Agriculture, soutenant l’Etat et la République.

(coopératives ou privées) et abattoirs se développent, offrant de nouvelles opportunités de débouchés aux éleveurs. L’amélioration des routes et du train favorise le commerce national des produits de la ferme, et celle des bateaux et des machines frigorifiques permettent le développement d’échanges internationaux. L’agriculture passe donc progressivement « d’une économie et d’une mentalité d’autarcie à une économie d’échanges » (Risse, 1994). L’entrée de l’agriculture dans le commerce national et international renforce la fonction marchande attribuée progressivement au secteur, mais déjà des effets pervers liés aux échanges mondiaux se font sentir. Une crise économique touche le secteur dans les années 1870, en raison notamment de l’arrivée sur le marché de denrées venues des colonies, permise par cette amélioration des techniques de transport et de conservation. Pour y faire face, diverses lois protectionnistes régulent l’importation de viande et de bétail en soutien à l’élevage métropolitain (Ibid.). Le Crédit Agricole fait son apparition en 1876 puis des caisses locales, composées de notables locaux (propriétaires terriens, agronomes,…) et peu d’agriculteurs au départ, se développent dix ans plus tard, notamment sous l’impulsion du ministère de l’Agriculture. L’agrarisme de l’époque, mouvement social de défense des intérêts ruraux et « traditionnels », crée en effet un climat d’encouragement des crédits à long terme aux petites exploitations familiales, qui a pour effet de leur permettre d’acheter de l’équipement et du bétail, tout en asseyant l’influence républicaine dans les campagne (Barral, 1972).

On observe donc, dès le XIXème siècle, des mouvements en tension dans le développement agricole traduisant les incertitudes de l’époque : d’une part entre volonté de rayonnement international par le commerce et volonté de protectionnisme pour favoriser l’agriculture française, et d’autre part entre volonté d’industrialisation des fermes et volonté de soutien à l’exploitation familiale traditionnelle. L’agriculture bouleversée, en pleine construction d’un sens partagé au sein d’une société en transformation, est déjà l’objet de différentes visions.